DATAME

I. Je viens maintenant à l’homme le plus courageux et le plus habile de tous les barbares, si l’on excepte les deux Carthaginois Hamilcar et Hannibal. J’en parlerai avec d’autant plus de détails, que la plupart des choses qu’il a faites sont peu connues (1), et que les entreprises qui lui réussirent furent l’effet, non du nombre de ses troupes, mais de sa prudence, par laquelle il surpassait tous les capitaines. Mais l’histoire de sa vie, pour être bien comprise, demande à être exposée avec ordre et avec suite. Datame, fils de Camissare, Carien de naissance, et d’une femme scythe, fut d’abord placé auprès d’Artaxerxès, parmi les soldats qui gardaient le palais. Son père, Camissare, ayant été reconnu pour brave et expérimenté dans la guerre, et fidèle au roi dans plusieurs occasions, eut le gouvernement de la Cilicie, province contiguë à la Cappadoce qu’habitent les Leucosyriens. Ce fut dans la guerre d’Artaxerxès contre les Cadusiens (2) que Datame fit sa première campagne et montra ce qu’il était. On y avait perdu plusieurs milliers de soldats ; ses services n’en furent que d’un plus grand prix. En sorte que, Camissare étant mort dans cette guerre, on lui donna le gouvernement de son père.

II. II se montra ensuite aussi vaillant, lorsque Autophradate (3), par l’ordre du roi, poursuivit, les armes à la main, les peuples qui s’étaient révoltés. Car les ennemis, déjà entrés dans le camp des Perses, furent, grâce à lui, taillés en pièces, et le reste de l’armée du roi fut conservé. Il fut mis en conséquence à la tête de plus grandes entreprises. Thyus, issu de cet antique Pylémène, qu’Homère dit avoir été tué par Patrocle (4) dans la guerre de Troie, était alors dynaste (5) de la Paphlagonie. Comme il n’obéissait point aux ordres du roi, ce prince résolut de le poursuivre par les armes, et chargea de ce soin Datame, proche parent du Paphlagonien ; car ils étaient nés, l’un du frère, l’autre de la soeur. Pour cette raison, Datame voulut d’abord tout tenter pour ramener son parent à son devoir, sans employer les armes. II alla le trouver sans escorte, parce qu’il ne craignait aucun piège d’un ami ; mais il faillit périr : car Thyus voulut le tuer secrètement. La mère de Datame, tante paternelle du Paphlagonien, était avec son fils. Elle fut instruite de ce qui se passait, elle l’en avertit. Datame échappa au péril par la fuite et déclara la guerre à Thyus. Quoiqu’il eût été abandonné, dans cette expédition, par Ariobarzane, gouverneur de la Lydie, de l’Ionie et de toute la Phrygie, il ne la continua pas moins ardemment ; et il prit Thyus vivant, avec sa femme et ses enfants.

III. Il eut soin que la nouvelle de cette action ne le devançât pas auprès du roi. Il se rendit donc, à l’insu de tout le monde, à l’endroit où ce prince était ; et le lendemain de son arrivée, il revêtit Thyus, homme d’une très haute taille et d’une figure effrayante, parce qu’il avait la chevelure et la barbe longues, d’une très belle robe, que les satrapes royaux avaient coutume de porter. II l’orna aussi d’un collier et de bracelets d’or, et du reste de la parure royale. Pour lui, enveloppé d’un épais manteau de paysan et d’une tunique hérissée de poils, ayant sur la tête un bonnet de chasseur, il tenait de la main droite une massue, et de la gauche une laisse, avec laquelle il menait Thyus devant lui, comme une bête sauvage qu’il aurait prise. La nouveauté de cet accoutrement et cette figure inconnue attirant tous les regards, on accourut en foule ; Thyus fut reconnu et on l’annonça au roi. D’abord ce prince ne le crut pas ; et il envoya Pharnabaze vérifier le fait. Aussitôt que la nouvelle lui eut été confirmée, il ordonna qu’on introduisit Datame, et ne se montra pas moins enchanté du succès obtenu que de la singularité du spectacle ; il s’applaudissait surtout de voir ce prince célèbre tombé dans son pouvoir au moment où il l’espérait le moins. Après avoir donc récompensé Datame magnifiquement, il l’envoya à l’armée qui se rassemblait alors, sous la conduite de Pharnabaze et de Tithraustès, pour la guerre d’Égypte ; et il ordonna qu’il y eût la même autorité que ces généraux. Mais après qu’il eut rappelé Pharnabaze, il lui donna le commandement en chef.

IV. Pendant que Datame mettait l’armée sur pied avec la plus grande ardeur et qu’il se préparait à partir pour l’Égypte, des dépêches envoyées par le roi lui portèrent l’ordre d’attaquer Aspis, qui occupait la Cataonie province située au-dessus de la Cilicie et confinant à la Cappadoce. Aspis, qui habitait un pays couvert de forêts et garni de forts, non seulement ne se soumettait pas à la puissance du roi, mais désolait les régions voisines et enlevait les tributs qu’on portait à ce prince. Quoique Datame fût fort éloigné de ces contrées et qu’il se vît arraché à une plus grande entreprise, il crut devoir cependant obéir à la volonté du roi. Il monta donc sur un vaisseau avec un petit nombre de gens, mais qui étaient courageux ; pensant ce qui arriva: qu’il lui serait plus aisé d’accabler avec une petite troupe un ennemi surpris et non préparé, que de le vaincre avec une grande armée, une fois qu’il serait sur la défensive. Porté par ce navire en Cilicie, il débarque marche jour et nuit, passe le Taurus, et arrive où il voulait se rendre. Il s’informe en quel lieu est Aspis. Il apprend qu’il n’est pas bien éloigné et qu’il est parti pour la chasse. Pendant qu’il l’épie, on est instruit du sujet de sa venue. Aspis, pour faire résistance, range en ordre des Pisidiens avec Ies gens qu’il avait avec lui. Datame, en étant informé, prend ses armes, ordonne aux siens de le suivre, et pousse rapidement son cheval vers l’ennemi. Aspis, le voyant venir sur lui , est saisi de peur, et, ne pensant plus à se mettre en défense, il se rend de lui-même. Datame le remet, lié, à Mithridate (6), pour être mené au roi.

V. Pendant que ces choses se passent, Artaxerxès, réfléchissant qu’il avait détourné le meilleur de ses généraux d’une grande guerre pour une expédition peu importante, se le reproche lui-même, et, croyant que Datame n’est point encore parti, il lui dépêche un courrier au camp d’Acé (7), pour lui dire de ne pas quitter l’armée. Le courrier, avant d’arriver, rencontre en chemin les gens qui amenaient Aspis. Datame, ayant acquis par cette célérité d’exécution toute la bienveillance du roi, s’attira une haine non moindre des courtisans, parce qu’ils voyaient qu’on faisait plus de cas de lui seul que d’eux tous. Ils se réunirent donc tous pour le perdre. Pandate, garde du trésor royal, ami de Datame, lui adresse une lettre par laquelle il lui annonce ces intrigues, et lui marque qu’il serait en grand danger, s’il arrivait quelque échec en Égypte sous son commandement ; que c’est en effet la coutume des rois d’attribuer les revers aux hommes et les succès à leur propre fortune ; qu’en conséquence, ils se déterminent facilement à la perte de ceux qui commandent au moment où on leur annonce des malheurs. Datame courait d’autant plus de risque, que ses ennemis étaient les gens qui avaient le plus de crédit auprès du roi. Datame, déjà de retour à l’armée d’Acé, ayant lu cette lettre, et n’ignorant point la vérité de ce qu’on lui mandait, résolut d’abandonner le roi. Il ne fit pourtant rien qui fût indigne de sa fidélité, car il mit à la tête de l’armée Androclès de Magnésie ; puis il se retira avec les siens en Cappadoce, et occupa la Paphlagonie qui lui est contiguë, cachant ses sentiments à l’égard du roi. Il fit secrètement alliance avec Ariobarzane ; il leva un petit corps d’armée, et mit les places fortes entre les mains de ses amis.

VI. Mais ces dispositions n’avaient pas un grand succès à cause de la saison d’hiver. Il apprend que les Pisidiens ramassent quelques troupes contre lui ; il envoie vers eux, avec une armée, son fils Arsidée, qui est tué sur le champ de bataille. Lui-même alors se met en marche avec un corps assez peu nombreux, cachant la profonde blessure qu’il avait reçue et désirant atteindre l’ennemi avant que ses soldats fussent instruits de cette défaite, de peur que la connaissance de la mort de son fils n’affaiblît leur courage. II arrive et s’établit dans une position qui ne permet pas à l’ennemi de l’investir, et où il conserve lui-même la liberté de ses mouvements. Mithrobarzane, son beau-père, commandant la cavalerie, était avec lui. Celui-ci, désespérant de la fortune de son gendre, passa du côté des Pisidiens. Datame, en ayant été informé, sentit que s’il se répandait dans l’armée qu’il avait été abandonné par un homme qui lui appartenait de si près, les autres en feraient bientôt autant. Il publie que, « si Mithrobarzane a fait défection, c’est par son ordre ; qu’en se donnant pour transfuge, il sera reçu au milieu des ennemis et assurera leur défaite ; qu’il n’est donc pas juste qu’il soit abandonné, mais que tous doivent le suivre à l’instant que, s’ils agissent avec courage, les ennemis ne pourront résister, mais seront massacrés, et dans leur retranchement et au dehors. » On l’approuve ; il met la troupe en campagne, poursuit Mithrobarzane, et, au moment où celui-ci joignait les ennemis, les fait attaquer. Les Pisidiens, troublés de cette manoeuvre inattendue, se mettent en tête que les transfuges ont agi de mauvaise foi et de dessein prémédité, pour être reçus dans leur camp et leur causer un plus grand désastre, et ils tombent d’abord sur eux. Ceux-ci, ignorant ce qui se passait et pour quelle raison on les traitait ainsi, sont forcés de se battre avec ceux auxquels ils venaient se joindre et de se ranger du côté de ceux qu’ils avaient abandonnés. Comme ni les uns ni les autres ne les épargnaient, ils furent bientôt mis en pièces. Datame se jette sur le reste des Pisidiens qui résistaient, les dissipe du premier choc, poursuit les fuyards, en tue un grand nombre et se rend maître de leur camp. Par cette habile manoeuvre, d’un seul coup il abattit les traîtres et détruisit les ennemis ; et ce qui avait été projeté pour sa perte, il le fit servir pour son salut. Nous ne lisons nulle part qu’aucun capitaine ait imaginé un stratagème plus habile, ni qu’il l’ait plus promptement exécuté.

VII. Scismas, l’aîné des fils de Datame, manqua pourtant de foi à ce grand homme ; il passa chez le roi et lui dénonça la défection de son père. Artaxerxès, ému de cette nouvelle, parce qu’il sentait avoir affaire à un homme courageux et habile, qui, après avoir réfléchi, osait agir, et qui avait coutume de réfléchir avant d’entreprendre, envoya Autophradate en Cappadoce. Pour que celui-ci ne pût pas pénétrer dans le défilé montueux où sont les portes de Cilicie, il voulut s’en saisir d’avance mais il ne put rassembler des troupes assez vite. Forcé de renoncer à ce dessein, il choisit, avec le corps qu’il avait ramassé, une position où l’ennemi ne pouvait ni l’envelopper ni passer outre sans être pressé des deux côtés ; et, si on voulait lui livrer bataille en ce lieu, la nature du terrain rétablissait l’égalité entre le petit nombre des siens et les forces considérables de ses adversaires.

VIII. Quoique Autophradate vit tout cela, il jugea cependant plus convenable de livrer bataille que de se retirer avec une armée si puissante ou de rester si longtemps oisif dans un seul endroit. Il avait vingt mille cavaliers barbares, cent mille de ces fantassins que les Perses appellent Cardaces, et trois mille frondeurs de la même arme ; en outre, huit mille Cappadociens, dix mille Arméniens, cinq mille Paphlagoniens, dix mille Phrygiens, cinq mille Lydiens ; environ trois mille Aspendiens et Pisidiens, deux mille Ciliciens, autant de Captiens, trois mille Grecs soudoyés, et une très grande quantité de troupes légères. Contre ces forces, tout l’espoir de Datame consistait dans lui-même et dans la nature de la position qu’il occupait ; car il n’avait pas la vingtième partie de ces troupes. Comptant sur ces avantages, il en vint aux mains, et tailla en pièces plusieurs milliers d’ennemis sans avoir perdu lui-même plus de mille hommes de son armée. Aussi dressa-t-il le lendemain un trophée sur la place où il avait combattu la veille. Après avoir quitté ce poste, il fut supérieur aux Perses dans tous les combats, bien que toujours inférieur en troupes, parce qu’il n’en venait jamais aux mains que lorsqu’il avait enfermé l’ennemi dans d’étroits défilés ; et il y réussissait souvent, grâce à sa connaissance des lieux et à son habileté pour combiner ses plans. Autophradate, voyant que la guerre se prolongeait au détriment du roi plutôt que de ses ennemis, exhorta Datame à faire la paix et à rentrer en grâce avec Artaxerxès. Quoique Datame ne crût pas que cette réconciliation dût être sûre, il accepta pourtant ce parti, et dit qu’il enverrait des députés au roi. Ainsi se calma la guerre que le monarque avait entreprise contre Datame. Autophradate se retira dans la Phrygie.

IX. Mais comme le roi avait conçu une haine implacable contre Datame, après avoir considéré qu’il ne pouvait l’accabler par les armes, il entreprit de le faire périr par trahison. Datame évita la plupart de ses pièges : ainsi, on l’avertit que certains, qui étaient du nombre de ses amis, lui tendaient des embûches ; mais comme ceux qui lui faisaient ce rapport étaient de ses ennemis, il crut ne devoir ni les croire ni négliger leur avertissement. Il voulut éprouver si l’avis était vrai ou faux. Il partit donc pour l’endroit où on lui avait dit que serait l’embuscade. Mais il choisit un homme parfaitement semblable à lui par le corps et par la taille ; il lui donna son habit, et le fit marcher dans le rang où il avait coutume d’être lui-même. Pour lui, vêtu en simple soldat, il se confondit parmi les gardes du corps. Quand la troupe fut arrivée à l’endroit désigné, ceux qui étaient embusqués, trompés par le rang et le costume, coururent sur l’homme qui avait été substitué à Datame. Celui-ci avait prescrit à ceux avec lesquels il marchait de se tenir prêts à faire ce qu’ils lui verraient faire à lui-même. Dès qu’il vit accourir les assassins, il leur lança des traits. Tous ayant fait la même chose, ils furent percés et tombèrent morts avant d’avoir atteint celui qu’ils voulaient attaquer.

X. Cependant cet homme si adroit fut enfin surpris par la ruse de Mithridate, fils d’Ariobarzane. Mlithridate avait promis au roi « qu’il ôterait la vie à Datame, s’il lui permettait de faire impunément tout ce qu’il voudrait, et s’il lui donnait sa foi à cet égard, en lui envoyant l’effigie d’une main droite, suivant l’usage des Perses. » Après avoir reçu ce gage, il feint une inimitié entre le roi et lui ; il ramasse des troupes, et fait alliance de loin avec Datame ; il ravage les provinces du roi ; il force des châteaux ; il enlève de grandes dépouilles, dont il distribue une partie à ses gens et envoie l’autre à Datame. Il lui livre de la même manière un grand nombre de forts. En agissant longtemps de la sorte, il le persuada qu’il avait entrepris une guerre éternelle contre le roi ; et, pour ne pas se rendre suspect de trahison, il ne lui demanda pas de conférence et ne voulut pas le rencontrer. Il restait éloigné et remplissait son rôle d’allié, de sorte qu’ils paraissaient liés, non par des services mutuels, mais par la haine commune qu’ils avaient vouée au roi.

XI. Lorsqu’il crut avoir assez prouvé sa bonne foi, il fait savoir à Datame qu’il est temps de rassembler de plus grandes armées et d'engager le combat contre le roi lui-même ; ajoutant qu’il viendrait, si Datame le trouvait bon, conférer avec lui sur cet objet, dans l’endroit qu’il voudrait. Datame y ayant consenti, on fixe l’époque et le lieu de la conférence. Quelques jours auparavant, Mithridate s’y transporte avec un homme dans lequel il avait une très grande confiance, et il y enfouit séparément des épées en divers endroits qu’il marque avec soin. Le jour même de l’entrevue, ils envoient l’un et l’autre des gens chargés de visiter les lieux et de les fouiller eux-mêmes. Ensuite ils s’embrassent. Après s’être entretenus quelque temps, ils se retirent chacun de son côté. Datame était déjà loin, quand Mithridate, avant de rejoindre les siens, pour ne pas inspirer quelque soupçon, revient sur ses pas ; il s’assied à un endroit où il avait déposé une arme, comme s’il voulait se reposer de sa fatigue, et il rappelle Datame, feignant d’avoir oublié de lui dire quelque chose. En l’attendant, il déterre l’arme qui était cachée, la tire du fourreau et la couvre de sa robe. Comme Datame s’approche, il lui dit qu’en se retirant il avait remarqué qu’un certain poste, qui était en vue, était propre à un campement. Tandis qu’il le montrait du doigt à Datame, et que celui-ci se retournait pour l’examiner, il le perça par derrière de son fer, et, avant que personne pût venir à son secours, lui ôta la vie. C’est ainsi que ce grand homme, qui avait vaincu un grand nombre d’ennemis par sa prudence et n’avait jamais triomphé par la perfidie, fut surpris à son tour par une amitié simulée.

1. Datame ne nous est en effet connu que par quelques mots de Diodore, de Polyen et de Frontin dans ses Stratagèmes.

2. Les Cadusiens habitaient entre le Tigre et l'Euphrate. Une autre nation portait le même nom; elle était établie sur les bords de la mer Caspienne, mais ce n'est pas d'elle qu'il est question ici.

3. Autophradate, satrape de Lydie, était alors occuper à comprimer une révolte des provinces qui s'étendaient le long du littoral de l'Asie Mineure.

4. C'est Ménélas qui tue Pylémène (Iliade, V, 576).

5. Mot grec qui désigne un petit souverain dépendant d'un souverain plus puissant.

6. Mithridate était le fils du satrape Ariobarzane, l'assassin de Datame.

7. Ville de Phénicie, qui prit ensuite le nom de Ptolémaïs.