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(De J.-C. 218-222)
I. Jamais je naurais pu me décider à écrire la vie dHéliogabale Antonin, qui fut aussi appelé Varius, et à faire connaître au monde que les Romains ont eu pour prince un pareil monstre, si déjà avant lui ce même empire navait eu les Caligula, les Néron et les Vitellius. Mais puisque la même terre produit le poison qui tue et le blé qui fait vivre, offre le remède à côté du mal, et donne naissance au serpent et à la cigogne, le lecteur attentif établira dans son esprit la compensation, puisque, pour opposer à de si monstrueux tyrans, il a pu voir Auguste, Vespasien, Titus, Trajan, Adrien, Antonin le Pieux, Marc-Aurèle. Il comprendra en même temps quels furent les jugements des Romains ; les bons empereurs ont régné longtemps et nont été enlevés au monde que par la mort naturelle : tandis que les autres furent tués, traînés ignominieusement, flétris comme tyrans : leurs noms même ne se prononcent quà regret. Ainsi, après la mort violente de Macrin et de son fils Diadumène, qui partageait lempire avec lui, et avait reçu le nom dAntonin, le pouvoir fut déféré à Varius Héliogabale, parce quil passait pour être fils de Bassianus. Cet Héliogabale fut prêtre de Jupiter ou du Soleil, et sétait arrogé le nom dAntonin, soit comme une preuve quil était issu de cette famille, soit parce quil savait que ce nom était tellement cher aux peuples que Bassien même, le parricide était aimé, à cause de ce nom. Il fut dabord appelé Varius, puis Héliogabale, comme prêtre du dieu Héliogabale dont il avait apporté le culte avec lui de Syrie, et auquel il éleva un temple dans Rome à lendroit même où lon voyait auparavant la chapelle de Pluton. Enfin, à son avènement au trône, il se fit appeler Antonin, et il fut le dernier empereur de ce nom.
Il. Il fut tellement dévoué à Semiamira sa mère, quil ne fit rien dans la république sans la consulter, tandis quelle, vivant en courtisane, sabandonnait dans le palais à toutes sortes de désordres. Aussi ses rapports connus avec Antonin Caracallus laissaient naturellement quelques doutes sur lorigine de Varius ou Héliogabale. Il en est même qui vont jusquà dire que le nom de Varius lui avait été donné par ses condisciples comme étant né dune courtisane et, par conséquent, du mélange de plusieurs sangs. On raconte de lui quaprès la mort dAntonin, quil regardait comme son père assassiné par la faction de Macrin, il se réfugia dans le temple du dieu Héliogabale, comme dans un asile, pour se soustraire à la cruauté de Macrin, qui, avec son fils, exerça dans lempire toutes sortes de débauches et de scélératesses. Mais cest assez parler du nom dAntonin, de ce nom sacré quil profana, et que toi, Constantin très saint empereur, tu respectes tellement, que tu as fait couler en or les statues de Marc-Aurèle et dAntonin le Pieux, pour les placer parmi celles des Constance et des Claude, comme étant du nombre de tes ancêtres, adoptant les vertus des anciens, si conformes à tes moeurs, et qui te sont si chères.
III. Mais revenons à Antonin Varius. Arrivé à lempire, il envoya à Rome des députés, pour exciter tous les ordres de lÉtat et même le peuple au nom dAntonin, qui nétait pas pour lui comme pour Diadumène un simple prénom, mais quil semblait devoir à son origine, puisquil signait Antonin fils de Bassianus ; il fit naître ainsi un violent désir de voir sa personne. Il eut pour lui la faveur dont le peuple accueille toujours les nouveaux princes qui succèdent à des tyrans, mais faveur qui ne se soutient que par des vertus éminentes, et que les princes médiocres ont bientôt perdue. Enfin, dès que les lettres dHéliogabale eurent été lues dans le sénat, on fit des voeux pour Antonin, on prononça des imprécations contre Macrin et contre son fils, Antonin fut dune voix unanime proclamé empereur, et, comme il est dans la nature des hommes de se laisser facilement aller à croire véritable ce quils désirent, tous les coeurs croyaient à ses vertus. Mais sitôt quil eut fait son entrée dans Rome, sans plus soccuper de ce qui se passait dans la province, il fit construire et consacra à Héliogabale un temple sur le mont Palatin auprès du palais impérial ; il affecta dy faire transporter et la statue de Junon, et le feu de Vesta, et le Palladium, et les boucliers anciles, enfin tous les objets de la vénération des Romains ; afin quà Rome on nadorât dautre dieu quHéliogabale. Il disait en outre que les religions des Juifs et des Samaritains, ainsi que le culte du Christ, seraient transportés en ce lieu, pour que les mystères de toutes les croyances fussent réunis dans le sacerdoce dHéliogabale.
IV. Lors de la première assemblée du sénat, il fit demander sa mère. À son arrivée elle fut appelée à prendre place à côté des consuls, elle prit part à la signature, cest-à-dire quelle fut témoin de la rédaction du sénatus-consulte : de tous les empereurs il est le seul sous le règne duquel une femme, avec le titre de clarissime, eut accès au sénat pour tenir la place dun homme. Il établit aussi sur le mont Quirinal un petit sénat, ou sénat de femmes, dans un lieu où se tenait auparavant la réunion des dames romaines aux fêtes solennelles seulement, réunion à laquelle nétaient admises que les femmes de consuls quon avait honorées des ornements consulaires ; cest une concession quavaient faite nos anciens empereurs, en faveur de celles surtout qui navaient pas leurs époux anoblis pour quelles ne restent pas elles-mêmes sans distinction. Mais ce sénat sémiamirique nenfanta que des édits ridicules sur les modes des femmes : on y décidait quel habit chacune porterait dans les rues de la ville ; quelle femme cèderait le pas à telle autre ; quelle était celle qui devait attendre le baiser de lautre ; à qui serait réservée la voiture, à qui le cheval de selle, à qui lâne ; et parmi celles qui avaient le droit de voiture, qui pourrait y atteler des mules, qui se ferait traîner par des boeufs ; parmi celles qui auraient le droit de monture, si la selle serait en pelleterie, en os, en ivoire ou en argent ; enfin qui aurait le droit de porter à sa chaussure de lor ou des pierreries.
V. Dans un hiver que lempereur passa à Nicomédie, comme il sy comportait de la manière la plus dégoûtante, admettant les hommes à un commerce réciproque de turpitudes, les soldats se repentirent bientôt de ce quils avaient fait, et se rappelèrent avec amertume quils avaient conspiré contre Macrin, pour faire ce nouveau prince : ils pensèrent donc à porter leurs vues sur Alexandre, cousin de ce même Héliogabale, et auquel le sénat, après la mort de Macrin, avait conféré le titre de César. Car qui pouvait supporter un prince qui prêtait à la luxure toutes les cavités de son corps, quand on ne le souffre pas dans les bêtes elles-mêmes ? Enfin il en vint au point de ne plus soccuper dautre chose dans Rome, que davoir des émissaires chargés du soin de rechercher exactement les hommes les mieux conformés pour ses goûts abjects et de les introduire au palais pour quil pût en jouir. Il se plaisait en outre à faire représenter chez lui la fable de Pâris. Lui-même y jouait le rôle de Vénus, et, laissant tout à coup tomber ses vêtements à ses pieds, entièrement nu, une main sur le sein, lautre sur les parties génitales, il sagenouillait, et élevant la partie postérieure, il la présentait au compagnon de sa débauche. Il arrangeait aussi son visage, comme on peint celui de Vénus, et avait soin que tout son corps fût parfaitement poli, regardant comme le principal avantage quil pouvait tirer de la vie de se faire juger apte à satisfaire les goûts libidineux du plus grand nombre possible.
VI. Il trafiqua et des honneurs, et des dignités, et de la puissance, tant par lui que par ses gens et les ministres de ses turpitudes. Il conféra la dignité de sénateur sans aucun discernement dâge, de cens, de noblesse, ne reconnaissant dautre mérite que largent ; il vendit les charges de préfets de tribuns, dambassadeurs, de généraux darmée, et jusquaux intendances et autres offices du palais. Les cochers Protogène et Gordius furent dabord ses compagnons dans les courses de chars, puis ses complices dans tous les actes de sa vie. Il aima un certain Hiéroclès avec tant de passion, que, chose honteuse à rapporter, il lui baisait les parties naturelles, disant quil célébrait ainsi les mystères de Flore. Il commit un inceste avec une vestale. Il profana les choses les plus révérées du peuple romain en enlevant les simulacres des dieux. Il voulut éteindre le feu sacré. Et ce nest pas seulement les religions de Rome quil voulut abolir ; mais, sefforçant détablir dans le monde entier le culte unique de son dieu Héliogabale, il pénétra, profané quil était par la corruption de ses moeurs et saccompagnant de gens aussi impurs que lui, dans le sanctuaire de Vesta, où nont accès que les vierges consacrées et les pontifes ; ayant voulu enlever le simulacre de la déesse, il prit pour la véritable une statue qui, malgré son apparence, nétait quune fausse idole substituée par la grande vestale ; mais, ny trouvant rien dextraordinaire, il la brisa en éclats : ce qui ne fit rien perdre à ce culte, parce quon en avait, dit-on, fait faire plusieurs semblables, afin quon ne pût jamais emporter la véritable. Il enleva néanmoins une statue, quil croyait être le Palladium, et layant fait dorer, il la plaça dans le temple de son dieu.
VII. Il se fit aussi initier aux mystères de la Mère des dieux, et sarrogea le taurobole, afin de pouvoir enlever la statue de la déesse et surprendre tout ce qui servait à son culte et que lon tenait inviolablement caché aux profanes. On le vit dans le temple au milieu deunuques fanatiques, agiter sa tête en tous sens, se lier les parties de la génération, faire enfin tout ce que font ordinairement les galles ; puis, la statue de la déesse une fois enlevée, il la transporta dans le sanctuaire de son dieu. Il représenta Vénus pleurant Adonis, avec tout lappareil de gémissements et de contorsions qui caractérise en Syrie le culte de Salambo ; il donnait ainsi lui-même un présage de sa fin prochaine. Il déclarait hautement que tous les dieux nétaient que les ministres du sien, assignant aux uns le titre dofficiers de sa chambre, à dautres celui de ses valets, à dautres enfin différents emplois près de sa personne. Il voulut faire enlever du temple de Diane à Laodicée les pierres quon appelle Divines, quOreste y avait placées, celle même de la déesse quil avait mise dans son sanctuaire. Oreste, toutefois, ne sétait pas contenté dy apporter une seule statue de Diane, ni den avoir mis en un seul endroit ; mais il en avait mis plusieurs en différents lieux. Après sêtre purifié suivant une réponse de loracle, dans les eaux de lÈbre, Oreste avait bâti sur ses bords, à lendroit où il se joint à deux autres fleuves une ville que de son nom il avait appelée Oresta et que doivent ensanglanter de fréquents sacrifices humains. Lempereur Adrien changea le nom de cette ville pour lui donner le sien propre, lorsquun oracle lui répondit que, pour guérir de la manie furieuse dont il était affecté, il fallait quil entrât dans la maison dun furieux ou quil en prit le nom. De ce moment commença, dit-on, à se calmer cette maladie, dans un des accès de laquelle il avait donné ordre quon mît à mort un grand nombre de sénateurs. Cest à loccasion de leur conservation quAntonin reçut le nom de Pieux, parce quon les croyait tous morts par lordre du Prince et que depuis il les ramena au sénat.
VIII. Il sacrifia aussi des victimes humaines, et faisait recueillir à cet effet par toute 1Italie des enfants nobles et beaux ayant leurs pères et leurs mères afin, sans doute, que la douleur fût plus grande pour chacun des deux parents. Il sentourait de toutes sortes de magiciens qui travaillaient chaque jour avec lui, encouragés par ses exhortations, et les actions de grâces quil rendait aux dieux de leur avoir trouvé des amis, quand ils consultaient les entrailles des enfants, et écorchaient les victimes suivant le rite de leur nation. Quand il reçut la dignité de consul, ce ne fut ni des pièces dor ou dargent, ni des pâtisseries, ni des viandes découpées, mais des boeufs engraissés, des chameaux, des ânes et des cerfs, quil fit distribuer au peuple disant quil était de la dignité impériale de le traiter ainsi. Il attaqua avec acharnement la réputation de Macrin, et surtout celle de Diadumène, à cause du nom dAntonin quil avait pris, lappelant Pseudo-Antonin, par allusion au Pseudo-Philippe, et par dépit de lui entendre donner les titres de très vaillant, très bon, très grave, très sévère tandis quil était fort adonné à la débauche. Enfin il força plus dun historien de sa vie, dy écrire les choses les plus infâmes, les plus révoltantes sur son avidité pour les plaisirs. Il établit des bains publics dans les bâtiments du palais, et en même temps y admit le peuple, afin de connaître ceux qui étaient le mieux conformés pour ses goûts dépravés. Et il sattacha à faire rechercher dans toute la ville, jusque parmi les matelots, sous le nom de monobèles, ceux dont la virilité paraissait le plus prononcée.
IX. Comme il voulait porter la guerre chez les Marcomans, quAntonin avait glorieusement défaits, on lui dit que cétait par le moyen des Chaldéens et des Mages, et en employant des enchantements, que Marc Antonin les avait maintenus dans la soumission et dans lamitié du peuple romain. En vain demanda-t-il quelles étaient les paroles magiques employées, et en quel lieu elles étaient consignées ; on les fit disparaître : on savait trop bien quil ne les recherchait que pour en détruire le charme et renouveler ainsi la guerre ; dans lespérance, surtout, daccomplir loracle quil connaissait, daprès lequel la guerre des Marcomans serait terminée par un Antonin : prétention dautant plus ridicule, que ce nom quil profanait il se létait arrogé par usurpation, et que, objet de la risée publique, on ne lappelait que Varius ou Héliogabale. Or, il était trahi surtout par ceux qui saffligeaient de se voir préférer dautres hommes plus riches et mieux conformés queux pour subir ses turpitudes. Cest alors que lon commença à penser à se défaire de lui. Voici ce qui se passait à lintérieur du palais.
X. Mais les soldats ne purent souffrir quun pareil fléau se voilât du titre dempereur : ce furent dabord des conversations secrètes ; puis ils parlèrent hautement dans les cercles, penchant tous pour Alexandre, que déjà le sénat avait déclaré César en même temps que Macrin, cousin de cet Antonin : car ils avaient pour aïeule commune Varia ; doù le nom de Varius avait été donné à Héliogabale. Un certain Zoticus fut si puissant sous lui, que tous les autres grands officiers le traitaient comme sil eût été le mari de son maître. En outre, ce même Zoticus, abusant de ce titre de familiarité, donnait de limportance à toutes les paroles et actions dHéliogabale, ambitionnant les plus grandes richesses, faisant aux uns des menaces, aux autres des promesses, trompant tout le monde, et quand il sortait dauprès du prince, allant trouver chacun, pour leur dire : « Jai dit telle chose de vous ; voilà ce que jen ai entendu sur votre compte ; telle chose doit vous arriver, » comme font tous les gens de cette sorte, qui, admis auprès des princes à une trop grande familiarité, vendent la réputation de leur maître, quil soit mauvais ou bon ; et grâce à la sottise ou à linexpérience des empereurs, qui ne saperçoivent de rien, se repaissent du plaisir de divulguer des infamies. Il se maria et consomma le mariage, ayant un garçon de noce qui lui criait, « Perce, enfonce ; » et cela pendant que Zoticus était malade. Il demandait ensuite aux philosophes et aux personnages les plus graves, si dans leur jeunesse ils sétaient laissé faire les mêmes choses que lui, et cela dans les termes les plus éhontés : car jamais il ne ménagea les paroles déshonnêtes, allant jusquà représenter des obscénités avec ses doigts, habitué quil était à fronder toute pudeur dans les assemblées et en présence du peuple.
XI. Il choisit parmi les affranchis des gouverneurs de provinces, des ambassadeurs, des proconsuls, des chefs militaires ; enfin il souilla toutes les dignités en les conférant à ce quil y avait de plus ignoble en dissolution. Ayant invité à des vendanges des amis de distinction, il sassit auprès des corbeilles, et se mit à demander à chacun des plus graves personnages, sil sacrifiait encore à Vénus. A mesure que les vieillards rougissaient, il sécriait : « Il a rougi, cela va bien, » prenant ainsi pour signe dapprobation leur silence et la rougeur qui leur montait au front. Voyant enfin tous les plus anciens rougir et se taire, parce que leur âge ou leur dignité repoussait une telle indiscrétion, il se tourna vers les plus jeunes, et se mit à leur faire toutes les questions possibles. Recevant de ceux-ci du moins des réponses analogues à leur âge, il commença à être plus gai, et dit que cétait là célébrer les fêtes de Bacchus dune manière digne de ce dieu. Cest lui, dit-on, qui imagina quaux fêtes de la vendange il fût permis aux esclaves de débiter sur leurs maîtres, et en leur présence, des vers burlesques, tels que lui-même en avait composés, et surtout en grec. La plupart sont rapportés par Marius Maximus dans la Vie dHéliogabale. Parmi les amis dépravés qui lentouraient, il y avait des vieillards, et des espèces de philosophes, qui mettaient sur leur tête des coiffes à réseau, qui disaient se prêter à certaines turpitudes, qui se vantaient enfin davoir des maris. On pense généralement quils inventaient ces mensonges pour entrer plus avant dans les bonnes grâces du prince par limitation de ses vices.
XII. Il nomma préfet du prétoire un danseur qui avait été histrion dans Rome ; il mit à la tête de ses gardes de nuit le cocher Gordius, et nomma commissaire des vivres Claudius Censor ; toutes les autres charges furent distribuées suivant que lénormité de leur membre lui rendait les gens recommandables. Il établit procurateurs du vingtième sur les successions un muletier, un coureur, un cuisinier et un serrurier. Toutes les fois quil se rendait soit au camp, soit au sénat, il se faisait accompagner de son aïeule Varia, dont nous avons parlé plus haut, afin que son autorité lui donnât plus de dignité, puisquil en avait si peu par lui-même : avant lui, comme nous lavons déjà dit, jamais femme ne fut admise à venir au sénat donner son opinion et sa signature. Dans les festins, il se plaçait de préférence auprès des hommes prostitués, il prenait plaisir à leurs attouchements, et jamais il ne recevait de personne, plus volontiers que de leurs mains, la coupe, après quils avaient bu.
XIII. À travers tous les maux inséparables dune vie si désordonnée, il fit éloigner de lui Alexandre, quil avait adopté, disant quil se repentait de cette adoption : il manda au sénat de lui retirer le titre de César ; mais le sénat à cette proposition garda un silence complet, car cet Alexandre était un excellent jeune homme, qui, plus tard, se montra digne de lempire, mais qui déplaisait à son père parce quil nétait pas vicieux. Il était son cousin, et, suivant quelques-uns, il était aimé des soldats, bien vu du sénat et de lordre des chevaliers. La fureur dHéliogabale le porta jusquà souhaiter sa mort. Il aposta des gens pour lassassiner, et voici le plan quil adopta : il feignit dêtre épris damour pour un nouveau jeune homme, et se retira dans les jardins de la Vieille Espérance, laissant au palais sa mère, son aïeule et son cousin. Lordre était donné dégorger pendant ce temps ce jeune prince vertueux et si nécessaire à la république. Il adressa aussi à larmée une lettre par laquelle il commandait quon ôtât à Alexandre le titre de César. Il envoya dans les camps couvrir, de boue les inscriptions de ses statues, comme on a coutume de faire pour les tyrans. Il dépêcha aussi aux gouverneurs du jeune prince, avec promesse de biens et dhonneurs, lordre de le faire mourir de la manière quils voudraient, soit au bain, soit par le poison, soit par le fer.
XIV. Mais les méchants ne peuvent rien contre linnocence : aucune violence ne put amener qui que ce fût à se charger dun pareil crime ; au contraire, les traits quil préparait aux autres se tournèrent contre lui-même, et il fut tué par ceux quil avait chargés de commettre le meurtre. Aussitôt quon eut vu les inscriptions des statues souillées de boue, la fureur des soldats fut à son comble : les uns veulent quon se porte au palais, les autres quon aille aux jardins où était Varius, afin de venger Alexandre, et de chasser du sein de la république cet homme impur, qui méditait le parricide. Arrivés au palais, ils trouvent Alexandre avec sa mère et son aïeule ; ils les gardent avec la plus grande sollicitude ; puis les emmènent dans le camp. Semiamira, la mère dHéliogabale, inquiète sur le sort de son fils, les avait suivis à pied. De là on partit pour les jardins, où lon trouva Varius se préparant à une course de chars, tout en attendant avec anxiété la nouvelle de la mort de son cousin. Épouvanté par le bruit soudain des soldats, il se cacha dans un coin et se couvrit dune tapisserie qui était à lentrée de sa chambre. Il envoya de ses officiers, les uns pour apaiser les soldats dans le camp, les autres pour calmer ceux qui avaient déjà pénétré dans les jardins. Antiochianus, lun de ces officiers, alla donc trouver les soldats qui étaient entrés dans les jardins, et parvint à les détourner du projet de tuer lempereur, en leur rappelant leur serment, parce quils étaient en petit nombre, et que la plupart de leurs compagnons, retenus par le tribun Aristomaque, étaient restés avec létendard. Voilà ce qui se passa dans les jardins.
XV. Mais, au camp, les soldats répondirent aux instances de lofficier, quils épargneraient Héliogabale sil éloignait de sa personne les hommes débauchés, les cochers et les histrions, et sil revenait à un genre de vie plus honnête ; quils tenaient surtout à ce quon fît disparaître ces hommes qui, au grand regret de tous, avaient acquis tant de pouvoir auprès de lui, et qui pour des futilités, pour une vaine fumée, faisaient trafic de toutes ses faveurs. Alors Hiéroclès, Gordius et Murissimus sont éloignés, ainsi que deux amis sans honneur, qui de sot quil était le rendaient plus sot encore. En outre, les soldats recommandent aux officiers du palais de ne pas souffrir quil continue plus longtemps son genre de vie, de faire garder à vue Alexandre, pour quaucune violence ne lui soit faite, de ne permettre aucun rapprochement entre le jeune César et les amis de lempereur, afin déviter quil ne devienne limitateur de ses turpitudes. Mais Héliogabale redemandait avec instance Hiéroclès, lhomme le plus impudique, et inventait chaque jour de nouveaux pièges contre César. Enfin, aux calendes de janvier, ayant été tous deux ensemble désignés consuls, il ne voulut pas paraître en public avec son cousin. À la fin, comme son aïeule et sa mère lui dirent que les soldats menaçaient dattenter à sa vie sils ne voyaient la concorde régner entre les cousins, il prit la prétexte et, vers la sixième heure, partit pour se rendre au sénat, en ayant soin dy appeler son aïeule, quil conduisit jusquà son siège. Mais il refusa ensuite daller au Capitole unir ses voeux à ceux de César et faire les sacrifices publics : tout le reste des cérémonies fut achevé par le préfet de la ville, comme si les consuls eussent été absents.
XVI. Il ne différa pas plus longtemps la mort de son cousin ; mais craignant que le sénat ne portât ses vues sur quelque autre, si lui-même le tuait, il ordonna que le sénat quittât la ville sur-le-champ. Ceux même qui navaient ni voitures ni domestiques reçurent lordre de partir sans délai : les uns louèrent des porteurs, les autres prirent les montures quils trouvèrent. Sabinus, personnage consulaire, auquel Ulpien dédia ses ouvrages, étant resté dans la villa, Varius appela un centurion, et lui commanda à voix basse de tuer le sénateur. Mais le centurion, qui était un peu sourd, crut quon lui ordonnait de le chasser de la ville ; ce quil fit. Ainsi Sabinus ne dut la vie quà linfirmité dun centurion. Il éloigna de lui, comme homme de bien, le jurisconsulte Ulpien, ainsi que le rhéteur Silvinus quil avait donné à César pour maître. Silvinus fut même mis à mort, Ulpien fut conservé. Mais les soldats, surtout les prétoriens, soit quils craignissent une vengeance pour ce quils avaient tenté déjà contre Héliogabale, soit à cause de la haine dont ils se voyaient lobjet, conspirèrent pour délivrer la république, et commencèrent par faire périr les complices du prince par différents genres de supplices, les uns en leur arrachant les entrailles, les autres en les empalant, afin que leur mort eût quelque conformité avec leur vie.
XVII. Après cela on lattaqua lui-même ouvertement, et enfin il fut tué dans des privés où il sétait réfugié. Traînant ensuite son cadavre sous les yeux du peuple, les soldats loutragèrent au point de le jeter dans un égout. Mais, cet égout se trouvant trop étroit, on le traîna dans tous les coins du Cirque, puis on le précipita dans le Tibre par-dessus le pont Émilien, après lui avoir attaché des poids, pour quil ne revînt pas sur leau, et ne pût jamais recevoir de sépulture. Son nom dAntonin fut effacé par ordre du sénat ; on ne laissa subsister que ceux de Varius Héliogabale : car ce nétait que pour donner à croire quil était fils dAntonin, quil avait affecté de prendre ce nom. Après sa mort, on lui donna ceux de Tibérien, de Traîné, dImpur, et beaucoup dautres encore, suivant quon voulait désigner les différentes actions quon lui attribuait. Seul de tous les princes, il fut traîné, jeté dans un égout et précipité dans le Tibre, ce qui fut leffet de la haine quon lui portait unanimement, malheur le plus grand quun prince ait à éviter : car celui-là nest pas digne dun tombeau, qui na pas su mériter lamour du sénat, du peuple et de larmée. Des travaux publics faits sous son règne, il ne reste que le temple du dieu Héliogabale, que les uns disent être le Soleil, les autres Jupiter ; le nouvel amphithéâtre reconstruit après lincendie, et des bains dans le quartier Sulpicius, qui avaient été commencés par Antonin fils de Sévère. Et même les bains dAntonin avaient été inaugurés par Caracallus, qui allait lui-même sy baigner, et y admettait le peuple ; mais les portiques manquaient : leur construction fut commencée par cet Antonin supposé, et achevée par Alexandre.
XVIII. Cc fut le dernier empereur qui prit le nom dAntonin, malgré lopinion de quelques historiens qui croient que les Gordien le portèrent : mais ils furent appelés Antoine, et non pas Antonin. La conduite dHéliogabale, ses moeurs dissolues, sa perversité lavaient rendu à tel point odieux, que le sénat fit effacer son nom ; moi-même je ne leusse pas appelé Antonin, si lon nétait souvent forcé de rapporter certains noms abolis, par cela même quils ont été bien connus. Avec lui on mit à mort Semiamira sa mère, femme sans honneur et bien digne dun tel fils. Après Antonin Héliogabale on soccupa, avant toutes choses, du soin dempêcher que jamais femme ne mit le pied au sénat, et lon dévoua aux enfers, chargée de malédictions, la tête de celui qui introduirait pareille énormité. On lit dans des lettres écrites sur sa vie bien des obscénités ; mais comme ce sont des choses qui ne méritent pas dêtre transmises à la mémoire, jai cru suffisant de rapporter ici les faits qui prouvent son amour excessif des plaisirs, tant lorsquil nétait que simple particulier, que depuis quil fut empereur : ainsi, étant simple particulier, il disait vouloir imiter Apicius ; étant empereur, cétait Néron, Othon et Vitellius quil se proposait pour modèles.
XIX. Il fut le premier comme homme privé qui couvrit ses lits détoffes dor, et il sautorisait de la vente publique quavait faite Marc Antonin de tout le mobilier impérial. Il distingua ses repas dété par différentes couleurs, par exemple, aujourdhui vert pré ou vert de mer, demain bleu dazur, et ainsi, en variant de couleur de jour en jour, pendant tout le cours de lété. Le premier il eut des marmites à réchaud en argent, ainsi que des chaudrons du même métal. Depuis il eut des centaines de vases dargent sculptés, dont plusieurs représentaient des images fort obscènes. Le premier il imagina le vin au mastic, le vin au pouliot et toutes ces inventions que le luxe a conservées. Le vin rosat était connu avant lui, mais il y ajouta des pommes de pin concassées pour le rendre plus odorant. En général, on ne fait mention daucune de ces boissons avant Héliogabale, dont toute la vie ne fut employée quà la recherche des plaisirs. Cest lui qui le premier fit faire des saucisses de poissons, par exemple dhuîtres de plusieurs sortes, de conques marines, de langoustes, de homards, et de scilles. Il parsemait de roses ses salles à manger, les lits et les portiques, et se promenait sur les fleurs de toute sorte, lis, violettes, jacinthes et narcisses. Jamais il ne prit un bain sans y verser des parfums exquis ou du safran. Il ne couchait volontiers que sur des coussins remplis de poils de lièvre ou de plumes prises sous laile des perdrix, et changeait souvent doreillers.
XX. Il témoigna plus dune fois un tel mépris pour les sénateurs, quil les appelait des esclaves en toge ; le peuple romain nétait pour lui que le cultivateur dun fonds de terre, et il ne comptait pour rien lordre des chevaliers. Souvent, après dîner, il invitait le préfet de la ville à venir boire avec lui, ainsi que les préfets du prétoire, et, sils refusaient, il les y faisait contraindre par les maîtres des offices. Il avait le projet détablir dans chaque ville, en qualité de préfets, de ces gens qui font métier de corrompre la jeunesse : Rome en aurait eu quatorze ; et il leût fait sil eût vécu, décidé quil était à élever aux honneurs tout ce quil y avait de plus abject et les hommes des plus basses professions. Il eut des lits en argent massif, tant pour manger que pour coucher. Il se fit servir souvent, à lexemple dApicius, des talons de chameaux, des crêtes prises sur des coqs vivants, des langues de paons et de rossignols, parce que cétait, disait-on, un préservatif contre la peste. Il faisait servir aux officiers du palais des plats immenses remplis dentrailles de mulets, de cervelles de phénicoptères, doeufs de perdrix, de têtes de perroquets ; de faisans et de paons. Il faisait paraître des cirrhes de mulets en si grande quantité quon les présentait en guise de cresson, de céleri et de fenugrec, remplissant des vases à faire cuire les fèves et des plats ; ce qui est réellement étonnant.
XXI. Il nourrissait des chiens avec des foies doies. Il éprouvait un plaisir tout particulier à avoir des lions et des léopards privés de leurs armes naturelles. Il les faisait dresser par des dompteurs danimaux, et au second et au troisième service, il les faisait apparaître tout à coup, pour jouir de la stupeur des convives, qui ignoraient quils fussent sans moyens de nuire, et rire ensuite à leurs dépens. Il envoya à ses écuries donner à ses chevaux des raisins dApamée ; il nourrit des lions et dautres animaux avec des perroquets et des faisans. Pendant dix jours, il se fit servir chaque jour trente tétines de laies avec leurs vulves, et sur la même table des pois avec des parcelles dor, des lentilles avec des pierres de foudre, des fèves avec des morceaux dambre, et du riz avec des perles. Il sema aussi des perles en guise de poivre sur des poissons et sur des champignons. Il accabla tellement de violettes et de toutes sortes de fleurs ses parasites au moyen de lits de table qui se retournaient, que plusieurs furent suffoqués, nayant pu parvenir à se dégager. Il mélangeait à leau des piscines et des baignoires des vins daromates, à la rose, à labsinthe. Il invitait le bas peuple à boire avec lui, et lui-même but tant en sa compagnie, que, bien quil ny eût que lui qui eût bu dans la piscine, on sapercevait déjà quil y avait bu. Au lieu du petit présent quon faisait dordinaire après les repas, il donna des eunuques, des quadriges, des chevaux avec leurs housses, des mulets, des litières, des chars ; il donna jusquà mille auréus, et cent livres dargent.
XXII. Il inscrivait sur les cuillers les lots quil destinait aux convives : ainsi lun gagnait dix chameaux, un autre dix mouches ; celui-ci dix livres dor, celui-là dix livres de plomb ; un autre dix autruches, un autre dix oeufs de poule ; enfin cétait une véritable loterie où lon tentait la fortune. Cette mode, il lintroduisit même dans ses jeux ; il mettait au sort dix ours, dix grillons, dix laitues, dix livres dor. Cest lui qui institua cette coutume, que nous voyons encore aujourdhui. Il appela aussi les comédiens à tirer au sort, et les lots quil offrait étaient ou des chiens morts ou une livre de chair de boeuf : il y mit aussi cent auréus, mille deniers dargent, cent petites pièces de cuivre, et autres objets semblables, que le peuple reçut avec tant de joie, quil se félicitait dès lors davoir un tel empereur.
XXIII. On rapporte quil donna des naumachies sur des lacs creusés de main dhomme quil avait remplis de vin, et que les manteaux des combattants étaient parfumés dessence dénanthe ; quil conduisit au Vatican des chars attelés de quatre éléphants, après avoir fait détruire les tombeaux qui gênaient son passage ; que dans le Cirque, pour son spectacle particulier, il fit atteler aux chars quatre chameaux de front. On rapporte quil fit rassembler des serpents par des prêtres de la nation des Marses, et quavant le jour, au moment où le peuple a coutume de se réunir pour célébrer les jeux, les ayant lâchés tout à coup, un grand nombre de personnes furent victimes de la morsure de ces reptiles et du désordre inséparable de la fuite. Il avait une tunique toute tissue dor, une de pourpre, et un manteau de Perse si chargé de pierreries, quil fléchissait, disait-il, sous le poids du plaisir. Il adapta des pierres précieuses à ses chaussures, et même des pierres gravées ; ce qui fit rire tout le monde : comme si lon pouvait voir le travail dartistes célèbres sur des pierres placées à ses pieds. Il voulut aussi se servir dun diadème garni de pierres précieuses, afin dêtre plus beau et pour que sa tête ressemblât davantage à celles des femmes : il le porta jusque dans lintérieur de son palais. On dit quun jour il promit à ses convives un phénix, ou en échange mille livres dor, si celui auquel il serait échu le lâchait dans le prétoire. Il fit creuser, assez loin dans les terres, des bassins où il amena leau de la mer, et les distribua aux meilleurs nageurs de ses amis, puis enfin, y introduisit du poisson. Il fit charrier des neiges dans son verger, pour en avoir une montagne dans lété. Jamais près de la mer il ne mangea de poisson ; mais dans les lieux qui en étaient le plus éloignés, il voulut que tout vînt de la mer ; et dans lintérieur des terres il nourrissait ses gens de laitances de lamproies et de loups marins.
XXIV. Les poissons quil se faisait servir étaient toujours cuits à une sauce azurée comme leau de la mer, et conservaient la couleur qui leur était naturelle. Il eut pendant quelque temps des bains de vin rosat, avec des roses il y but avec tous les siens et parfuma de nard les étuves. Il mit du baume au lieu dhuile dans les lampes. Jamais femme, excepté son épouse, ne reçut deux fois ses embrassements. Il établit dans sa maison des lupanars pour ses amis, ses créatures et ses serviteurs. À son souper il ne dépensa jamais moins de cent sesterces, cest-à-dire trente livres dargent. Quelquefois même, toute supputation faite, il y dépensa trois mille sesterces. Il surpassa en ce genre Vitellius et Apicius. Il employait des boeufs pour tirer les poissons de ses viviers : il lui arriva de pleurer un jour sur la misère publique en traversant le marché. Il samusait à attacher à 1a roue dun moulin ses parasites ; et, par un mouvement de rotation, tantôt il les plongeait sous leau, tantôt il les faisait revenir au-dessus : il les appelait alors ses chers Ixions. Il pava de pierres de Lacédémone et de porphyre plusieurs cours du palais quil nommait Antoniniennes. Ces pierres restèrent jusquà ces derniers temps ; mais on vient de les retirer et de les tailler pour une autre destination. Il avait formé le projet dériger une immense colonne où lon eût monté par un escalier intérieur, et sur laquelle il aurait placé son dieu Héliogabale ; ne trouvant pas de pierre assez grande, Il pensait à en faire venir une de la Thébaïde.
XXV. Quand ses amis étaient ivres, il lui arrivait souvent de les enfermer, et, dès que la nuit était arrivée, il introduisait dans leur chambre des lions, des léopards et des ours privés de leurs armes naturelles, de sorte quà leur réveil, le matin, ou même au milieu de la nuit, ce qui était plus terrible, ils trouvaient ces animaux auprès deux ; la frayeur en fit mourir plusieurs. À ses amis de plus basse condition, il faisait souvent mettre, au lieu des coussins ordinaires, des espèces doutres souillées, et, pendant quils mangeaient, il en faisait échapper lair, de sorte que tout à coup ils se trouvaient sous la table. Le premier il imagina détendre les coussins à manger, non plus sur des lits, mais parterre, en demi-cercle, afin que les serviteurs pussent retirer lair des outres par les pieds. Il fit infliger en réalité aux comédiens qui jouaient des rôles dadultères, un supplice qui nétait ordinairement que simulé. Il racheta souvent à tous les maîtres de lupanars les femmes publiques quils possédaient, et leur rendit la liberté. Parmi les futilités qui frisaient lobjet des conversations, on vint un jour à parler de ce quil y avait à Rome de gens affectés de hernies ; il en fit dresser la liste générale, et les fit venir au bain, où il se lava avec eux : dans le nombre il y avait des personnages honorables. Souvent, avant son repas, il se fit donner des spectacles de gladiateurs et dathlètes. Dans le lieu le plus élevé de Lamphithéâtre, il se fit placer un lit de table, et pendant quil mangeait, il contemplait les chasses du Cirque ou le supplice des condamnés. Il fit quelquefois servir à ses parasites, au second service, des objets représentés en cire, dautres fois en bois, souvent en ivoire, ou en terre cuite, ou même en marbre ou en pierre, en sorte que sous ces matières différentes on eût cru voir les mêmes mets quà lui : mais lui seul mangeait ; les autres se contentaient de boire à chaque plat, et se lavaient les mains comme sils eussent mangé.
XXVI. Le premier des Romains, il se servit de vêtements tout de soie : auparavant on nemployait que des étoffes mi-soie. Jamais il ne toucha de linge lavé, disant que cétait bon pour les mendiants. Il parut souvent en public, vêtu de la dalmatique, et se donnant les noms de Scipion et de Fabius Gurgès, parce quil portait le même vêtement sous lequel, pour la répression de leur luxe, Fabius et Cornelius furent, étant jeunes, montrés par leurs pères aux yeux du peuple. Il ramassa au Cirque, au théâtre, au stade, dans les bains et partout, toutes les courtisanes, quil réunit dans un édifice public, et quil harangua comme sil eût parlé à des soldats, les appelant braves camarades ; son discours roulait sur la diversité des postures et des plaisirs. Ensuite il fit entrer dans cette assemblée de vieux entremetteurs recueillis de toutes parts, ainsi que les jeunes garçons et les jeunes hommes les plus voués à la débauche, et, sétant avancé vers les courtisanes en habit de femme, le téton découvert, puis vers les hommes en posture de jeune garçon qui se prostitue, il leur annonça, comme à des soldats, quaprès lassemblée il leur ferait une largesse de trois auréus, et les engagea à demander pour lui aux dieux des sujets dignes de leur être recommandés. Il plaisantait aussi avec ses serviteurs, au point de leur ordonner, moyennant récompense, de lui apporter mille livres de toiles daraignées ; et lon raconte quil en recueillit ainsi dix mille livres, et quil disait que par là on pouvait juger de la grandeur de Rome. Il envoyait aux parasites, par ses officiers de bouche, et comme provision pour lannée, des vases remplis de grenouilles, de scorpions, de serpents et autres animaux hideux. Il enfermait aussi dans de pareils vases, des quantités infinies de mouches, quil appelait des abeilles privées.
XXVII. Il fit souvent circuler des quadriges du Cirque dans ses salles et ses galeries pendant quil dînait ou quil soupait, forçant à conduire les plus vieux des convives, quelquefois honorés déjà des faveurs impériales. Il se faisait apporter dix mille rats, mille belettes, mille souris. Il avait à sa disposition des pâtissiers et des crémiers tels, que tout ce que les cuisiniers, les ordonnateurs ou les fruitiers pouvaient fournir, ils le faisaient également soit en pâtisserie, soit en laitage. Il servit à ses parasites des repas de verre, et quelquefois mettait sur la table des nappes peintes, représentant les mets qui devaient paraître, et dans la même quantité que devait en contenir le service ; ces peintures étaient faites en broderie, ou en point de tapisserie ; dautres fois cétaient des tableaux peints qui leur représentaient le dîner entier, et devant tout cela ils étaient tourmentés par la faim. Il mêla des pierres précieuses aux fruits et aux fleurs ; il jeta par la fenêtre autant de mets quil en avait fait servir à ses amis. Comme alors, grâce à léconomie de Trajan et à celle de Sévère, il y avait à Rome une provision de blé pour sept ans ; sur cette réserve, qui appartenait au peuple romain, il fit donner la provision dun an aux filles publiques, aux maîtres de lupanars et aux débauchés de la ville ; il en promit autant à ceux des provinces.
XXVIII. Il attela quatre énormes chiens à un char, et se fit traîner ainsi jusquà son palais ; nétant que simple particulier, il en avait fait autant dans sa campagne. Il marcha aussi publiquement traîné par quatre énormes cerfs : il se fit un attelage de lions, et sappelait alors la Mère des dieux. Il attela des tigres, et alors il était Bacchus, et à chaque changement, il prenait les costumes sous lesquels on représentait ces différentes divinités. Il eut à Rome de ces petits dragons que les Égyptiens appellent bons génies. Il eut aussi des hippopotames, un crocodile, un rhinocéros, enfin tous les animaux dÉgypte que leur nature lui permit dentretenir. Il fit quelquefois servir à table des autruches, disant quil était commandé aux juifs den manger. On lui attribue un fait bien singulier : ayant invité à sa table des personnages éminents, il joncha de safran le lit demi-circulaire où il les fit coucher, disant que cétait la litière qui convenait à leur dignité. Il faisait de la nuit le jour, et du jour la nuit : cétait, à son avis, une des conditions de la magnificence. De sorte que le soir il se levait, et recevait les salutations, et que le matin il pensait à se coucher. Il donnait tous les jours quelque chose à ses amis, et il lui était difficile de laisser aller qui que ce fût sans lui avoir fait quelque présent, si lon en excepte les hommes de moeurs frugales, qui à ses yeux ne méritaient aucune considération.
XXIX. Ses voitures étaient enrichies dor et de pierreries : il méprisait celles qui navaient que de largent, de livoire ou du cuivre. Il attelait ensemble deux femmes des plus belles, quelquefois trois, dautres fois quatre, ou même plus, le sein découvert, et se faisait voiturer ainsi mais le plus souvent il était nu, lorsque des femmes nues le traînaient. Il avait encore pour habitude dinviter à ses repas huit hommes chauves, huit louches, huit goutteux, huit sourds, huit noirs, huit au corps fluet et huit chargés dembonpoint, et comme le demi-cercle ne pouvait pas les contenir, il excitait à rire aux dépens de tous. Il donna à ses convives toute largenterie qui avait servi à un repas, ainsi que toutes les coupes ; et cela assez souvent. Le premier des empereurs romains il donna au peuple lhydrogarum, qui jusque-1à était réservé pour les soldats, et quAlexandre Sévère leur rendit aussitôt quil fût empereur. Il donnait comme problèmes à ses convives de nouvelles sauces à inventer, et celui dont lidée lui convenait, recevait de lui un magnifique présent, par exemple, un habit de soie, ce qui alors était extrêmement rare et fort recherché. Il condamnait, au contraire, celui dont lavis lui avait déplu, à manger toujours la préparation culinaire quil avait conseillée jusquà ce quil trouvât mieux. Jamais il ne sassit que parmi les fleurs et les parfums. Il aimait quon élevât au-dessus de leur valeur le prix des choses quon préparait pour sa table, assurant que cétait un aiguillon pour lappétit.
XXX. Il se déguisa en pâtissier, en parfumeur, en traiteur, en marchand de vin, en entremetteur, et en fit les fonctions dans son palais. Il fit offrir aux divers services dun seul repas, six cents têtes dautruche pour en faire manger les cervelles. Il donna un jour un repas composé de vingt-deux services très bien fournis, et entre chaque service on se lavait les mains, puis lui et ses amis prenaient des femmes et juraient darriver au plaisir. Une autre fois, chaque service ayant été porté dans les maisons dautant damis, lun au Capitole, lautre au mont Palatin, un autre à la porte Viminale, un autre sur le mont Célius, un autre au-delà du Tibre, on alla par ordre manger chaque service à la maison de chacun, de sorte que le jour entier suffit à peine à ce repas ; car après chaque service on se lavait les mains, puis on passait aux femmes. Il eut toujours sur sa table le mets sybaritique, composé dhuile et de garum. Lannée même que les Sybarites linventèrent, ils périrent. On raconte quil établit des bains en plusieurs endroits, sen servit une fois, et les fit démolir aussitôt, pour navoir pas de bains attitrés. Il en fit autant, à ce quon dit, pour des maisons, des villas, des chambres à coucher. Mais beaucoup de tous ces récits, qui passent limagination, ont été, suivant moi, inventés par des gens qui, pour flatter Alexandre, cherchaient à abaisser Héliogabale.
XXXI. On rapporte quil racheta cent mille sesterces une courtisane très connue et très belle, quil la respecta comme une vierge et la laissa intacte. Dans le temps quil nétait que simple particulier, comme on lui disait : « Ne craignez-vous pas de devenir pauvre ? » il répondit : « Que peut-il marriver de mieux, que dhériter de moi-même et de ma femme ? » Il avait en outre des biens qui lui avaient été légués en faveur de son père. Il disait quil ne voulait pas avoir de fils, de peur quil ne lui en advînt qui eussent des moeurs honnêtes. Pour parfumer ses chambres à coucher, il faisait briller des aromates des Indes sans charbons. Étant homme privé, jamais il ne marcha sans un cortège de soixante chariots, malgré les remontrances de son aïeule Varia, qui lui disait quil dissiperait tout son bien. Mais une fois empereur, on dit quil se faisait accompagner de six cents voitures ; et il rappelait à cette occasion que le roi de Perse ne sétait jamais mis en voyage quavec dix mille chameaux, et Néron quavec cinq cents chariots. Ce qui nécessitait tout ce train, cétait la multitude dentremetteurs et dentremetteuses, de courtisanes et de débauchés de toutes sortes dont il se faisait accompagner. Il allait toujours au bain avec des femmes : il leur appliquait alors un dépilatoire, et sen frottait aussi lui-même la barbe ; et, ce quon a honte de répéter, il se servait du même et en même temps. Il rasa également de sa propre main les parties viriles de ses gitons avec le même rasoir dont il se servait ensuite pour faire sa barbe. Il sema de poudre dor et dargent le portique de son palais, regrettant de ne pouvoir y joindre de lélectrum, et cela très souvent, partout où il marchait pour aller prendre son cheval ou sa voiture, comme maintenant on fait avec de la poudre dorée.
XXXII. Jamais il ne mit deux fois la même chaussure, ni les mêmes bagues. Souvent il déchira des vêtements précieux, ou bien il en prenait la laine, la pesait, et daprès lappréciation du poids, il envoyait du poisson à ses amis. Il fit couler à fond dans le port des navires chargés de marchandises, et se vanta davoir fait acte de grandeur dâme. Il faisait ses excréments dans des coupes dor et urinait dans des vases de myrrhe et donyx. On rapporte de lui le mot suivant : « Si jamais jai un héritier, je lui donnerai un tuteur qui le contraigne à faire ce que jai fait moi-même, et ce que je ferai. » Il eut aussi pour habitude de distribuer ainsi ses repas : un jour il ne mangeait que des faisans, et tout le service se composait de chair de faisan ; un autre jour, que des poulets ; un autre, que de tel poisson ; le lendemain, que de tel autre ; aujourdhui, que du porc ; demain, que des autruches ; le jour daprès, que des légumes ; ensuite, que des fruits ; ensuite, que des pâtisseries ; ensuite, que du laitage. Souvent il enferma des nuits entières jusquau jour, ses amis avec de vieilles éthiopiennes, leur disant que cétaient les femmes les plus belles. Il en fit autant pour les hommes, licence qui dura jusquau temps de Philippe lArabe. Il riait quelquefois si fort au théâtre, que lon nentendait plus que lui ; lui-même il chanta, il dansa, il joua de la flûte, il emboucha la trompette, il joua de la pandore, toucha de lorgue. On dit quenveloppé dune cape de muletier pour nêtre pas reconnu, il visita en un même jour toutes les courtisanes du Cirque, du théâtre, de lamphithéâtre, et de tous les autres lieux de la ville, et que, sans se livrer avec toutes à la débauche, il leur distribua des pièces dor en leur disant : « Cest Antonin lui vous donne cela ; mais que personne ne le sache. »
XXXIII. Il inventa plusieurs genres de débauches, et surpassa de beaucoup la monstrueuse lubricité des anciens fléaux de la république : car les raffineries de Tibère, de Caligula, de Néron lui étaient parfaitement connues. Comme des prêtres syriens lui avaient prédit quil périrait de mort violente, il avait préparé en conséquence des lacets tissus de soie pourpre et écarlate pour sen servir à sétrangler, si la nécessité ly contraignait. Il avait aussi disposé des glaives dor pour se tuer en cas durgence. Il avait enfermé des poisons sous des pierres de foudre, des hyacinthes et des émeraudes, pour se donner la mort sil avait quelque malheur plus grand à redouter. Il avait fait construire aussi, pour se précipiter, une tour très haute, au bas de laquelle le sol était couvert de plaques dor et de pierreries, disant que sa fin même devait être magnifique, et mettant un certain luxe à ce quon dit de lui quil était le seul qui fût mort ainsi. Mais tout cela fut inutile : car, comme nous lavons dit, il fut tué par ses gardes du corps, honteusement traîné par les places publiques, descendu dans les égouts, puis jeté dans le Tibre. Avec lui finit dans la république le nom des Antonins, quoique personne nignorât que, tant pour le nom que pour la conduite, ce nétait quun faux Antonin.
XXXIV. On sétonnera peut-être, vénérable Constantin, que ce monstre, dont jai rapporté la vie, ait tenu rang parmi les empereurs, et que, pendant près de trois ans quil occupa le trône, il ne se soit trouvé personne qui lui arrachât les rênes de lempire romain, tandis que Néron, Vitellius, Caligula et autres tyrans de cette espèce ont toujours fini par trouver des vengeurs de la liberté. Mais moi, le premier, jai à mexcuser davoir livré à la publicité des détails recueillis de côté et dautre. Jai omis bien des faits ; mais ce sont de hideuses actions, des choses quon ne peut répéter sans rougir ; ceux que jai relatés, je les ai palliés, autant que jai pu, sous le voile dexpressions adoucies. Ensuite jai pensé que ce mot que Votre Bonté se plaît tant à redire, que « cest le hasard qui fait les empereurs, » devait être rappelé ici : car il y a eu des princes médiocres, et dautres très mauvais. Mais il faut, comme le dit aussi ordinairement Votre Piété, « que ceux que la force du destin amène à la nécessité de conduire les autres, soient dignes du commandement. » Et puisque cest ici le dernier des Antonins, et que ce nom a cessé dès lors dêtre regardé comme lapanage des empereurs, je dois ajouter, pour prévenir toute erreur, quand je raconterai la vie des deux Gordien, père et fils, qui se disaient de la famille des Antonins, que cette appellation ne fut pas pour eux un nom véritable, mais un prénom ; et même je trouve que la plupart des auteurs les appellent Antoine et non pas Antonin.
XXXV. Voilà tout ce que javais à dire dHéliogabale. Cest bien malgré moi, et en me faisant violence à moi-même, que je me suis chargé décrire et de vous présenter sa vie, dont jai puisé les matériaux dans les auteurs grecs et latins ; mais vous lavez voulu, parce que déjà je vous en avais dédié dautres. Maintenant je vais entreprendre celles des empereurs qui lui ont succédé : parmi lesquels Alexandre, quon peut à juste titre appeler le très bon, et qui régna treize ans ; les autres nont occupé le trône que six mois, un an, deux ans au plus. Jaurai surtout à parler dAurélien, et de celui dont la gloire éclipse toutes les autres, de Claude, lauteur de votre race. Mais je crains que, tout en me tenant dans les bornes de la vérité dans ce que jécrirai de lui à Votre Clémence, je ne passe pour un flatteur aux yeux des malveillants. Après tout, je me croirai à labri de la jalousie des méchants, puisque je le trouve loué par dautres historiens. Jaurai également à offrir à Votre Piété la vie de Dioclétien, le père du siècle dor, celle de Maximien, père de celui quon appelle vulgairement le siècle de fer, et celles des suivants. Pour vous, vénérable empereur, je laisserai à dautres plus favorisés de la nature la tache de vous louer dans des pages plus nombreuses et plus éloquentes. Mais jaurai à ajouter lhistoire de Licinius, de Sévère Alexandre, et de Maxence, dont vous avez muni dans votre personne les droits et la puissance, sans pourtant rien ôter de leur mérite. Car je ne ferai pas comme la plupart des écrivains ; je ne chercherai pas à rabaisser les vaincus, persuadé quil sera plus dans lintérêt de votre gloire que je proclame les qualités qui les ont distingués.