II

RÉPONSE DE DÉMOPHON A PHYLLIS.

C’est de sa ville natale que Démophon écrit à Phyllis, et Démophon n’a pas oublié qu’il lui doit sa patrie. Il n’a brûlé que pour Phyllis, il n’a désiré qu’elle pour épouse, et il est maintenant moins heureux qu’il ne le fut près d’elle.

O ma chère Phyllis, les infortunes de Thésée, que tu craignais à tort d’avoir pour beau-père, auraient-elles ébranlé ton amour ?... Quelle honte pour moi !... Un étranger l’a chassé de son trône. Voilà le terme où l’a conduit une longue vieillesse, lui qui, naguère digne émule du grand Alcide, vainquit les Méotides armées de boucliers, lui qui força Minos, son redoutable ennemi, à devenir son beau-père, Minos, qu’avait frappé d’étonnement la fuite du monstre issu de son sang.

Qui le croirait ? On m’accuse d’avoir été la cause de son exil ; et mon frère ne me laisse pas libre de me justifier ou de me taire. «Tandis que tu pressais ton mariage avec ta chère Phyllis, me dit-il, tandis que tu fixais tes feux auprès d’une étrangère, le temps a fui d’une aile rapide, et le jour du deuil a devancé ton retour. Si tu n’as pu prévenir ce désastre, tu peux du moins le réparer. Quel charme trouves-tu donc dans le royaume de Thrace, pour préférer une maîtresse à ta patrie ? » Telles sont les vives remontrances d’Acamas ; tels sont aussi les reproches d’Éthra, qui touche à la fin de sa triste carrière ; elle craint que ses petits-fils ne lui ferment point les yeux, et sans cesse elle m’accuse d’avoir par mes délais occasionné ce malheur.

Enfin, te le dirai-je ? lorsque mon navire mouillait dans les eaux de la Thrace, tous deux ils s’écrièrent :

«Que tardes-tu, Démophon ? les vents appellent tes voiles. Songe, songe à tes dieux Pénates. Fais comme celle que tu adores : son amour l’a fixée dans sa patrie. Sans doute elle désiré que tu la rejoignes ; mais elle ne s’engage point à t’accompagner au retour. Elle préfère à ton empire un royaume étranger.

Souvent, je m’en souviens, j’opposai le silence à ces reproches, et je fis des voeux pour que les vents me fussent contraires ; souvent, au moment du départ, t’enlaçant dans mes bras, je voyais avec plaisir la mer enfler ses vagues menaçantes. Non, je ne craindrai pas de le déclarer même devant mon père : « C’est à tes bienfaits que je dis ma liberté. Ce n’est point avec indifférence que je me suis séparé de ma chère Phyllis. Au lieu de me hâter de mettre à la voile, j’ai confondu mes larmes avec les siennes, et, plus d’une fois, occupé de la consoler, j’ai oublié le jour fixé pour mon départ. Enfin, je suis parti avec des rameurs de la Thrace. Phyllis n’avait pu me les refuser ; mais elle leur avait recommandé de conduire lentement mon navire. O mon père, pardonne-moi, cet aveu. Toi-même, souviens-toi de la fille de Minos ; ton coeur n’a pas encore oublié cet ancien amour ; et, toutes les fois que tu regardes les astres, tu te dis en secret : L’étoile qui brille au ciel fut jadis mon amante. Dans la suite, Bacchus te supplia de lui accorder cette épouse chérie ; mais on lui reproche de l’avoir abandonnée.

Et moi aussi, comme mon père, on me traitera de parjure ; et la cruelle Phyllis n’examinera pas les causes de mon retard. Eh quoi ! peux-tu douter de mon retour, quand je te jure que je ne suis enchaîné par aucun autre lien ? N’as-tu jamais ouï parler des désordres du palais de Thésée et des malheurs de sa famille ? Ignores-tu que je pleure une mère qui se donna la mort avec un lacet fatal ? Hélas ! un plus triste sujet de douleur m’accable de tristesse. Tu connais le sort de mon frère Hippolyte : l’infortuné périt entraîné dans les flots par ses chevaux épouvantés.

Je ne prétends point m’excuser, quoique le sort me fournisse mille motifs pour différer encore ; je ne te demande qu’un court délai. Je dois, avant tout, m’occuper des obsèques de mon père ; il convient que je lui élève un magnifique tombeau. De grâce, accorde-moi du temps. Mon absence n’est pas une perfidie ; il n’est point de royaume que je ne préfère au tien. Tout le bonheur que j’ai goûté après la ruine de Troie, toutes les douces émotions que m’ont fait éprouver les combats et ma traversée, c’est à la Thrace que je les dois : cette nouvelle patrie captive mon coeur ; toi seule, Phyllis, tu peux mettre fin à mes peines.

Oh ! si tu conserves les mêmes sentiments, je serai peu ébloui de mon riche palais, qui égale en grandeur la citadelle d’Athènes ; je ne m’affligerai plus des malheurs de mon père, ni des crimes de ma mère ; je verrai enfin s’élever l’étoile du bonheur. Que dis-je ? si tu deviens mon épouse, je ne craindrai pas de retourner à Troie et d’y combattre encore pendant dix ans. Tu serais pour moi Pénélope, que l’univers entier vante comme le plus beau modèle de la fidélité conjugale, Pénélope qui, en tissant une toile trompeuse, ajourna, dit-on, par un tendre artifice, l’ardeur empressée de ses amants, et qui, la nuit, défaisait l’ouvrage qu’elle hâtait le jour, pour le recommencer le lendemain.

Mais peut-être, Phyllis, crains-tu que les Thraces, dédaignés, ne refusent ta main. Cruelle, pourrais-tu donc chercher parmi eux un époux ? Aurais-tu le courage d’agréer leurs feux ? Ne craindrais-tu pas qu’on ne te reprochât ta perfidie ? Oh ! quels seraient ta honte et tes regrets, quand tu apercevrais au loin mes voiles ! combien tu condamnerais alors, mais trop tard, tes soupçons téméraires ! « Hélas ! dirais-tu, Démophon m’était resté fidèle ; Démophon m’est revenu après avoir essayé peut-être la fureur des vents et le courroux des flots. Hélas ! pourquoi me suis-je hâtée de le supposer coupable ? O douleur ! je l’accusais d’inconstance, et j’ai trahi sa foi !

Persiste dans ta résolution, Phyllis, si tu veux que plus tard je ne sois pas pour toi un sujet de douleur... De quel lacet, malheureuse ! de quelle mort me parles-tu ? Les dieux de la Thrace ne sont déjà que trop barbares. Grâce ! je t’en supplie ; cruelle, n’accable pas d’une flétrissure nouvelle ma famille déjà connue par ses perfidies. Ariane abandonnée peut, en partie, excuser mon père. Non, je ne mérite pas d’être appelé coupable.

Maintenant, que les vents qui ont amené mon navire emportent ma lettre. Mon coeur est près de toi ; mais un motif sacré me retient ici.