O Nymphe, que puis-je opposer à tes justes plaintes ? Je cherche des raisons, et je nen trouve point, je lavoue : je ne sens que mon crime ; un autre amour mempêche de mexpliquer. Quand il nexciterait pas ton dépit, je serais le premier à me déclarer coupable ; et pourtant ta colère serait peu fondée. En vain tu voudrais me condamner : lamour massujettit à ses lois en me consumant dune nouvelle flamme. Tu es la première sans doute, qui as reçu ma foi ; mais jétais bien jeune quand jacceptai ta main. Je navais pas encore de puissance. Mon père, dont tu maccuses dêtre fier, devait massocier à son empire. Lorsque je ramenais avec toi les brebis des pâturages, je ne pensais pas avoir pour frère Déiphobe ou Hector ; je connaissais Hécube sous le nom de reine plutôt que sous celui de mère, et tu méritais de rester sa belle-fille.
Mais lAmour ne raisonne pas. Rentre en toi-même, chère Oenone. Je tai offensée, et néanmoins tu mécris que tu maimes encore. Les Faunes et les Satyres ont beau te demander en mariage, tu nas pas oublié ma dédaigneuse flamme. Que dis-je ? les Destins secondent mon nouvel amour et ma soeur, qui lit dans lavenir, me lavait prédit. Le nom de la fille de Tyndare nétait pas encore parvenu à mes oreilles, et déjà elle avait annoncé quHélène népouserait point un Grec.
Sa prédiction est accomplie : tu le vois, la blessure est faite ; je suis réduit à te supplier de vouloir bien la guérir. Tu es larbitre de ma vie et de ma mort ; accepte un coeur qui vivra désormais pour toi. Les paroles de Cassandre, je men souviens, tarrachèrent des larmes, et tu técrias : « Loin de moi ce malheur ! si tel est lordre des Destins, quils me ravissent tout, jy consens ; mais quils nenlèvent point Pâris à mon amour. » Ah ! pardonne-moi ; lAmour, qui me rend insensible à tes alarmes, et qui me force à renoncer à ta tendresse, lAmour se joue aussi de toi. Maître des dieux, il peut à son gré armer de cornes le front de Jupiter, ou lui donner des ailes. Lunivers nadmirerait point la beauté dHélène (que le ciel fit, hélas ! pour embraser mon coeur), si Jupiter navait emprunté les traits dun cygne. Déjà il était descendu en pluie dor sur le sein de Danaé ; il avait parcouru lIda sous la forme dun oiseau, et sétait arrêté près des génisses de Cadmus. Qui eût pensé que linvincible Hercule aurait un jour tenu la quenouille dOmphale ? Cependant lAmour lassujettit à filer la laine. On dit même quil porta les habits de sa maîtresse, tandis quelle endossait la dépouille du lion de Némée.
Oenone, je me rappelle, à ma honte, que tu as dédaigné pour moi lhommage dApollon. Je nétais pas plus beau que lui ; mais lAmour, en lançant sur toi ses traits, na consulté que son caprice. Console-toi, pourtant ; si je tai sacrifiée, cest à une digne rivale : Hélène est fille de Jupiter. Mais léclat de sa naissance nest pas ce qui me touche, et sa ravissante beauté lui fait tort. O Nymphe, que nai-je été regardé comme un juge ignorant sur la cime de lIda ! je ne serais point victime du courroux de Junon et de Pallas, pour mêtre prononcé en faveur de la déesse de Cythère. Vénus enflamme soudain les coeurs dune ardeur mutuelle, et tempère, à son gré, les feux de son fils. Cependant elle na pu se garantir elle-même de ses propres traits : son sein a été cruellement percé des flèches quelle lançait aux autres. Son époux la surprit avec Mars, et sen plaignit amèrement à Jupiter, en présence de tous les dieux. Mars indigné abandonna la terre. Vénus choisit alors un mortel pour amant : cest pour Anchise quelle voulut être belle. Ainsi fut vengée linjure faite aux deux autres déesses. Faut-il donc sétonner que Pâris ait succombé à lamour, quand Vénus na pu sy dérober elle-même ? Je me suis attaché librement à la femme quidolâtre Ménélas, et elle a spontanément accompagné un homme libre.
Mais, je le prévois, son enlèvement va mattirer une guerre formidable : déjà mille vaisseaux se dirigent sur Pergame. Eh ! qui oserait blâmer de tels apprêts ? La beauté dHélène mérite bien que les rois sarment pour elle. Si tu en doutes, regarde les Atrides ; ils ont déjà le glaive en main. Quils la réclament donc à force ouverte ; mon bras saura la protéger.
Si tu te flattes de pouvoir changer son coeur, que nas-tu recours à tes philtres et à tes enchantements ? Nul nest plus savant que toi dans lart dApollon, et tu sais interpréter les songes que nous envoie Diane. Je me souviens davoir obscurci avec toi la lumière des astres en dérobant la lune au ciel. Un jour je fus surpris de voir errer, au milieu des taureaux que je faisais paître, des lions subjugués par tes magiques accents. Parlerai-je du Xanthe et du Simoïs, que tes charmes forcèrent à remonter vers leur source ? Combien de fois ton père lui-même, cédant à ta puissance, ne sarrêta-t-il pas au milieu de ses ondes enchantées ? Oenone, cest aujourdhui ton tour : déploie toutes les ressources de ton art pour dissiper mes feux, ou pour éteindre les tiens.