APOLLODORE

Éétès, Médée, la Toison d'or, Apsyrtos, Talos, la vengeance de Jason, etc.

Ugo Bratelli, 2001

Livre I, 9, 23-28

I, 9, 23. C'est ainsi qu'ils arrivèrent à Mariandyne, ou le roi Lycios les accueillit avec joie. Là, mourut le devin Idmon, blessé par un sanglier ; Tiphys mourut également, et Ancée prit sa place à la barre du navire.

Les Argonautes repartirent. Ayant franchi le Thermodon et le Caucase, ils atteignirent le fleuve Phase, en Colchide. Ils amarrèrent le navire, puis Jason se rendit auprès du roi Éétès, pour lui rapporter ce dont Pélias l'avait chargé, et pour lui demander la Toison. Éétès promit de la lui donner, mais à une condition : Jason devrait atteler à une charrue deux taureaux aux sabots d'airain. Les deux animaux, propriété d'Éétès, étaient un don d'Héphaïstos : énormes, sauvages, aux sabots de bronze, crachant du feu par la bouche. Jason devait atteler ces taureaux, puis semer des dents de dragon. Athéna en avait donné une moitié à Éétès et l'autre moitié à Cadmos pour qu'il les sème à Thèbes. Jason ne savait vraiment pas comment faire pour atteler les deux taureaux. Mais Médée, la magicienne, la fille d'Éétès et de l'Océanide Idaea, tomba amoureuse de lui, et, craignant que Jason ne soit tué par les taureaux, elle décida de l'aider et de les atteler, en cachette de son père. Et elle lui dit qu'elle s'arrangerait pour qu'il obtienne la Toison d'or, à condition qu'il promette de l'épouser et de l'emmener en Grèce avec lui. Jason jura, et Médée lui donna un baume magique, avec lequel il devrait enduire son épée, sa lance, mais aussi son propre corps, avant d'affronter les taureaux : durant un jour entier ce baume le rendrait invulnérable au fer et au feu. Puis elle lui révéla que, tandis qu'il sèmerait les dents du dragon, de la terre surgiraient des hommes, tous armés contre lui. Quand Jason les verrait regroupés, de loin, il devait jeter des pierres au milieu d'eux : alors les hommes commenceraient à combattre les uns contre les autres, et le jeune homme parviendrait à les tuer. À ces paroles, Jason s'enduisit avec l'onguent magique ; il se rendit dans le bois sacré du temple, il trouva les taureaux et, en dépit du fleuve de feu avec lequel ils l'assaillirent, il réussit à les atteler. Puis il sema les dents du dragon, et, de la terre, surgirent des hommes en armes ; quand il les vit tous assemblés, sans se faire voir il leur jeta des pierres : ils commencèrent à se battre les uns contre les autres, Jason s'approcha et les tua. Bien que Jason eût réussi à atteler les taureaux, le roi Éétès refusa de lui donner la Toison d'or ; davantage : il complota de brûler le navire Argo et de tuer tout l'équipage. Mais avant qu'il ne pût mettre son plan à exécution, Médée, de nuit, se rendit auprès de Jason ; elle le mena à la Toison d'or, et, grâce à ses philtres magiques, elle endormit le dragon qui montait la garde. Ainsi put-il s'emparer de la Toison ; ensuite il monta sur le navire. Apsyrtos, le frère de Médée, les accompagna également. Et durant la nuit, ils mirent à la voile.

I, 9, 24. Quand il s'aperçut de ce que Médée avait osé faire, Éétès embarqua sur un navire et se lança à leur poursuite. Médée vit que son père les avait désormais rejoints ; alors elle tua son frère Apsyrtos, elle le découpa en morceaux qu'elle jeta dans la mer. De cette façon, Éétès interrompit sa poursuite pour rassembler les membres épars de son fils. Il rebroussa chemin et ensevelit ce qui était resté d'Apsyrtos dans le lieu qui fut ensuite appelé Tomi. Et à nouveau il chargea un grand nombre de ses sujets de poursuivre le navire Argo, en les menaçant de les châtier comme il aurait châtié Médée, s'ils ne la ramenaient pas. Les Colques s'organisèrent par groupes, et commencèrent les recherches en empruntant des routes diverses.

Quand les Argonautes eurent franchi le fleuve Éridan, Zeus, furieux à cause de l'assassinat d'Apsyrtos, déclencha contre eux une tempête terrible, qui les jeta hors de leur trajectoire. C'est ainsi qu'ils passèrent au-delà des îles Apsyrtides, et le navire émit une prophétie : la colère de Zeus ne cesserait pas si les Argonautes ne se dirigeaient pas vers l'Ausonie, où Circé les purifierait de l'assassinat d'Apsyrtos. Ayant franchi le territoire des Ligures et des Celtes, ils traversèrent la mer de Sardaigne, longèrent la côte tyrrhénienne et atteignirent Ééa, où, comme des suppliants, ils se présentèrent à Circé, et ils furent finalement purifiés.

I, 9, 25. Ils traversèrent ensuite les îles des Sirènes, et ce fut Orphée qui contint les Argonautes, en entonnant un chant plus beau encore que celui des Sirènes. Seul Butès se jeta dans la mer pour les rejoindre, mais Aphrodite l'enleva et le mena au cap Lilybée, où il s'établit.

Après les Sirènes, le navire rencontra Charybde et Scylla, et les roches Planctes, sur lesquels s'élevaient des flammes infinies et des colonnes de fumée. Héra appela Thétis et les Néréides pour qu'elles apportent leur aide au navire, et ainsi il put passer sans difficulté.

Puis ils longèrent la côte de la Trinacrie, où paissent les troupeaux d'Hélios, et ils atteignirent Corcyre, l'île des Phéaciens, où régnait Alcinoos. Les Colques qui les poursuivaient, entre-temps, ne parvenant pas à rejoindre le navire Argo, décidèrent de s'établir sur les monts Cérauniens, tandis qu'un autre groupe se dirigea vers l'Illyrie, et colonisa les îles Apsyrtides. Mais un troisième groupe arriva dans l'île des Phéaciens ;  il trouva le navire Argo ; et les Colques réclamèrent Médée au roi Alcinoos. Celui-ci répondit que si la jeune fille s'était déjà unie à Jason, il était juste qu'elle reste avec lui ; mais si elle était vierge, il la renverrait à son père. Arété, la femme d'Alcinoos, en cachette de son mari, courut aussitôt provoquer l'union de Médée et de Jason ; c'est ainsi que les Colques demeurèrent vivre dans l'île des Phéaciens, et les Argonautes repartirent avec Médée.

I, 9, 26. Pendant la nuit, le navire fut assailli par une terrible tempête ; mais Apollon s'installa sur les rochers Mélantiens, et, en décochant des foudres sur la mer, il l'illumina : ainsi ils purent voir qu'il y avait une île non loin ; ils y abordèrent et l'appelèrent Anaphé, parce qu'elle était apparue (anaphanènai) à l'improviste, contre toute espérance. Puis ils élevèrent un autel à Apollon Lumineux, et préparèrent un festin pour le sacrifice. Douze esclaves, qui avaient été offertes à Médée par Arété, au cours du festin dansèrent et se moquèrent de leurs maîtres : c'est pour cette raison qu'encore aujourd'hui il est d'usage que les femmes sortent des plaisanteries amusantes pendant le sacrifice.

Ayant repris le voyage, les Argonautes atteignirent la Crète ; mais la présence de Talos les empêcha de pénétrer dans le port. Ce Talos, aux dires de certains, appartenait encore à la race de Bronze ; d'autres disent toutefois qu'il avait été offert à Minos par Héphaïstos. C'était un homme tout en bronze, même si certains soutiennent que c'était un taureau. Il avait une veine unique, qui parcourait son corps depuis la nuque jusqu'aux chevilles, et, à l'extrémité de cette veine, il y avait un clou en bronze qui la fermait. Talos, en tant que sentinelle, faisait chaque jour trois fois le tour de l'île : ayant aperçu le navire Argo qui s'approchait de la côte, il commença à le prendre pour cible avec de grosses pierres. Mais Talos aussi fut embobiné par Médée, et il mourut. Certains disent qu'avec ses drogues Médée le rendit fou ; d'autres au contraire que cela se passa de cette façon : Médée lui promit l'immortalité, et, tout au contraire, elle lui enleva le clou qui fermait sa veine, de façon que tout son ichor[1] s'échappa, et Talos mourut. Suivant une autre version, il mourut parce que Poéas lui décocha une flèche dans le talon.

Après une halte d'une nuit, les Argonautes parvinrent à Égine pour y puiser de l'eau, et ils firent une course pour savoir qui la portait le plus vite. De là, ils passèrent à travers le bras de mer, entre l'Eubée et la Locride, et ils atteignirent finalement Iolcos, après avoir navigué en tout quatre mois.

I, 9, 27. Entre-temps, Pélias, qui n'aurait jamais imaginé que les Argonautes reviendraient, avait comploté pour tuer Éson ; mais ce dernier lui avait demandé de pouvoir au moins se donner la mort seul : après avoir accompli un sacrifice, il but tranquillement du sang de taureau, et il mourut. La mère de Jason également maudit Pélias, puis elle se pendit, laissant un enfant encore dans des langes, Promachos. Et Pélias tua également le petit abandonné. Jason arriva et lui remit la Toison d'or ; puis il attendit le moment opportun pour se venger de tout ce qu'il avait subi. Un jour, il navigua avec ses nobles compagnons en direction de l'Isthme, et il consacra le navire à Poséidon. Puis il demanda à Médée d'imaginer un moyen de faire payer ses fautes à Pélias. Médée se rendit alors au palais de Pélias, et elle persuada ses filles de découper leur père en morceaux, puis de le faire bouillir, en promettant qu'avec ses philtres il redeviendrait jeune ; et elle en fournit aussi une preuve éclatante : ayant découpé un bélier, elle le fit bouillir et redevenir agneau. À présent convaincues, les jeunes filles démembrèrent leur père, et le mirent à bouillir. Acaste l'ensevelit, en présence des citoyens de Iolcos, puis il bannit Jason et Médée de la cité.

I, 9, 28. Tous deux se rendirent alors à Corinthe, où ils vécurent sereinement pendant dix années, jusqu'à ce que Créon, le roi de la ville, fiança sa fille Glaucé avec Jason : ce dernier répudia Médée et épousa la princesse. Médée prit les dieux à témoins, au nom desquels Jason lui avait juré fidélité ; et elle l'accusa d'ingratitude. Ensuite elle envoya comme cadeau à la jeune épouse un péplos enduit de poisons : dès que la jeune femme l'eut endossé, elle mourut aussitôt, consumée par un feu violent ; et son père mourut avec elle en essayant de la sauver. Quant aux enfants qu'elle avait eus de Jason, Merméros et Phérétès, Médée les tua. Puis elle monta sur le char du Soleil, tiré par des dragons ailés, et se réfugia à Athènes. Une autre version de la légende soutient au contraire que Médée, avant de s'enfuir, laissa ses fils encore enfants comme suppliants devant l'autel d'Héra Acraia : mais le peuple de Corinthe les arracha de là et les massacra.

Médée, donc, atteignit Athènes, où elle épousa Égée, et enfanta un fils, Médos. Mais par la suite, ayant comploté contre la vie de Thésée, elle fut bannie de la cité et s'exila avec son fils Médos. Ce dernier assujettit de nombreux peuples barbares, et il appela toute la région de son nom, la Médie. Puis il mourut en combattant contre les Indiens. Médée revint en secret en Colchide ; elle découvrit que son père Éétès avait été dépossédé du pouvoir par son frère Persès ; alors elle le tua et rétablit son père sur le trône.

Fin du livre premier


[1] L'équivalent du sang, (fluide ?) pour les êtres divins.