ANTIPHON

DISCOURS

I

Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère

Traduction Louis Gernet, 1923

Notice

Un personnage dont le nom ne nous est pas donné, soupant avec un sien ami, Philonéôs, a bu avec lui un poison que leur avait versé la concubine de Philonéôs : tous deux sont morts, la concubine a été exécutée sur-le-champ. Plusieurs années après — en matière de meurtre, le droit athénien ignorait la prescription — le fils de la victime anonyme, qui prétend en avoir reçu mandat de son père (episkêpsis), poursuit la femme de celui-ci, sa belle-mère, comme ayant été l’instigatrice du crime. Il a pour adversaires les fils de l’inculpée qui la représentent en justice, et spécialement, d’après la procédure, un de ces fils : ces adversaires sont qualifiés de phonês dans l’acte d’accusation (cf. § 2) qui oppose, en vue du serment contradictoire (diomosia), le vengeur du mort ou timoros et l’autre partie qui est celle des « meurtriers ».

Les causes d’empoisonnement venaient devant le tribunal de l’Aréopage. Il est vrai que la compétence de l’Aréopage, d’après la formule légale que nous en donnent Démosthène et Aristote, ne se serait point étendue aux cas où l’on poursuivait l’instigateur ; mais il n’est pas douteux qu’on ne les y ait compris assez tôt, et il serait vain de chercher la notion d’un délit spécial, de la Bouleusis (instigation ou manoeuvres tendant au meurtre) dans l’emploi du mot Bouleusasa au §26 de notre discours où il exprime simplement l’idée générale de la préméditation : tout au long du plaidoyer, le fait de l’accusée est traité comme pur et simple. Cependant, comme la Bouleusis, d’après Aristote, entraînait la compétence du Palladion — c’est-à-dire d’un tribunal qui eût sans doute été, dès l’époque d’Antiphon, un tribunal d’héliastes — on a cru voir dans l’emploi constant de l’expression o andrès de notre plaidoyer, au lieu de o Boulê qu’on lit par exemple dans les discours aréopagitiques de Lysias, la preuve que la présente cause résultait bien d’une incrimination spéciale Bouleuséos ; puisqu’elle avait dû être soutenue, en effet, devant des héliastes. C’est donc devant l’Aréopage que le premier discours d’Antiphon a été prononcé, et il faut voir dans cette procédure l’indice d’un état intéressant du droit à une date déjà ancienne, où l’idée d’intention avait si bien imprégné la notion du délit que la compétence des tribunaux en était déterminée ipso jure nonobstant la lettre des vieux textes. Et d’autre part, nous trouvons également dans notre discours le témoignage que la notion propre du meurtre commis non par exécution matérielle, mais par instigation ou manoeuvres n’avait pas encore été détachée formellement du concept de phonos ekousios : à vrai dire, on n’en sentit le besoin qu’un siècle après, peu de temps sans doute avant que la Politeia athênaiov fût rédigée.

La pièce centrale du discours est la narration, particulièrement soignée et où se fait sentir une certaine influence de la littérature dramatique. Elle n’occupe pas un lieu défini et de rigueur : ce qui précède et ce qui suit est proprement d’argumentation sur la cause même. Cette argumentation tend plutôt à réfuter et confondre l’adversaire par avance qu’elle n’est dirigée vers la preuve du fait ; elle comprend deux motifs de portée assez différente : d’une part, elle se fonde sur une présomption (tekmêrion), celle qui résulte du refus des adversaires de déférer à la sommation (proklêsis) de livrer leurs esclaves pour la torture — argument très puissant aux yeux des juges athéniens, et qui revient souvent dans les causes de tout ordre ; d’autre part, elle fait valoir complaisamment une antithèse entre l’attitude de l’accusateur, conforme aux exigences de l’épiskêpsis, et l’attitude de ses adversaires qui ont déserté le devoir familial de la vengeance du mort et manqué à une fonction sociale qui se confond avec la vengeance même et qui est celle de poursuivre les crimes de meurtre : nous n’avons pas besoin de dénoncer le cercle vicieux, mais il convient de noter que les considérations de l’orateur tirent une certaine force et un prestige sentimental sans doute, mais réel, d’un thème qu’on voit revenir ailleurs que chez Antiphon, celui de l’épiskêpsis : la poursuite s’autorise (§1) de la vertu obligatoire d’une espèce de testament dont les circonstances mêmes sont spécifiées avec une intention visible (§§2o-3o). Dans l’ensemble, la discussion gravite autour de la diomosia de l’accusé : ce serment que doivent prêter les deux adversaires, et par lequel s’ouvre l’instance dans les causes de meurtre dont il est une originalité, confirme par une malédiction particulièrement grave les affirmations opposées de culpabilité et d’innocence ; il s’agit ici d’enlever à celui de l’adversaire sinon sa valeur probante — il n’en pouvait pas avoir et servait essentiellement à lier partie — du moins l’effet moral qu’il pourrait emprunter aux circonstances présentes.

Ce discours est assez gauche, dans l’ordonnance comme dans la forme. Si l’argumentation, par moments, y rappelle celle des discours V et VI (§ 11 sq. ; cf. V, 38 ; 84 ; VI, 27 sq.), elle est singulièrement maigre à d’autres, et notamment sur l’essentiel, sur les preuves ou indices qui établiraient la préméditation. A vrai dire, l’hypothèse d’une lacune ne nous paraît pas exclue : il faut bien que l’affirmation d’une complicité entre l’inculpée et l’auteur immédiat de l’empoisonnement soit corroborée par des faits, réels ou non, par des inductions, valables ou non ; et on notera surtout que la promesse de fournir la preuve de tentatives d’assassinat antérieures et répétées (§ 3) n’est certainement suivie d’aucun effet, car l’allusion qu’on lit au § 9 n’en serait qu’un escamotage inopérant. En tout cas, la conjecture que nous risquons est plus vraisemblable que les hypothèses suivant lesquelles le 1er discours serait ou bien un exercice d’école ou bien un apocryphe. Sur le premier point, on a justement fait valoir le contraste entre le présent discours et les Tétralogies dont il devrait se rapprocher étroitement : la narration manque dans celles-ci, elle occupe une place importante dans celui-là ; l’argumentation, qui est la chose essentielle dans un exercice d’école, est précisément ici la partie faible. Quant à prononcer que ce plaidoyer ne peut pas être d’Antiphon parce qu’il est indigne d’Antiphon, c’est presque une pétition de principe, et ce n’est pas rendre compte des lacunes de l’argumentation. Il faut d’ailleurs observer que la cause n’était pas trop bonne. A supposer que le plaideur ait essayé d’invoquer des arguments plus substantiels ou plus spécieux qu’il n’apparaît dans notre texte, une circonstance devait le gêner étrangement, étant donnée surtout la conception athénienne des preuves : la concubine de Philonéôs avait été mise à la torture (§ 20) ; or, visiblement, elle n’avait rien articulé qui put faire incriminer l’accusée.

Ce qui a frappé aussi, ou choqué, c’est l’absence de témoignages ; une particularité de la procédure fournit une solution élégante de la difficulté : les témoins, dans les causes de meurtre, étaient obligés de prêter la même diomosia que les parties, donc en l’espèce de jurer la culpabilité de l’accusé ; on n’en trouvait pas toujours.

Sur la date, nous n’avons aucune indication. On croira sans peine que le discours se place, dans la carrière d’Antiphon, avant la période mieux connue des discours V et VI où la maîtrise de l’avocat est autrement sensible.


I

ACCUSATION D’EMPOISONNEMENT CONTRE UNE BELLE-MÈRE

SUJET DU DISCOURS[1]

Un certain Philonéôs, ami du père de l’orateur, avait une concubine. Il en avait conçu mauvaise opinion et avait parlé de la mettre dans une maison publique. Or le père de l’orateur, ayant perdu sa femme, avait donné une marâtre à son fils. Celle-ci s’entendit avec la concubine : elles étaient voisines, et la marâtre n’était pas non plus très aimée de son mari ; d’un commun accord, on décida de se débarrasser des hommes par le poison. Le coup fut préparé à l’occasion d’une fête : au moment où les deux amis faisaient ensemble une libation, le poison fut versé dans leur coupe. Philonéôs, qui en avait absorbé davantage, périt sur-le-champ ; le père de l’orateur, qui en avait moins pris, fut attaqué d’une maladie dont il mourut. Son fils accuse sa belle-mère pour empoisonnement. Tel étant l’état de cause, l’argumentation porte sur une question de fait ; comme indice, il y a le refus de livrer les esclaves à la question.

1 Je suis jeune, juges, je n’ai pas l’expérience des procès[2], et cette affaire me met dans un embarras bien pénible, soit que, malgré les dernières volontés de mon père, je ne poursuive pas ses meurtriers, soit que cette poursuite m’oblige à tenir pour adversaires ceux qui devraient le moins l’être : des frères nés du même père que moi et la mère de ces frères. 2 C’est la fortune, ce sont eux aussi, qui ont fait que ce procès a lieu entre nous : ils auraient dû être les vengeurs du mort et les alliés de l’accusateur, et c’est tout le contraire qui s’est produit ; ils se sont faits mes adversaires et les meurtriers de mon père, comme le porte mon acte d’accusation[3]. 3 Mais voici ma prière, juges : si je prouve que leur mère a commis un meurtre avec intention et préméditation sur la personne de mon père, qu’elle a été prise non pas une fois, mais souvent, en flagrant délit de tentative d’assassinat contre lui, soyez d’abord les champions de vos lois : vous les avez reçues des Dieux et des ancêtres à la tradition desquels vous vous conformez toujours quand vous condamnez ; soyez aussi les défenseurs du mort et en même temps de l’orphelin que je suis devenu. 4 C’est vous, en effet, qui êtes mes parents : puisque ceux qui auraient dû être les vengeurs du mort et mes alliés se sont faits ses meurtriers et mes adversaires, auprès de qui chercher une assistance, où trouver un asile, sinon auprès de vous et de la justice ? 5 Une chose m’étonne chez mon frère : dans quelle intention s’est-il constitué mon adversaire ? Serait-ce qu’à ses yeux, la piété consiste à ne pas abandonner sa mère ? Il me semble, à moi, que c’est une bien plus grande impiété de délaisser la vengeance du mort, surtout quand il a été la victime involontaire d’un guet-apens, et qu’elle a été sa meurtrière avec intention et préméditation[4]. 6 Et il ne pourra pas dire qu’il a la certitude de l’innocence de sa mère ; car il y avait un moyen pour lui d’avoir une certitude, c’était la question : il l’a refusé ; en revanche, lorsque l’enquête ne pouvait rien donner, alors, oui, il a montré du zèle ; mais ce zèle, il aurait fallu le mettre à satisfaire à ma sommation, pour que la vérité des faits fût établie. 7 Si les esclaves n’avouaient pas, il pouvait en connaissance de cause faire une défense énergique ; et sa mère eût été déchargée. Mais dès lors qu’il se refusait à faire la preuve, comment peut-il connaître ce qu’il a refusé d’apprendre ? [comment est-il vraisemblable qu’il sache, juges, ce dont il n’a pu acquérir une connaissance exacte ?]

8 Je suis curieux de voir ce qu’il dira pour sa défense. Ah, il savait bien que la question donnée aux esclaves, c’était la perte assurée de sa mère ; se refuser à la question, c’était, pensait-il, le salut pour elle : ils s’imaginaient qu’ainsi la vérité serait étouffée. Comment donc n’aurait-il pas été parjure en prêtant le serment contradictoire[5], lui qui prétend savoir ce qu’il a refusé d’apprendre quand je proposais de recourir sur le fond de l’affaire au plus juste des moyens, à la torture ? 9 Car d’abord, j’ai voulu mettre à la question leurs esclaves, qui savaient qu’antérieurement déjà, cette femme, leur mère, avait attenté par le poison à la vie de notre père ; que celui-ci l’avait prise sur le fait et qu’elle n’avait pas nié, prétendant seulement qu’elle administrait le poison non pour le faire périr, mais comme philtre. 10 C’est pourquoi je proposai même que la question fût donnée de la manière suivante[6] : ayant consigné par écrit mes accusations, je leur demandais de procéder eux-mêmes à la torture[7] en ma présence, pour que les esclaves ne fussent pas forcés de dire ce que je leur demanderais en personne ; il me suffisait qu’on se conformât au questionnaire écrit. Il y a là en ma faveur une légitime présomption que je poursuis à bon droit et justement le meurtrier de mon père : si les esclaves niaient, ou si leurs déclarations ne s’accordaient pas, la torture devait les contraindre à dénoncer ce qui s’était passé ; car, de ceux-là mêmes qui sont décidés à mentir, elle sait bien tirer des dénonciations véridiques[8]. 11 Or supposons que ce soit eux qui fussent venus me trouver dès qu’ils furent informés que je poursuivais le meurtrier de mon père, qu’ils eussent offert de me livrer les esclaves qui étaient en leur puissance, et que ce soit moi qui les eusse refusés : je sais bien qu’ils invoqueraient cela comme la plus forte présomption d’innocence ; eh bien, c’est moi qui ai d’abord offert de procéder moi-même à la question, qui ensuite leur ai demandé d’y procéder à ma place : à coup sûr, la même présomption doit être en ma faveur et à leur charge. 12 [Oui, s’ils avaient offert de me livrer les esclaves pour la question et que j’eusse refusé, la présomption serait en leur faveur : que la même présomption vaille donc pour moi puisque j’ai voulu accepter une preuve qu’ils n’ont pas voulu fournir][9]. Pour moi, ce qui me paraît étrange, c’est qu’ils cherchent à vous fléchir pour obtenir un acquittement, alors qu’ils n’ont pas consenti à se faire leurs propres juges[10] en livrant leurs esclaves pour la question. 13 Il n’y a pas de doute qu’ils ont fui la lumière d’une enquête : ils savaient bien que le crime apparaîtrait comme leur oeuvre ; aussi ont-ils voulu qu’il fût étouffé, qu’il ne fût pas l’objet d’une épreuve décisive. Mais vous, juges, vous ne le permettrez pas, j’en suis sûr : vous ferez la lumière.

En voilà assez sur ce sujet. Quant aux faits, je vais essayer de vous les exposer dans leur vérité : que la justice me dirige[11] !

14 Il y avait dans notre maison un étage, qu’occupait Philonéôs lorsqu’il résidait dans la ville : c’était un homme de bien, ami de notre père. Il avait une concubine[12], qu’il se disposait à placer dans une maison publique. La mère de mon frère devint l’amie de cette femme. 15 Apprenant que Philonéôs allait lui faire tort, elle la fait appeler ; et quand elle fut venue, elle lui dit qu’elle aussi avait à se plaindre de notre père : si l’autre voulait bien suivre ses avis, elle se faisait fort de lui ramener Philonéôs et de reconquérir elle-même mon père ; c’était une trouvaille à elle : à l’autre d’exécuter. 16 Elle lui demanda donc si elle était prête à la servir : l’autre, j’imagine, promit avec empressement. Sur ces entrefaites, Philonéôs eut un sacrifice à faire au Pirée en l’honneur de Zeus Ctésios[13], au moment où mon père allait s’embarquer pour Naxos. L’occasion parut excellente à Philonéôs : du même coup, il ferait route avec mon père jusqu’au Pirée et, après avoir sacrifié, il offrirait un repas à son ami. 17 Justement, la concubine de Philonéôs l’accompagnait en vue du sacrifice, auquel il procéda comme de juste quand ils furent arrivés au Pirée. Le sacrifice achevé, cette créature se demanda comment s’y prendre : donnerait-elle le poison avant ou après le repas ? Le résultat de ces réflexions fut qu’il valait mieux le donner après : en quoi, aussi bien, elle se conformait aux instructions de cette Clytemnestre[14][, la mère de mon adversaire]. 18 Quant à ce qui se passa au repas, le récit en serait trop long pour moi et pour vous : pour ce qui suivit, du moins, je vais tâcher de vous raconter le plus brièvement possible comment le poison fut administré. Quand le repas fut terminé, comme il était naturel — l’un sacrifiait à Zeus Ctésios et recevait son ami, l’autre allait s’embarquer et soupait chez un compagnon à lui — ils firent plusieurs libations à leur santé et répandirent quelques grains d’encens. 19 La concubine de Philonéôs qui leur versait le vin des libations, pendant qu’ils prononçaient des prières qui ne devaient pas se réaliser, hélas, y mêlait le poison. Croyant faire merveille, elle en donne une plus grande quantité à Philonéôs — elle s’imaginait sans doute que, plus elle lui en donnerait, plus elle serait aimée de lui : elle ne se savait pas encore la dupe de ma belle-mère, la catastrophe seulement le lui apprit ; — à notre père, elle en versa moins. 20 Eux répandent quelques gouttes de vin, et prenant en mains la coupe meurtrière, ils boivent pour la dernière fois. Philonéôs expire sur-le-champ ; mon père est attaqué d’une maladie dont, vingt jours plus tard, il mourait. Celle qui servit d’auxiliaire et d’exécutrice a maintenant le salaire qu’elle méritait, bien qu’elle n’eût pas eu l’initiative — après avoir été mise à la roue, elle fut livrée au bourreau[15] ; celle à qui remontent l’initiative et la préméditation l’aura à son tour, si vous et les Dieux le voulez. 21 Voyez maintenant combien ma prière est plus juste que celle de mon frère : ce que je vous demande, c’est de vous faire les vengeurs du mort, victime d’un irréparable forfait ; lui n’intercédera en rien pour le mort, qui mérite tant d’obtenir de vous pitié, secours et vengeance, qui a perdu la vie avant l’âge d’une manière impie et ignominieuse, victime des meurtriers les plus inexcusables ; 22 en revanche, il priera pour la coupable : prière impie et sacrilège, que ne peuvent exaucer, que ne peuvent entendre ni les Dieux ni vous ; il voudra vous persuader d’innocenter un crime qu’elle-même n’a pu se persuader de ne pas commettre. Mais vous n’êtes pas les défenseurs des meurtriers : vous l’êtes de ceux qui ont été victimes d’un meurtre prémédité[16], surtout quand les coupables sont les derniers qui eussent dû l’être. A cette heure, il dépend de vous qu’une juste sentence soit rendue : rendez-la. 23 Aussi bien vous priera-t-il en faveur de sa mère vivante[17] — elle qui a fait périr mon père traîtreusement et d’une manière impie — pour qu’elle échappe, s’il vous persuade, au châtiment de son crime ; moi, au nom de mon père mort, je vous demande que, de toute façon, elle subisse ce châtiment : or, quant à vous, c’est pour que les coupables subissent leur châtiment que vous avez reçu la fonction et le titre de juges. — 24 Ce n’est pas tout : si je me porte accusateur, c’est pour qu’elle expie son crime — c’est pour venger vos lois en même temps que mon père : autre raison pour mériter votre assistance à tous, si je dis vrai ; lui au contraire, c’est pour éviter le châtiment à celle qui a violé les lois, qu’il s’est fait son défenseur. — 25 En somme, lequel des deux est le plus juste, que l’auteur d’un meurtre prémédité soit puni, ou qu’il ne le soit pas ? Qui mérite davantage la pitié, la victime ou la meurtrière ? La victime, j’imagine. Et ceci sera plus conforme à la justice et à la piété, devant les Dieux comme devant les hommes. Je demande donc aujourd’hui que, comme elle a fait périr mon père — sans pitié, sans miséricorde — ainsi elle périsse à son tour[18], frappée par vous et par la justice. 26 Elle a tué avec intention et préméditation ; il est mort, victime d’une mort violente — oui, juges, d’une mort violente, puisqu’il se disposait à s’embarquer et soupait chez un ami à lui ; et elle, qui avait envoyé le poison et à l’instigation de qui il lui a été donné à boire — c’est elle la meurtrière de mon père. Quelle pitié, quel pardon mérite-t-elle donc d’obtenir de vous ou de personne, elle qui n’a pas voulu avoir pitié de son mari, mais qui l’a fait périr d’une manière impie et ignominieuse ? 27 Cette pitié doit aller aux souffrances involontairement subies, et non pas aux crimes volontaires et aux forfaits prémédités. De même qu’elle a tué sans respect et sans crainte ni des Dieux, ni des héros[19], ni des hommes, il faut que, frappée par vous et par la justice, elle n’obtienne de vous ni pardon ni miséricorde ni quelque respect que ce soit : ainsi subira-t-elle le plus juste des châtiments. 28 Je m’étonne de l’audace de mon frère : dans quel état d’esprit a-t-il pu prêter le serment contradictoire en faveur de sa mère et jurer qu’il la savait innocente ? Comment pourrait-on savoir, là où l’on n’a pas été présent ? Or, ce n’est pas, j’imagine, devant témoins que les assassins préparent et machinent leurs coups : c’est le plus secrètement possible et de manière que personne au monde ne soit au courant ; 29 mais ceux qu’ils visent n’en savent rien avant que le crime se consomme et qu’ils se voient perdus. Alors, s’ils en ont encore le temps et la force avant de mourir, ils font venir leurs amis et leurs proches, les prennent à témoins, leur dénoncent leurs meurtriers et leur recommandent solennellement de venger leur injure — 30 telle est la mission que m’a confiée mon père, alors que j’étais enfant et qu’il était atteint de la maladie funeste qui l’a emporté ; — à défaut, ils laissent un écrit, prennent à témoin leurs esclaves et leur révèlent qui est leur meurtrier. Mais lui, c’est à moi, tout jeune encore, qu’il a fait cette révélation et donné ce mandat, juges, et non à ses esclaves.

31 J’ai exposé toute l’affaire ; j’ai rempli mon rôle de défenseur du mort et de la loi ; pour le reste, c’est à vous de consulter votre conscience et de juger selon la justice. Aussi bien, les Dieux infernaux, je pense, veillent sur les victimes.


[1] La valeur des upothéseis est au-dessous du médiocre : ni sur le droit, ni sur les faits, elles ne sont toujours exactes. Des signes certains les dénoncent d’ailleurs comme de basse époque.
[2] Lieu commun, dans un exorde.
[3] Le procès pour meurtre n’est pas proprement une graphê, mais il comporte l’inscription d’une plainte qui est reçue par l’archonte-roi.
[4] On voit le procédé sophistique d’antithèse : il est du même type que la conception d’une équivalence rigoureuse, mais surtout verbale, dans le talion.
[5] Antomomokos. Cet emploi du mot, en matière de dikê phonou est isolé. Le terme  antomosia désigne le serment contradictoire dans les autres procès ; en fait de meurtre, le serment, qui comporte des modalités spéciales, se nomme diomosia.
[6] C’est ce qui se faisait couramment.
[7] Le terme Basanistai désigne les individus (choisis d’un commun accord en matière privée) qui sont chargés de procéder à la torture : ici ce serait l’une des parties.
[8] L’éloge de la torture comme moyen de preuve est courant pendant tout le siècle des orateurs (particulièrement net dans Lycurgue, G. Léokr., 29). En pareille circonstance, c’est un lieu commun obligé (cf. VI, 24).
[9] Cette répétition, qui n’a pas paru suspecte, nous fait l’effet d’une double rédaction
[10] La torture doit trancher la question
[11] Expression poétique, qui prélude assez naturellement à la narration dont la couleur n’est point celle de la prose judiciaire. Dans la seconde partie surtout — dans la scène du meurtre, — ce récit fait penser à celui d’un messager de tragédie ; l’auteur y met visiblement quelque complaisance.
[12] Une esclave probablement.
[13] Divinité de la maison et des biens de la maison : le sacrifice doit s’accomplir chez Philonéôs lui-même. Cf. Isée, VIII, 16.
[14] Ce nom, comme nom réel, ne peut être que suspect : on a voulu y voir un indice que le plaidoyer n’était qu’un exercice d’école, d’un type célèbre. Mais il est plus simple d’y reconnaître le souvenir persistant de la littérature dramatique. Le texte a souffert, cela se comprend : nous en donnons une restitution conjecturale.
[15] On comprend parfois : « elle a péri par la roue » ; mais le texte n’autorise pas cette interprétation : la question par la roue lui a d’abord arraché l’aveu de son crime. C’est qu’aussi bien, à en juger par les pouvoirs que Philonéôs avait sur elle (cf. § i4), cette pallakê est vraisemblablement une esclave.
[16] Ceci ne peut s’appliquer qu’aux membres de l’Aréopage, à la compétence desquels appartient le jugement du phonos ek pronoias.
[17] On a déjà relevé ce jeu d’antithèses (cf. § 5) ; auteur volontaire — victime involontaire, meurtrier vivant — victime morte : la sophistique judiciaire se complaît à toutes ces oppositions.
[18] L’idée traditionnelle du talion est exploitée par la sophistique : elle est restée un lieu commun de l’éloquence judiciaire. Le parallèle longuement poursuivi entre le forfait accompli sans pitié et le châtiment exercé sans miséricorde témoigne peut-être, avec ses répétitions, d’un certain embarras de l’orateur.
[19] La mention des héros n’est pas très attendue ; elle s’explique peut-être parce que leur puissance s’associe à celle des morts et des divinités chthoniennes.