Nous ne savons presque rien de Cébès. Il naquit à Thèbes, en Béotie, vers la fin du Ve siècle avant Jésus-Christ. Avec Simmias, son compatriote, il fut sans doute un des auditeurs du pythagoricien Philolaos qui dut séjourner à Thèbes vers le même temps. Il devint ensuite un ami de Socrate. Platon le met au nombre des interlocuteurs du Phédon. Diogène Laërce lui attribue la composition de trois dialogues, parmi lesquels il compte le Tableau. C’est le seul des ouvrages de ce philosophe qui nous soit parvenu. Toutefois, certains critiques prétendent, à raison ou à tort, que ce Tableau n’est pas de Cébès de Thèbes, mais qu’il est l’oeuvre d’un stoïcien de Cizyque portant le même nom et vivant aux environs de l’ère chrétienne.
Quoi qu’il en soit, ce Tableau, par la conduite générale du dialogue et par les idées qu’il allégorise, nous rappelle à la fois, et la méthode d’interrogation socratique et les idées religieuses et morales que le pythagorisme et le platonisme avaient rendu courantes. Ce Tableau est une allégorie des destinées de l’âme humaine. Des jeunes gens l’aperçoivent parmi les offrandes diverses consacrées dans un temple, le considèrent et n’arrivent pas à comprendre sa signification. Un vieillard survient ; et, grâce à ses explications, le sens de cette composition et sa portée symbolique leur deviennent lisibles.
Écrite avec art, et pensée avec foi, cette allégorie se lit avec un intérêt d’autant plus profitable que l’esprit en sent mieux la subtile leçon.
1. — Nous nous promenions par hasard dans le sanctuaire de Cronos, à l’intérieur duquel nous contemplions des offrandes multiples et variées. Devant le temple, avait été également consacré un tableau qui représentait, en style étranger, des allégories singulières. Nous ne pûmes pas les coordonner, ni même, en fin de compte, savoir ce qu’elles étaient. Ce n’était pas, en effet, une cité qui nous semblait avoir été dessinée, ni un camp. Mais c’était une enceinte qui en renfermait deux autres, l’une plus grande, l’autre plus resserrée. Une porte se voyait sur la première enceinte, et, vers cette porte, une foule nombreuse nous paraissait se presser. A l’intérieur, dans l’enceinte, on apercevait une multitude de femmes. Et, à l’entrée de la porte de cette première enceinte, un vieillard, debout, avait l’air de donner des ordres à la foule qui entrait.
2. — Comme depuis longtemps nous étions, les uns et les autres, dans l’embarras, au sujet de cette allégorie, un vieillard qui se trouvait là :
— Il n’y a rien de bien étrange, dit-il, à ce que vous soyez, vous, étrangers, dans l’embarras au sujet de ce tableau, puisqu’un grand nombre de ceux de ce pays ne savent pas ce que peut signifier cette allégorie. Cette offrande n’est pas d’un citoyen ; elle est d’un étranger qui vint ici jadis, et qui, homme de sens et de grande sagesse, témoignait, par ses paroles et par ses actes, qu’il était animé d’un grand zèle pour mener une vie selon Pythagore et selon Parménide. Ce fut lui qui consacra à Cronos, et ce sanctuaire et cette peinture.
— As-tu donc, répondis-je, vu et connu personnellement cet homme ?
— Je l’ai aussi fort longtemps admiré, bien que je fusse jeune. Il discourait sur mille graves sujets, et je l’ai entendu expliquer maintes fois le sujet de cette allégorie.
3. — Par Zeus ! répondis-je, si aucune pressante affaire ne te retient, redis-nous cette explication. Nous sommes, en effet, fort désireux d’écouter ce que ce mythe signifie.
— Je n’y vois, étrangers, aucun empêchement. Mais il faut d’abord que vous soyez prévenus que cette explication comporte quelque risque.
— Quel risque, repris-je ?
— Si vous écoutez avec attention, ajouta-t-il, et si vous comprenez ce que je vais vous dire, vous serez sages et heureux. Sinon, vous deviendrez insensés, malheureux, amers, ignorants, et vous vivrez misérablement. Cette explication ressemble à l’énigme que le Sphinx proposait aux hommes. Si l’un d’eux l’entendait, il était sauvé. Mais celui qui ne l’entendait pas, le Sphinx lui-même le faisait périr. Il en est de même de cette explication, car Déraison est pour les hommes un Sphinx. Ce tableau laisse entendre ce qui est bien et ce qui est mal, et ce qui n’est ni bien ni mal dans le cours de la vie. Si donc, il arrive à quelqu’un de ne pas entendre, Déraison le fait elle-même périr, non tout d’un coup, comme celui que le Sphinx faisait mourir en le dévorant ; mais, tout au cours de sa vie, elle le consume peu à peu, comme celui qui aux supplices est livré. Mais s’il entend, c’est Déraison au contraire qui périt. Quant à lui, il est sauvé, et il passe dans le bonheur et la félicité le cours entier de sa vie. Aussi, faites-donc attention et tâchez de comprendre.
4. — Ô Héraclès ! en quelle ardente curiosité tu nous jettes, s’il en est ainsi !
— Mais, ajouta-t-il, il en est exactement ainsi.
— Ne tarde donc pas à nous donner cette explication. Nous ne te prêterons pas une médiocre attention, puisque la récompense et la peine sont à tel prix.
Ayant alors pris une baguette, le vieillard la tendit vers le tableau :
— Voyez-vous cette enceinte, dit-il ?
— Nous la voyons.
— Il faut d’abord que vous sachiez que ce lieu s’appelle la Vie. Cette foule nombreuse qui se presse devant la porte est composée de ceux-là même qui doivent être introduits dans la vie. Le vieillard, debout, qui les dépasse et qui, tenant d’une main une feuille de papier, semble de l’autre indiquer quelque chose, est appelé Génie. Il enjoint à ceux qui s’avancent ce qu’il faut qu’ils fassent pour entrer dans la vie, et il montre la route qu’il faut qu’ils suivent, s’ils veulent être sauvés dans le cours de leur vie.
5.— Quelle est donc la route qu’il leur conseille de suivre ? Et comment, demandai-je, s’y prennent-ils ?
— Vois-tu, répondit-il, près de la porte par où entre la foule qui se presse au même lieu, un trône sur lequel une femme est assise. Son air est affable et empreint, semble-t-il, d’une grande force de persuasion, et elle tient une coupe en la main.
— Je la vois, mais quelle est cette femme, ajoutai-je ?
— Elle est appelée Tromperie, répondit-il ; c’est elle qui induit tous les hommes en erreur.
— Et que fait-elle ensuite ?
— A ceux qui entrent dans la vie, elle donne à boire de son charme puissant.
— Et quel est ce breuvage ?
— Erreur et Ignorance, répondit-il.
— Qu’arrive-t-il ensuite ?
— Ceux qui en ont bu entrent dans la vie.
— Tous en boivent-ils, sans aucune exception ?
6. — Tous en boivent, répondit-il, mais les uns plus et les autres moins. Ne vois-tu pas encore, au dedans de la porte, une multitude de femmes qui ont toutes les manières des courtisanes ?
— Je les vois.
— Ces femmes s’appellent Opinions, Convoitises, Mollesses. A mesure qu’entre la foule, elles se précipitent sur chaque passant, l’embrassent et l’emmènent ?
— Où les emmènent-elles ?
— Les unes, sur le chemin du salut ; les autres conduisent à leur perte ceux qu’enivra Tromperie.
— Ô merveilleux ! De quel funeste breuvage nous parles-tu ?
— Toutes, reprit-il, leur déclarent qu’elles les conduisent vers les biens les plus grands, vers une vie heureuse et avantageuse. Les uns, par le fait du breuvage d’Erreur et d’Ignorance qu’ils acceptèrent de la part de Tromperie, ne peuvent pas trouver quel est le bon chemin à suivre dans la vie ; mais ils errent à l’aventure et, comme tu peux le voir chez ceux qui sont entrés les premiers, ils se laissent n’importe où diriger.
7. — Je le vois, dis-je. Mais quelle est cette femme qui semble aveugle et comme en démence, et qui est debout sur une boule de marbre ?
— Elle s’appelle Fortune. Non seulement elle est aveugle, mais elle est encore démente et sourde.
— Quelle est donc son occupation ?
— Elle court de tous côtés, répondit-il ; elle ravit aux uns ce qu’ils ont pour le donner aux autres ; puis, au même instant, elle enlève à ceux-ci ce qu’elle leur a donné pour le passer à d’autres, et cela avec aussi peu de discernement et de stabilité. Voilà pourquoi son symbole caractérise parfaitement sa nature.
— Quel est-ce symbole, demandai-je ?
— La boule de marbre sur laquelle elle se tient.
— Et que signifie-t-il ?
— Que tous ses dons ne sont ni assurés, ni solides. En se fiant à elle, en effet, on s’attire de grandes et dures désillusions.
8. — Mais cette foule d’hommes, qui est considérable et qui se tient auprès d’elle, que veut-elle, et comment nomme-t-on ceux qui la composent ?
— On les appelle les Irréfléchis. Ils demandent, chacun pour soi, ce que Fortune jette au hasard.
— Comment se fait-il qu’ils n’aient pas tous une attitude semblable ? Les uns paraissent être dans la joie ; les autres, tendant les mains, dans la consternation.
— Ceux qui paraissent, répliqua-t-il, joyeux et souriant, sont ceux qui ont reçu quelque largesse de Fortune. Aussi l’appellent-ils Bonne Fortune. Mais ceux qui paraissent en larmes et qui tendent les mains, sont ceux auxquels elle a ravi ce qu’elle leur avait précédemment donné. Et ceux-là l’appellent Mauvaise Fortune.
— Mais de quelles largesses les gratifie-t-elle, pour que les uns soient si joyeux de les avoir reçues, et les autres si tristes de les avoir perdues ?
— Ces largesses sont ce que le commun des hommes regarde comme des biens.
— Et quels sont donc ces biens ?
— La richesse, de toute évidence, la gloire, la noblesse, les enfants, les commandements, les royautés, et tous autres semblables privilèges.
— Mais comment ces largesses ne sont-elles pas des biens ?
— De cette question, dit-il, il nous sera loisible de discuter plus tard. Pour le moment, restons-en à cette allégorie.
— Qu’il en soit ainsi.
9. — Tu vois donc, dès que tu as passé cette porte, une autre enceinte plus haute, et, en dehors de cette enceinte, des femmes qui se tiennent debout et parées comme les courtisanes ont coutume de l’être ?
— Parfaitement.
— Ces femmes se nomment pourtant, l’une Intempérance, l’autre Débauche ; celle-ci Cupidité, celle-là Adulation.
— Pourquoi se tiennent-elles debout à cet endroit ?
— Elles épient, répondit-il, ceux qui ont reçu quelque bien de Fortune.
— Et que font-elles ensuite ?
— Elles bondissent sur eux, les enlacent, les flattent, les engagent à demeurer avec elles, leur promettant une vie douce, exempte de peine et ne comportant aucun désagrément. Si quelqu’un se laisse persuader par elles et opte pour une vie de mollesse, cette existence lui paraît agréable durant un certain temps, tant que cet homme reste charmé par leurs faveurs, mais il ne l’est bientôt plus. Lorsqu’il recouvre le sens, il s’aperçoit, en effet, qu’il n’a point été régalé, mais qu’il a été dévoré et maltraité par ce choix. Aussi, après avoir perdu tout ce que Fortune lui avait donné, il est contraint d’obéir en esclave à ces femmes, de tout endurer, de se conduire avec indécence et de se livrer, pour leur complaire, à de funestes méfaits, par exemple, de devenir voleur, sacrilège, traître, brigand et de tomber en tous les vices analogues. Et, une fois qu’il a tout épuisé, il est livré à Punition.
10. — Quelle est donc celle-ci ?
— N’aperçois-tu pas derrière ces femmes ajouta-t-il, comme une petite porte et un certain local ténébreux et étroit ?
— Parfaitement.
— N’y vois-tu pas aussi un groupe de femmes qui paraissent hideuses, sordides et vêtues de haillons ?
— Parfaitement.
— Parmi elles, dit-il, celle qui tient un fouet est appelée Punition ; celle qui a la tête sur les genoux Affliction, et celle enfin qui s’arrache les cheveux, Douleur.
— Et cet homme difforme, maigre et nu, et cette femme hideuse et maigre, quels sont-ils ?
— L’un s’appelle Gémissement, et la femme, sa soeur, Désespérance. C’est à eux qu’on le livre pour qu’il vive avec eux dans les tourments. On le jette ensuite dans une autre demeure, dans la Maison du Malheur, et là, il passe le reste de sa vie dans toutes sortes de maux, à moins que Repentance spontanément ne vienne à sa rencontre.
11. — Qu’arrive-t-il ensuite, si Repentance se rend à sa rencontre ?
— Elle l’arrache à ses maux, le met en rapport avec une autre Opinion, avec une autre Attirance qui le conduisent à Véritable Instruction, mais aussi parfois vers celle que l’on appelle Inexacte Instruction.
— Qu’arrive-t-il ensuite ?
— S’il s’attache, répondit-il, à cette Opinion qui le mène à Véritable Instruction, il est par elle purifié et sauvé, et passe le reste de sa Vie dans le bonheur et la félicité. Sinon, il se condamne derechef à errer en s’attachant à Inexacte Instruction.
12. — O Héraclès ! m’écriai-je, quel grand danger que cet autre danger ! Mais Inexacte Instruction, quelle est-elle ?
— Ne vois-tu pas cette autre enceinte ?
— Je la vois parfaitement, répondis-je.
— Ne vois-tu pas aussi, en dehors de l’enceinte, près de l’entrée, une femme qui se tient debout et qui paraît être parfaitement propre et bien mise ?
— Très bien.
— Le commun des hommes et les Irréfléchis l’appellent Instruction. Ce n’est pas son nom, ajouta-t-il ; elle s’appelle Inexacte Instruction. Toutefois ceux qui aspirent à être sauvés, lorsqu’ils veulent parvenir à Véritable Instruction, font auparavant un séjour auprès d’elle.
— N’y a-t-il donc pas une autre route qui mène à Véritable Instruction ?
— Il en est une autre.
13. — Et ces hommes qui vont et viennent à l’intérieur de l’enceinte, quels sont-ils ?
— Ce sont, répliqua-t-il, les amants d’Inexacte Instruction. Mais ils se trompent, et s’imaginent avoir commerce avec Véritable Instruction.
— Et comment les appelle-t-on ?
— Les uns, dit-il, se nomment poètes ; les autres rhéteurs, dialecticiens, musiciens, mathématiciens, géomètres, astrologues, hédonistes, péripatéticiens, criticistes, et tous autres qui leur ressemblent.
14. — Mais ces femmes qui paraissent courir de tous côtés et qui ressemblent à ces premières dont tu nous disais qu’Intempérance comptait parmi elles, et ces autres avec elles, quelles sont-elles donc ?
— Ce sont les mêmes, répondit-il.
— Entrent-elles donc aussi dans cette seconde enceinte ?
— Oui, par Zeus ! elles y rentrent aussi ; mais rarement, et pas de la même façon que dans la première.
— Les Opinions aussi les accompagnent-elles ?
— Oui, dit-il. Ces hommes, en effet, se ressentent encore du breuvage qu’ils ont bu auprès de Tromperie, et Ignorance, par Zeus ! et avec elle Démence persistent encore en eux. Ils ne pourront être délivrés de leurs Opinions et du restant de leur Méchanceté, que s’ils renoncent à Inexacte Instruction pour s’engager dans la voie de Véritable Instruction, et que s’ils boivent un breuvage qui les purifiera. Puis, une fois qu’ils auront été purifiés et qu’ils auront rejeté tous les Vices dont ils s’étaient chargés, leurs Opinions, leur Ignorance et le restant de toute leur Méchanceté, alors ils auront ainsi obtenus leur salut. Mais tant qu’ils séjourneront auprès d’Inexacte Instruction, ils ne pourront jamais être délivrés ni se défaire d’aucun vice, à cause de leurs connaissances inexactes.
15. — Quelle est donc, repris-je, cette voie qui conduit vers Véritable Instruction ?
— Ne vois-tu pas là-haut, répondit-il, un certain lieu où personne n’habite et qui paraît désert ?
— Je le vois.
— Ne vois-tu pas aussi une petite porte, et, devant cette porte, un chemin qui n’est pas extrêmement fréquenté ? Peu de gens s’y engagent, parce qu’il paraît impraticable, ardu et rocailleux.
— Parfaitement, répondis-je.
— C’est pourtant le chemin, dit-il, qui conduit vers Véritable Instruction.
— Il semble, en effet, bien rude au seul aspect !
— N’aperçois-tu pas également, tout en haut, sur une colline, un grand et haut rocher, et de tous côtés escarpé ?
— Je l’aperçois, dis-je.
16. — Ne vois-tu pas aussi deux femmes qui se tiennent debout, sur le rocher ? D’une santé florissante et d’une robuste complexion, elles tendent les mains avec empressement.
— Je les vois bien. Mais, repris-je, comment s’appellent-elles ?
— L’une s’appelle Modération, répondit-il ; Endurance. Ce sont deux soeurs.
— Pourquoi donc tendent-elles les mains avec autant d’empressement ?
— Elles exhortent, dit-il, ceux qui sont parvenus en ce lieu à s’armer de courage et à ne point avoir peur ; elles leur disent qu’il leur faut encore, durant un peu de temps, faire preuve d’endurance, et qu’ensuite elles les mettront sur un bon chemin.
— Mais une fois parvenus au pied du rocher, comment y montent-ils, car je ne vois aucun chemin pour gagner le sommet ?
— Ces deux femmes descendent de cet escarpement, et les tirent en haut jusqu’à elles. Elles les invitent ensuite à prendre quelque repos. Peu après, elles leur donnent Force et Hardiesse, leur promettent de les conduire auprès de Véritable Instruction, et leur montrent combien la route est belle, plane, commode, et pure de tout danger, comme tu peux le voir.
— C’est évident, par Zeus !
17. — Vois-tu en outre, ajouta-t-il, en avant de ce bois, un certain lieu d’un aspect agréable et qui paraît ressembler à une prairie éclairée par une vite lumière ?
— Je le vois aussi, parfaitement.
— Remarques-tu, au milieu de cette prairie, une autre enceinte et une autre porte ?
— Assurément. Mais comment ce lieu s’appelle-t-il ?
— C’est le Séjour des Bienheureux, répondit-il. Car c’est ici que résident toutes les Vertus et la Félicité.
— Ciel ! ajoutai-je, que ce lieu paraît être agréable !
18. — N’aperçois-tu point près de la porte, reprit-il, une femme qui est belle et d’une tranquille attitude ? D’un âge déjà mûr, elle est vêtue d’une robe simple, sans ornements. Elle ne se tient pas sur une boule de marbre, mais sur une base carrée, immobile et solide. Auprès d’elle sont deux autres femmes, qui paraissent être ses propres filles.
— Sans aucun doute.
— Celle de ces femmes qui est au milieu est Véritable Instruction ; cette autre est Vérité ; l’autre, Persuasion.
— Mais pourquoi la première se tient-elle sur une base ?
— C’est un symbole, répondit-il. Il donne à entendre aux voyageurs qu’est sûre et solide la route qui vers elle conduit, et que les dons qu’elle départ sont un solide acquis pour ceux qui les obtiennent.
— Et quels dons départ-elle ?
— Courage et Intrépidité, répondit le vieillard.
— Et que leur valent ces dons ?
— L’assurance, fit-il, de ne plus jamais avoir à souffrir d’un funeste mal dans le cours de leur vie.
19. — O Héraclès ! m’écriai-je, quels magnifiques dons ! Mais pourquoi se tient-elle en dehors de l’enceinte ?
— C’est pour soigner ceux qui arrivent et leur donner à boire d’un breuvage de purification. Puis, lorsqu’elle les a purifiés, elle les conduit auprès des Vertus.
— Comment cela, répliquai-je ? Je ne comprends pas ?
— Tu vas comprendre, fit-il. Si quelque gros mangeur se trouve fatigué et s’il va, comme je le suppose, trouver un médecin, celui-ci d’abord commence par expulser, à l’aide de purgatifs, toutes les causes de la maladie, et c’est ainsi par la suite qu’il le rétablit et lui fait recouvrer la santé. Mais si le malade refusait d’obéir aux prescriptions du médecin, il serait vraisemblablement abandonné par lui, et condamné à être emporté par son mal.
— Je comprends maintenant, affirmai-je.
— Il en est de même lorsque quelqu’un arrive auprès de Véritable Instruction. Elle le soigne alors et lui donne à boire d’un breuvage dont elle a le secret, afin de le purifier et d’expulser les maux dont il souffrait lors de son arrivée.
— Et quels étaient ces maux ?
— Ignorance et Erreur qu’il avait bues auprès de Tromperie, Arrogance, Cupidité, Intempérance, Colère, Avarice, et tous les autres Vices dont il s’était rempli dans la première enceinte.
20. — Lorsqu’elle l’a purifié, où donc l’envoie-telle ?
— A l’intérieur de l’enceinte, auprès de Connaissance et des autres Vertus.
— Et quelles sont ces Vertus ?
— Ne vois-tu pas, ajouta-t-il, à l’intérieur de la porte, un groupe de femmes ? Comme elles paraissent être belles et bien mises, bien que vêtues seulement d’une robe simple et sans luxe ! Comme leur tenue est sans affectation, et sans les manières qu’ont les autres femmes !
— Je les vois, répondis-je. Mais de quels noms les appelle-t-on ?
— La première se nomme Connaissance, reprit-il ; les autres, qui sont ses soeurs, s’appellent Force, Justice, Honnêteté, Tempérance, Modestie, Liberté, Continence et Douceur.
— O très beau ! m’écriai-je, en quel noble espoir tu nous donnes d’entrer !
— Pourvu, répliqua-t-il, que vous compreniez et que vous fassiez passer en habitude ce que vous entendez !
— Mais nous y veillerons, répartis-je, et le plus possible.
— En ce cas, fit-il, vous serez sauvés.
21. — Lorsqu’elles ont pris un homme, où le conduisent-elles ?
— Auprès de leur mère, répondit-il.
— Mais cette mère, quelle est-elle donc ?
— La Félicité, dit-il.
— Et quelle est donc cette Félicité ?
— Aperçois-tu ce chemin qui conduit à cette élévation, qui sert de citadelle à toutes ces enceintes ?
— Je l’aperçois.
— Sous le vestibule, une femme, belle et tranquille, se tient assise sur un trône élevé. Sa parure est noble, mais sans raffinement, et sa tête est ornée d’une couronne de fleurs variées et bien fleuries.
— C’est manifeste.
— Cette femme donc, ajouta-t-il, est la Félicité.
22. — Lorsqu’un homme est enfin parvenu en ce lieu, que fait-il ?
— La Félicité le couronne de son charme, ainsi que toutes les autres Vertus, comme s’il avait remporté la victoire dans les plus grands combats.
— Et dans quels combats, demandai-je, cet homme a-t-il remporté la victoire ?
— Dans les combats les plus grands, ajouta-t-il, et contre les monstres les plus redoutables, contre ces monstres qui le dévoraient, le tourmentaient et le rendaient leur esclave. Il les a tous vaincus, rejetés loin de lui, et il s’est rendu maître de lui-même à tel point, qu’il asservit maintenant à lui-même ceux qui auparavant l’asservissaient à eux-mêmes.
23. — De quels monstres parles-tu ? Je brûle d’envie de les connaître.
— Tout d’abord répliqua-t-il, d’Ignorance et d’Erreur. Ne te semble-t-il pas que ce soient là des monstres ?
— Oui, répliquai-je, et de dangereux monstres.
— Ensuite, de Tristesse, de Douleur, d’Insolence, d’Avarice, d’Intempérance, et de tous les autres Vices. Il les maîtrise tous, et il n’est plus, comme auparavant, maîtrisé par eux.
— Oh ! quels beaux résultats, m’écriai-je, et quelle très belle victoire ! Mais, dis-moi encore ceci : quelle est la vertu de la couronne, dont tu m’as dit qu’il avait été couronné ?
— Cette couronne, ô jeune homme, est celle de la Félicité. Celui qui est couronné par cette vertu passe sa vie dans le bonheur et la félicité ; il ne place plus dans les autres ses espérances de béatitude, mais en lui-même.
24. — Quelle magnifique victoire que celle dont tu parles ! Mais, lorsqu’il a été couronné, que fait-il, et où va-t-il ?
— Les Vertus le prennent et le conduisent à l’endroit même d’où il était premièrement parti ; elles lui montrent ceux qui y sont demeurés, dans quel malheur ils vivent et dans quelle misère, à quels naufrages et à quels errements leur vie reste sujette. Ils sont vaincus et emmenés, comme par des ennemis, les uns par Intempérance, les autres par Insolence, ceux-ci par Gloriole et les autres par tous les autres Vices. De ces calamités, auxquelles ils se sont enchaînés, ils ne peuvent pas se délivrer eux-mêmes de sorte qu’ils restent incapables de se sauver et de parvenir dans ce séjour du bonheur. Mais toute leur vie se passe dans le trouble. Ils souffrent tous ces maux, parce qu’ils ne peuvent point trouver la route qui peut les y conduire, et qu’ils ont oublié les prescriptions que Génie leur donna.
25. — Tu me parais bien parler. Mais je suis encore dans l’embarras, et je voudrais bien savoir pourquoi les Vertus lui montrent-elles le lieu d’où il était premièrement parti.
— Il ne connaissait exactement, dit-il, et il ne savait rien de ce qu’il y voyait. Mais il vivait dans un état d’incertitude, par le fait d’Ignorance et d’Erreur qu’il avait bues auprès de Tromperie, et il prenait pour bien ce qui n’était pas un bien, et pour mal ce qui n’était pas un mal. Aussi menait-il une vie malheureuse, comme le reste de ceux qui séjournent en ce lieu. Mais maintenant qu’il a recouvré la science de ses intérêts, il vit dans le bonheur et, en contemplant les autres, il se rend compte combien ils sont dans le malheur.
26. — Lorsqu’il aura tout contemplé, que va-t-il faire et ou se rendra-t-il encore ?
— Il peut aller où il veut, répondit-il, car partout où il est, il est aussi en sécurité que celui qui s’abrite dans 1’antre Corycien. En quelque lieu qu’il aille, il vivra toujours dans le bonheur et au sein d’une absolue sécurité. Il se verra par tous accueilli avec joie, comme le médecin l’est par ceux qui souffrent.
— A-t-il donc à craindre que ces femmes, que tu traitais de monstres, le contraignent à subir quelque mal de leur part ?
— Non, par Zeus ! Il ne sera plus tourmenté ni par Douleur, ni par Tristesse, ni par Intempérance, ni par Avarice, ni par Indigence, ni par aucun autre Vice. Il s’en est totalement rendu maître, et il est au-dessus des atteintes de tout ce qui pouvait auparavant lui nuire. Il est pareil à ceux qui ont été déjà mordus par un serpent. Ces reptiles, en effet, qui sont pour tout le monde malfaisants jusqu’à occasionner la mort, ne leur font aucun mal, car ils ont en eux un antidote. De même, cet homme dont je parle n’a, lui non plus, rien à craindre, car il possède en lui un antidote.
27. — Tu me parais bien parler. Mais, dis-moi ceci encore. Quels sont ceux qui paraissent descendre de la colline ? Les uns, ceux qui portent couronne, manifestent une joie bienveillante ; les autres, ceux qui sont sans couronne, sont comme accablés d’afflictions et de troubles. On dirait qu’ils ont jambes et tête broyés, et l’on voit que des femmes se sont emparées d’eux.
— Les uns, ceux qui portent couronne, sont ceux qui ont été sauvés en séjournant auprès de Véritable Instruction ; ils sont joyeux, car ils ont obtenu ses faveurs. Les autres, ceux qui sont sans couronne, ont été repoussés par Véritable Instruction ; ils s’en reviennent toujours en proie au mal et au malheur. Les autres, enfin, ceux dont la lâcheté a fait perdre courage, après être montés jusqu’à Endurance, retournent sur leurs pas et errent à l’aventure.
— Mais les femmes qui les accompagnent, quelles sont-elles ?
— Ce sont, répondit-il, les Afflictions, les Souffrances, les Désespérances, les Infamies et les Ignorances.
28. — C’est en somme, dis-tu, tous les maux qui les accompagnent.
— Oui, par Zeus ! Ce sont bien tous les maux qui les accompagnent. Quant à ceux-ci, une fois revenus dans la première enceinte, auprès de Mollesse et d’Intempérance, ils ne rejettent pas sur eux-mêmes la cause de leur malheur, mais se mettent aussitôt à invectiver contre Véritable Instruction et contre ceux qui se dirigent vers elle. Il les regardent comme des malheureux, des infortunés, des insensés qui renoncent à la vie douce, qu’ils mènent auprès d’eux, pour une vie misérable, et ne profitent pas des biens qu’ils peuvent rencontrer auprès d’eux.
— De quels biens parlent-ils ?
— De Débauche et d’Intempérance, pour le dire en un mot ; car, s’engraisser et jouir à la façon des brutes, c’est là ce qu’ils regardent comme les plus grands biens.
29. — Et ces autres femmes, qui, joyeuses et souriantes, reviennent de là haut, comment s’appellent-elles ?
— Ce sont, dit-il, les Opinions. Après avoir conduit vers Véritable Instruction ceux qui sont parvenus auprès des Vertus, elles reviennent, afin d’en reconduire d’autres, et elles annoncent que sont heureux désormais ceux qu’elles ont précédemment conduits.
— Mais, fis-je alors observer, les Opinions n’entrent-elles pas aussi dans le séjour des Vertus ?
— Non, répondit-il. Il n’est pas licite à Opinion de pénétrer jusqu’à Connaissance ; elle se contente de remettre entre les mains de Véritable Instruction les hommes qu’elle conduit. Puis, lorsque celle-ci les a reçus, les Opinions retournent sur leurs pas pour en amener d’autres, tout comme les navires qui, après s’être déchargés de leur fret, retournent se remplir d’une autre cargaison.
30. — Tu me parais avoir, ajoutai-je, parfaitement bien expliqué ce tableau. Mais tu ne nous as pas encore raconté ce que Génie recommande à ceux qui entrent dans la vie.
— D’avoir bon courage, répondit-il. Aussi, prenez courage vous-mêmes. Je vais en effet tout vous expliquer, et je n’omettrai rien.
— Tu parles bien, répondis-je.
— Voyez-vous, dit en étendant le bras, cette femme qui paraît être aveugle, et qui est debout sur une boule de marbre ?
— Nous la voyons.
31. — Le vieillard recommande, ajouta-t-il, de ne pas mettre en elle sa confiance, de ne pas croire que ses dons soient stables et solides, et de ne pas regarder comme à soi ce qu’on a reçu d’elle. Rien n’empêche, en effet, qu’elle ne nous le ravisse pour en gratifier d’autres ; car, le plus souvent, c’est là son habitude. Voilà pourquoi Génie recommande de ne pas se laisser dominer par ses dons, de ne pas se livrer à la joie quand elle donne, de ne pas s’affliger quand elle ôte, et de ne jamais lui adresser ni blâme ni louange. Elle n’agit point, en effet, par raison ; mais elle fait tout au hasard et n’importe comment, ainsi que tout à l’heure je vous l’ai déjà dit. Pour cette raison donc, Génie recommande de ne pas se laisser étonner par ce qu’elle fait, et de ne pas se rendre semblables à des banquiers véreux. Ceux-ci, en effet, lorsqu’ils ont reçu l’argent qu’on leur confie, se réjouissent et le considèrent comme étant à eux. Mais, quand ce dépôt leur est réclamé, ils se fâchent et pensent qu’on leur fait subir des choses indignes. Ils ne se souviennent plus qu’ils n’ont reçu qu’un dépôt, et que le déposant est toujours en droit de le récupérer. C’est donc ainsi que Génie recommande de se comporter à l’égard des dons de Fortune, et de se souvenir qu’il est dans sa nature d’enlever ce qu’elle donne pour en donner aussitôt beaucoup plus, et d’enlever derechef, non seulement ce qu’elle a donné, mais encore ce que l’on possédait avant ses largesses. Il recommande donc d’accepter ce qu’elle offre, et, une fois qu’on a accepté ses présents, de s’en aller sans retard à la recherche de faveurs plus solides et plus sûres.
32. — Et quelles sont ces faveurs ?
— Celles que nous obtenons de la part de Véritable Instruction, si nous pouvons nous réfugier auprès d’elle.
— Mais quelle est donc cette Véritable Instruction ?
— C’est, répondit-il, la vraie connaissance de nos intérêts. Ce qu’elle nous donne est sûr, solide, immuable. C’est vers elle que Génie recommande de fuir sans retard. Et, lorsqu’on arrive auprès de ces femmes, dont je vous ai dit qu’elles s’appelaient Intempérance et Mollesse, il recommande aussi de s’en détourner sans retard et de n’avoir en elles aucune confiance. Mais, lorsqu’on est parvenu aux côtés d’Instruction Inexacte, il recommande de séjourner quelque temps auprès d’elle, de recevoir ce que l’on voudra de sa part, mais comme un viatique, afin de s’éloigner de ce lieu et d’aller sans retard se réfugier auprès de Véritable Instruction. Telles sont les prescriptions de Génie. Quiconque ne les suit pas, ou les entend mal, périt malheureux et malheureusement.
33. — Telle est, étrangers, l’explication de l’allégorie peinte sur ce tableau. Si vous désirez, sur chaque détail, plus ample information, rien ne s’oppose à ce que je vous la donne, et je vous dirai tout ce que j’en sais.
— Tu parles bien, répondis-je. Mais qu’est-ce donc que Génie recommande de prendre auprès d’Inexacte Instruction ?
— Ce sont des choses qui peuvent être de quelque utilité.
— Et quelles sont ces choses ?
— Les lettres, répondit-il, et toutes ces autres connaissances que Platon considère comme un frein ayant la vertu d’empêcher la jeunesse de porter son attention sur d’autres sujets plus frivoles.
— Ces connaissances sont-elles, oui ou non, absolument nécessaires à celui qui veut parvenir auprès de Véritable Instruction ?
— Nullement, répondit-il. Mais, sans être nécessaires, elles sont pourtant utiles, bien qu’elles ne contribuent en rien à nous rendre meilleurs.
— Elles ne sont, dis-tu, d’aucune utilité pour rendre les hommes meilleurs ?
— D’aucune. Il est, en effet, possible aux hommes, même sans ces connaissances, de se rendre meilleurs, bien qu’elles ne leur soient pas d’aucune utilité. Ainsi, par exemple, lorsque nous comprenons, par le moyen d’un interprète, ce que nous dit un interlocuteur, il ne serait pas sans utilité que nous ayons, nous aussi, une connaissance parfaite de sa langue, et que nous puissions entendre par nous-mêmes. De même, rien n’empêchera que nous puissions, même sans le secours de ces connaissances, parvenir à nous rendre meilleurs.
34. — Mais les hommes qui ont ces connaissances, ne sont-ils pas, pour se rendre meilleurs, en avantage sur le reste des hommes ?
— Comment pourraient-ils être en avantage, puisqu’il est évident qu’ils se trompent, comme les autres, sur les biens et les maux, et qu’ils sont possédés de plus par toutes sortes de vices ? Rien ne s’oppose, en effet, à ce que, tout en sachant les lettres et en ayant toutes les connaissances, ils ne soient pas tout aussi bien adonnés à l’ivresse, intempérants, avares, injustes, traîtres et enfin insensés.
— C’est vrai, on peut en voir beaucoup avec tous ces défauts.
— Comment donc, ajouta-t-il, des gens de cette sorte pourraient-ils être en avantage pour arriver, à la faveur de ces connaissances, à compter au nombre des hommes les meilleurs ?
35. — Il ne le paraît pas d’après ce que tu dis. Mais pour quelle raison, repris-je, s’attardent-ils dans la seconde enceinte, comme s’ils se rapprochaient de Véritable Instruction ?
— A quoi cela leur sert-il, répondit-il, puisqu’on voit fréquemment des gens sortir de la première enceinte où ils étaient auprès d’Intempérance et auprès d’autres Vices, pénétrer dans la troisième enceinte pour se trouver auprès de Véritable Instruction et dépasser les gens qui ont ces connaissances ? Dès lors, comment pourraient-ils être encore en avantage, puisqu’ils font preuve de plus d’indolence et de moins de docilité que les autres ?
— Comment cela, demandai-je ?
— Parce que ceux, dit-il, qui sont dans la deuxième enceinte ont tout au moins le tort de feindre de savoir ce qu’ils ne savent point. Tant qu’ils persistent en cette opinion, il est inévitable qu’aucune ardeur ne les pousse à s’élancer vers Véritable Instruction. De plus, ne remarques-tu pas que les Opinions sortent de la première enceinte pour venir également jusqu’à eux ? Il apparaît de la sorte qu’ils ne sont pas meilleurs que les autres, à moins que Repentance ne vienne à leur rencontre, qu’elle les persuade qu’ils n’ont pas atteint Véritable Instruction, mais seulement Inexacte Instruction, et qu’ils en sont les dupes. En conséquence, s’ils restent en cet état, ils ne sauraient être sauvés. Quant à vous, étrangers, si vous ne voulez pas vous comporter comme eux, attachez-vous à ce que je vous ai dit, jusqu’à ce que ces préceptes passent en habitudes. Il faut aussi souvent les méditer, ne jamais s’en écarter, et compter tout le reste pour rien. Sans cela, ce que présentement vous venez d’entendre, ne vous serait d’aucune utilité.
36. — Nous suivrons tes conseils. Mais explique-nous pourquoi tu ne comptes pas au nombre des biens tous ceux que les hommes tiennent de la Fortune, comme la vie, par exemple, la santé, la richesse, la gloire, les enfants, la victoire et tous les autres de cet ordre. Ou, au contraire, pourquoi ne regardes-tu pas comme des maux ce qui leur est opposé ? Ce que tu nous avances, en effet, est tout à fait contraire à l’opinion reçue, et nous paraît invraisemblable.
— Courage donc, dit-il, et essaye de répondre, selon ce que tu penses, aux questions que je vais te poser !
— Je l’essaierai, répliquai-je.
— Crois-tu donc que la vie soit un bien pour celui qui vit mal ?
— Non, il me paraît plutôt, répondis-je, que c’est un mal.
— Comment donc la vie peut-elle être un bien, ajouta-t-il, si pour cet homme elle est un mal ?
— C’est que la vie me paraît être un mal pour ceux qui vivent mal, et un bien pour ceux qui vivent bien.
— Ainsi donc tu prétends que vivre est un mal et un bien ?
— Oui, quant à moi.
37. — Garde-toi de parler d’une façon aussi peu vraisemblable. Il est impossible, en effet, que la même chose soit un mal et un bien, car elle serait aussi, et toujours en même temps, nuisible et utile, à désirer et à fuir.
— C’est invraisemblable. Mais comment ne pas admettre que, si mal vivre est un mal pour celui qui vit mal, la vie elle-même lui soit un mal ?
— Mais vivre et vivre mal sont choses différentes. Que t’en semble-t-il ?
— Ce sont évidemment des choses différentes.
— En conséquence, vivre mal est un mal, mais ce n’est pas un mal que de vivre. En effet, si vivre était un mal, la vie serait aussi un mal pour ceux qui vivent bien, puisque vivre pour eux constituerait un mal.
— Tu me parais dire la vérité.
38. — Puisque donc, les uns et les autres, ceux qui vivent mal et ceux qui vivent bien, ont part à la vie, il faut en conclure que la vie n’est, en soi, ni un bien ni un mal. Il en est ici comme des traitements par le fer et le feu ; ils ne peuvent être à la fois salutaires et funestes aux malades. Il en est de même au sujet de la vie.
— C’est vrai.
— Eh bien, décide encore de ceci ! Voudrais-tu vivre mal, ou mourir comme un homme de bien, en montrant du courage ?
— Je voudrais, quant à moi, mourir comme un homme de bien.
— Mourir donc n’est pas non plus un mal, puisque souvent on choisit la mort de préférence à la vie.
— C’est évident.
— Il en est de même de la santé et de la maladie. Souvent, en effet, il n’importe pas d’être en bonne santé, mais cet état, au contraire, selon les circonstances, est plus nocif que l’état maladif.
— Tu dis la vérité.
39. — Courage donc, et faisons le même raisonnement au sujet des richesses. Ne voyons-nous pas, comme il nous est fréquemment donné de le remarquer, des riches qui regorgent de biens et qui vivent pourtant dans le malheur et dans l’adversité ?
— Par Zeus ! nous en voyons un grand nombre.
— Les richesses ne leur sont donc d’aucun secours pour les aider à bien vivre ?
— C’est manifeste, car de tels gens sont aux mains de leurs vices.
— Ainsi donc, ce n’est pas la richesse qui les rend vertueux, mais Véritable Instruction ?
— Cela résulte assez de ce que tu viens de dire.
— Comment la richesse serait-elle un bien, puisqu’elle ne peut être d’aucun secours pour rendre meilleurs ceux qui la possèdent ?
— Tu as raison.
— Il n’est donc pas avantageux à certaines gens d’être riches, puisqu’ils ne savent point se servir des richesses.
— C’est mon avis.
— Comment donc considérer comme un bien ce qui souvent n’est pas à l’avantage de son possesseur ?
— C’est impossible.
— En conséquence, celui qui saura faire de la richesse un usage honnête et expérimenté vivra dans le bonheur ; s’il ne le sait point, il sera malheureux.
— Tu me parais dire les choses les plus vraies.
40. — En général, ce qui trouble les hommes et leur porte dommage, c’est qu’ils estiment ces avantages comme des biens, ou qu’ils les méprisent comme étant des maux. Lorsqu’ils les estiment, ils s’imaginent ne pouvoir être heureux, qu’en s’assurant de leur seule possession. Par suite, ils se permettent tout pour les obtenir, même les actions qui leur semblent les plus impies. Ils en arrivent là, par l’effet de leur ignorance du bien. Ils ignorent, en effet, que le bien ne peut pas naître du mal. Or, combien voit-on de gens qui ont acquis leurs richesses au prix d’actions honteuses et criminelles, je veux dire par la trahison, le brigandage, l’assassinat, la délation, le vol et nombre d’autres méfaits ?
— Il en est ainsi.
— Si donc, comme il est vraisemblable, le bien ne peut naître du mal, et si la richesse est le fruit de mauvaises actions, il faut nécessairement en conclure que la richesse n’est pas un bien.
— La conséquence découle de tes paroles.
— Il n’est donc pas possible d’acquérir, ni la sagesse, ni la justice, en commettant de mauvaises actions, pas plus qu’il n’est possible de devenir injuste et insensé en s’adonnant à de bonnes actions. Ces deux choses ne peuvent coexister ensemble dans le même individu. Mais rien n’empêche que la richesse, la gloire, la victoire ne puissent, chez un autre, coexister avec les plus grands vices. Ainsi donc, ces avantages ne sont en soi ni des biens ni des maux. Le seul bien est de posséder la sagesse, et le seul mal, d’en être privé.
— Tu me parais avoir, ajoutai-je ici, suffisamment parlé.