Cest par hasard, Pénélope, que ton affectueuse lettre est enfin parvenue au malheureux Ulysse. En reconnaissant ta main chérie et ton cachet fidèle, il sest senti soulagé de ses longs tourments.
Tu maccuses de paresse. Ah ! combien jaimerais mieux que cette imputation fût fondée, que davoir à te raconter tout ce que jai souffert, et tout ce que je dois souffrir encore ! Ce nest pas le reproche que me fit la Grèce, quand une feinte démence enchaînait mes vaisseaux dans le port dIthaque : je navais ni le désir ni la forcé de renoncer à tes caresses ; toi seule étais la cause de mon apparente folie. Pour toute réponse à ta lettre, je me hâtais de mettre à la voile ; mais les vents se sont opposés à mon départ.
Je ne suis point retenu à Troie, qui est devenue un objet de haine pour les femmes de la Grèce : Troie nest plus quun monceau de cendres et quun champ désolé. La mort a frappé Déiphobe, Asius, Hector, et tous ceux qui tinspiraient des craintes. Jai échappé aux dangers de la guerre en tuant Rhésus, roi des Thraces, et jai emmené dans mon camp ses chevaux captifs. Jai enlevé sain et sauf dans le temple de Minerve le gage sacré de la victoire. Renfermé dans le cheval de bois, je nai point éprouvé de terreur, malgré les dangereuses suggestions de Cassandre, qui sécriait : «Troyens, brûlez, brûlez le cheval ; ce colosse imposteur renferme des Grecs, qui vont porter les derniers coups aux malheureux Troyens ! » Le corps dAchille était privé des honneurs du tombeau ; je lemportai sur mes épaules, et le rendis à Thétis. Les Grecs ont noblement récompensé mon zèle, en moffrant les armes du héros dont javais sauvé la dépouille. Mais, hélas ! elles sont ensevelies dans les ondes. Je nai plus ni flotte, ni compagnons ; la mer a tout englouti.
II ne me reste plus que lamour, lamour qui fait tout supporter, et qui ma soutenu au milieu de tant dinfortunes. Rien na pu en triompher, ni la fille de Nisus entourée de chiens avides, ni les gouffres bouillonnants de Charybde, ni le cruel Antiphate, ni la sirène Parthénope, malgré ses perfides accents. En vain Circé recourut aux philtres de Colchos ; en vain Calypso moffrait un hymen solennel. Toutes deux eurent beau me promettre limmortalité, et massurer quelles mouvriraient le chemin des enfers ; et pourtant, au mépris dun si bel avenir, toi seule occupais mes pensées, destinée que jétais à tout souffrir sur la terre et sur les flots.
Mais, peut-être préoccupée dun nom de femme, nachèveras-tu pas ma lettre sans inquiétude ; peut-être Circé et Calypso ont-elles depuis longtemps fait naître en toi quelque trouble inconnu. Et moi, lorsque jai lu les noms dAntinoüs, de Polybe et de Médon, tout mon sang nétait-il pas glacé dans mes veines ? Parmi tant de jeunes poursuivants, au milieu des fumées du vin (hélas ! sur quelle preuve mappuyer pour le croire ?), tu restes toujours pure !... Mais si tes yeux sont toujours mouillés de larmes, pourquoi quelques amants ont-ils su te plaire ? Pourquoi tes pleurs nont-ils pas altéré ta beauté ?... Déjà même tu serais engagée dans de nouveaux liens, sans lheureux stratagème de cette toile, que tu défais adroitement à mesure quelle sachève. Tendre artifice ! ... mais aurait-il le même succès toutes les fois que tu détournerais les veux de ton travail ?
O Polyphème, que nai-je péri au fond de ton antre ! La mort meût épargné de si grands maux. Que ne suis-je tombé sous le fer dun Thrace, quand mes vaisseaux errants mouillèrent à Ismare ! Que nai-je été la proie de limpitoyable Pluton, le jour où suspendant le cours des destinées, je revins des ondes du Styx ! Là, jai revu (cest en vain que tu gardes sur ce point le silence) ma mère qui vivait encore à mon départ. Elle avait donné dans les mêmes travers. Aussi, pour éviter mes reproches, elle a fui, et sest trois fois dérobée à mes embrassements. Jai vu lintrépide Protésilas qui, au mépris des oracles, porta le premier la guerre dans la patrie dHector. Heureux époux ! sa vertueuse femme laccompagne en souriant au milieu des ombres courageuses. La Parque navait pas encore compté ses jours. Mais quil est doux de devancer, comme elle, les ordres du Destin ! Jai vu (non sans répandre des larmes) Agamemnon, hélas ! inondé de sang. En vain il avait échappé au désastre de Troie, à la fureur de Nauplius et aux écueils de lîle dEubée ; il expira frappé de mille coups, tandis quil acquittait un voeu pour remercier Jupiter de son heureux retour. Tel est le noble châtiment que lui avait préparé son épouse, quoiquelle eût aussi des amants.
Et moi, lorsque, parmi les Troyennes captives, on distinguait la femme et la sueur dHector, quelle a été ma récompense davoir choisi la vieille Hécube pour tépargner le soupçon dun amour adultère ? Cest elle qui la première lança contre mes vaisseaux une sinistre prédiction, et lon ne retrouva plus ses membres. Des aboiements avaient succédé à ses plaintes lamentables ; elle était devenue tout à coup immobile sous les traits dune chienne enragée. Thétis, par ce prodige, troubla le calme de la mer ; Éole déchaîna les autans furieux. Depuis ce jour, je promène mes malheurs dans tout lunivers, et je suis partout le jouet des vents et des flots.
Mais si Tirésias sest montré non moins infaillible augure pour le bien que pour le mal, après avoir vérifié ses oracles par mes infortunes sur la terre et sur les eaux, je commence à voguer sous de plus heureux auspices. Minerve, devenue ma compagne sur un rivage inconnu, dirige mes pas chez des peuples hospitaliers. Elle mapparut pour la première fois après les funérailles dIlion. Pendant le siège, je navais éprouvé que sa rigueur. Lattentat dont le fils dOïlée se rendit seul coupable, attira sur tous les Grecs la funeste colère de cette déesse. Elle sut aussi te châtier, Diomède, toi dont elle avait naguère fait triompher les armes ; car, tu viens, comme moi, derrer autour du monde. Elle frappa Teucer, fils de Télamon, après lenlèvement dHélène. Elle punit également le chef qui commandait les mille vaisseaux.
Bienheureux Ménélas ! dans quelque condition que tu te sois trouvé avec ton épouse chérie, elle ne ta causé aucun chagrin. Que le vent suspendît ou favorisât la traversée, rien ne nuisit à votre amour ; ni les airs ni les flots narrêtèrent vos baisers ; vous étiez toujours prêts à vous élancer dans les bras lun de lautre. Puissé-je naviguer ainsi, ma chère Pénélope ! tu apaiserais le courroux des flots ; avec toi, je naurais aucun malheur à redouter. Maintenant même, en apprenant par ta lettre que Télémaque est, comme toi, sain et sauf, tous mes maux me paraissent légers. Cependant je me plains de ce quil voyage encore sur des mers orageuses pour se rendre à Sparte et à Pylos. La piété filiale saltère au milieu de tant de périls ; on a eu tort dexposer Télémaque à linconstance des flots.
Mais son voyage touche à sa fin. Un devin a prédit que nous nous rencontrerions sur le même rivage. « Cher enfant, tu jouiras des embrassements des tiens. Je me ferai reconnaître à toi seul. Cache bien ta joie ; renferme-la dans le fond de ton coeur. Point de lutte violente, point de guerre ouverte. » Tel a été lavis du devin inspiré par Apollon. Peut-être, avant quon ait goûté aux vins et aux mets, ma vengeance trouvera-t-elle loccasion de vider mon carquois ; et le mépris quon avait pour Ulysse, ô ma chère Pénélope, se changera tout à coup en admiration. Quil se hâte donc, quil se hâte de luire cet heureux jour qui ravivera notre ancien hyménée, et qui fixera enfin ton époux près de toi.