1 Antiphon était fils de Sophilos, du dème de Rhamnunte. 2 Il eut pour maître son père, qui était sophiste et dont on dit qu’Alcibiade, dans sa jeunesse, fréquenta l’école ; c’est ainsi qu’il acquit son éloquence ; quelques-uns pourtant veulent qu’il se soit formé tout seul. Il répugna à entrer dans la vie publique et fonda une école ; 3 il discutait avec Socrate le philosophe sur l’art oratoire, non dans un esprit de chicane, mais avec le dessein de convaincre son adversaire, comme le rapporte Xénophon dans les Mémorables[1]. 4 Il rédigeait aussi des discours pour ses concitoyens qui le lui demandaient, en vue des débats judiciaires : d’après certains témoignages, il fut le premier qui usa de cette pratique. 5 Le fait est qu’aucun discours judiciaire ne subsiste de ses prédécesseurs, non plus que de ses contemporains, parce qu’on n’avait pas encore l’habitude de rédiger les discours : ni de Thémistocle, ni d’Aristide, ni de Périclès ; pourtant les circonstances les invitèrent ou les contraignirent souvent à parler ; et ce n’est pas par impuissance qu’ils ne firent pas oeuvre d’écrivain : on le voit assez par ce qui nous est rapporté dans les historiens sur chacun des personnages que nous venons de mentionner. En tout cas, si haut que nous remontions, on verra que tous ceux que nous pouvons citer comme ayant pratiqué cette forme d’éloquence furent les successeurs d’Antiphon, à un moment où celui était déjà âgé : ainsi Alcibiade, Critias, Lysias, Archinos[2]. 6 Le premier aussi il publia un traité de rhétorique : il avait l’esprit très fin, ce qui le fit surnommer Nestor.
7 Caecilius, dans l’ouvrage qu’il lui consacre, conjecture qu’il fut le maître de Thucydide l’historien, d’après l’éloge que celui-ci en fait. 8 Son éloquence est précise et persuasive, habile dans l’invention, pleine d’art dans les cas embarrassants, sachant tirer des arguments d’une situation obscure ; elle se fonde sur les lois plutôt qu’elle ne vise au pathétique ; elle est surtout préoccupée d’une gravité noble. 9 Il naquit au moment des guerres médiques, et fut le contemporain, un peu plus jeune, de Gorgias. Il vécut jusqu’au renversement de la démocratie par les Quatre Cents, 10 auquel il semble avoir participé ; on le voit tantôt triérarque pour deux navires[3], tantôt stratège plusieurs fois vainqueur ; il acquit au régime des alliances considérables : il arma les hommes en âge de servir, équipa soixante trirèmes, et alla plusieurs fois en ambassade à Lacédémone, lorsque Éétionée avait été fortifiée, au service des Quatre Cents. 11 Après leur chute, il fut l’objet d’une eisangélie[4] en compagnie d’Archeptolémos, un des Quatre Cents ; condamné, il subit les peines qui frappaient la haute trahison : son cadavre fut rejeté sans sépulture et il fut inscrit comme déchu des droits civiques[5], lui et ses descendants. 12 Quelques-uns rapportent qu’il fut exécuté par les Trente : ainsi Lysias dans son discours pour la fille d’Antiphon ; car il eut une fille, que Callaischros se fit adjuger comme épiclère. 13 Qu’il ait été la victime des Trente, c’est ce que rapporte aussi Théopompe, au XVe livre des Philippiques ; mais il doit s’agir d’un autre Antiphon, fils de Lysonidès, que Cratinos cite dans la Bouteille comme un méchant homme : comment celui qui avait déjà été exécuté auparavant, à l’époque des Quatre Cents, aurait-il vécu de nouveau sous les Trente ? 14 Il y a encore une autre version sur sa mort[6] : déjà vieux, il fit le voyage de Syracuse où florissait alors la tyrannie de Denys l’Ancien ; un jour, à table, il s’agissait de savoir quel était le meilleur bronze, et les avis étaient très partagés : « c’est celui, dit-il, dont on fait les Harmodius et les Aristogiton » ; Denys, ayant entendu le propos, et y soupçonnant un encouragement au tyrannicide, en fit exécuter l’auteur. Suivant d’autres, Denys était furieux de ce qu’il avait daubé sur ses tragédies.
15 On attribue à l’orateur soixante discours, dont vingt-cinq sont déclarés apocryphes par Caecilius. 16 Son amour de l’argent a été raillé par Platon le Comique dans le Pisandre. 17 On dit qu’il composa aussi des tragédies, seul et avec Denys le Tyran. 18 Au temps où il s’adonnait à la poésie, il institua un art de guérir les chagrins, analogue à celui que les médecins appliquent aux maladies : à Corinthe, près de l’agora, il disposa un local avec une enseigne où il se faisait fort de traiter la douleur morale au moyen de discours ; il s’enquérait des causes du chagrin et consolait ses malades. Mais, trouvant ce métier au-dessous de lui, il se tourna vers la rhétorique. 19 Certains attribuent aussi à Antiphon le livre de Glaucos de Rhégium Sur les poètes. 20 On loue particulièrement de lui les discours : Sur Hérode ; Contre Érasistratos sur les paons ; Sur l’eisangélie (qu’il écrivit pour sa défense) ; Contre Démosthène le stratège, sur une accusation d’illégalité ; 21 il écrivit aussi un discours contre Hippocrate le médecin, qu’il fit condamner par défaut.
22 Décret rendu sous l’archontat de Théopompos, — l’année du renversement des Quatre Cents — où est décidée la mise en jugement d’Antiphon. Le texte en est donné par Caecilius : 23 « Décision Ju Conseil, le 21e jour de la prytanie, Démonicos du dème d’Alopécé étant secrétaire, Philostrate du dème de Pallène épistate. Proposition d’Andron au sujet des individus dénoncés par les stratèges comme ayant été en ambassade à Lacédémone, au détriment de la cité athénienne et de l’armée[7], comme ayant navigué sur un vaisseau ennemi et étant revenus sur terre par Décélie : qu’Archeptolémos, Onomaclès et Antiphon soient arrêtés et livrés au tribunal à fin de condamnation ; les stratèges, avec une commission du Conseil qu’ils s’adjoindront jusqu’à concurrence de dix membres, les tiendront à la disposition du tribunal, de manière à ce que le jugement ait lieu en leur présence. Les thesmothètes leur enverront citation dans la journée de demain et, les délais d’assignation écoulés, les traduiront devant le tribunal pour crime de haute trahison ; l’accusation sera soutenue par les synégores[8] élus à cet effet, les stratèges et tel autre citoyen qui voudra. Celui que le tribunal aura déclaré coupable sera traité conformément à la loi en vigueur sur les traîtres. »
24 Ce décret est suivi du texte de la condamnation : « Ont été reconnus coupables de haute trahison Archeptolémos, fils d’Hippodamos, du dème d’Agrylé, présent ; Antiphon, fils de Sophilos, du dème de Rhamnunte, présent. Sur l’application de la peine, il a été jugé qu’ils seraient livrés aux Onze, leurs biens confisqués au profit de l’État et, pour un dixième, de la Déesse ; leurs maisons seront abattues, une borne étant placée sur le terrain, avec l’inscription : « A Archeptolémos et à Antiphon, les traîtres » ; les deux démarques intéressés produiront l’inventaire de leurs biens ; il est interdit d’ensevelir Archeptolémos et Antiphon à Athènes et sur tout le territoire de l’empire athénien ; Archeptolémos et Antiphon sont déclarés déchus des droits civiques, eux et leur descendance, légitime ou naturelle ; quiconque adoptera un des descendants d’Archeptolémos et d’Antiphon sera déchu également. Le présent jugement sera gravé sur une stèle de bronze qui sera placée au même endroit que les décrets concernant Phrynichos[9]. »