III

RÉPONSE DE PARIS A OeNONE

O Nymphe, que puis-je opposer à tes justes plaintes ? Je cherche des raisons, et je n’en trouve point, je l’avoue : je ne sens que mon crime ; un autre amour m’empêche de m’expliquer. Quand il n’exciterait pas ton dépit, je serais le premier à me déclarer coupable ; et pourtant ta colère serait peu fondée. En vain tu voudrais me condamner : l’amour m’assujettit à ses lois en me consumant d’une nouvelle flamme. Tu es la première sans doute, qui as reçu ma foi ; mais j’étais bien jeune quand j’acceptai ta main. Je n’avais pas encore de puissance. Mon père, dont tu m’accuses d’être fier, devait m’associer à son empire. Lorsque je ramenais avec toi les brebis des pâturages, je ne pensais pas avoir pour frère Déiphobe ou Hector ; je connaissais Hécube sous le nom de reine plutôt que sous celui de mère, et tu méritais de rester sa belle-fille.

Mais l’Amour ne raisonne pas. Rentre en toi-même, chère Oenone. Je t’ai offensée, et néanmoins tu m’écris que tu m’aimes encore. Les Faunes et les Satyres ont beau te demander en mariage, tu n’as pas oublié ma dédaigneuse flamme. Que dis-je ? les Destins secondent mon nouvel amour et ma soeur, qui lit dans l’avenir, me l’avait prédit. Le nom de la fille de Tyndare n’était pas encore parvenu à mes oreilles, et déjà elle avait annoncé qu’Hélène n’épouserait point un Grec.

Sa prédiction est accomplie : tu le vois, la blessure est faite ; je suis réduit à te supplier de vouloir bien la guérir. Tu es l’arbitre de ma vie et de ma mort ; accepte un coeur qui vivra désormais pour toi. Les paroles de Cassandre, je m’en souviens, t’arrachèrent des larmes, et tu t’écrias : « Loin de moi ce malheur ! si tel est l’ordre des Destins, qu’ils me ravissent tout, j’y consens ; mais qu’ils n’enlèvent point Pâris à mon amour. » Ah ! pardonne-moi ; l’Amour, qui me rend insensible à tes alarmes, et qui me force à renoncer à ta tendresse, l’Amour se joue aussi de toi. Maître des dieux, il peut à son gré armer de cornes le front de Jupiter, ou lui donner des ailes. L’univers n’admirerait point la beauté d’Hélène (que le ciel fit, hélas ! pour embraser mon coeur), si Jupiter n’avait emprunté les traits d’un cygne. Déjà il était descendu en pluie d’or sur le sein de Danaé ; il avait parcouru l’Ida sous la forme d’un oiseau, et s’était arrêté près des génisses de Cadmus. Qui eût pensé que l’invincible Hercule aurait un jour tenu la quenouille d’Omphale ? Cependant l’Amour l’assujettit à filer la laine. On dit même qu’il porta les habits de sa maîtresse, tandis qu’elle endossait la dépouille du lion de Némée.

Oenone, je me rappelle, à ma honte, que tu as dédaigné pour moi l’hommage d’Apollon. Je n’étais pas plus beau que lui ; mais l’Amour, en lançant sur toi ses traits, n’a consulté que son caprice. Console-toi, pourtant ; si je t’ai sacrifiée, c’est à une digne rivale : Hélène est fille de Jupiter. Mais l’éclat de sa naissance n’est pas ce qui me touche, et sa ravissante beauté lui fait tort. O Nymphe, que n’ai-je été regardé comme un juge ignorant sur la cime de l’Ida ! je ne serais point victime du courroux de Junon et de Pallas, pour m’être prononcé en faveur de la déesse de Cythère. Vénus enflamme soudain les coeurs d’une ardeur mutuelle, et tempère, à son gré, les feux de son fils. Cependant elle n’a pu se garantir elle-même de ses propres traits : son sein a été cruellement percé des flèches qu’elle lançait aux autres. Son époux la surprit avec Mars, et s’en plaignit amèrement à Jupiter, en présence de tous les dieux. Mars indigné abandonna la terre. Vénus choisit alors un mortel pour amant : c’est pour Anchise qu’elle voulut être belle. Ainsi fut vengée l’injure faite aux deux autres déesses. Faut-il donc s’étonner que Pâris ait succombé à l’amour, quand Vénus n’a pu s’y dérober elle-même ? Je me suis attaché librement à la femme qu’idolâtre Ménélas, et elle a spontanément accompagné un homme libre.

Mais, je le prévois, son enlèvement va m’attirer une guerre formidable : déjà mille vaisseaux se dirigent sur Pergame. Eh ! qui oserait blâmer de tels apprêts ? La beauté d’Hélène mérite bien que les rois s’arment pour elle. Si tu en doutes, regarde les Atrides ; ils ont déjà le glaive en main. Qu’ils la réclament donc à force ouverte ; mon bras saura la protéger.

Si tu te flattes de pouvoir changer son coeur, que n’as-tu recours à tes philtres et à tes enchantements ? Nul n’est plus savant que toi dans l’art d’Apollon, et tu sais interpréter les songes que nous envoie Diane. Je me souviens d’avoir obscurci avec toi la lumière des astres en dérobant la lune au ciel. Un jour je fus surpris de voir errer, au milieu des taureaux que je faisais paître, des lions subjugués par tes magiques accents. Parlerai-je du Xanthe et du Simoïs, que tes charmes forcèrent à remonter vers leur source ? Combien de fois ton père lui-même, cédant à ta puissance, ne s’arrêta-t-il pas au milieu de ses ondes enchantées ? Oenone, c’est aujourd’hui ton tour : déploie toutes les ressources de ton art pour dissiper mes feux, ou pour éteindre les tiens.