DÉMOSTHÈNE

Discours judiciaires

Traduction C. Poyard

DISCOURS CONTRE NÉÉRA

ARGUMENT

Ce discours a un intérêt tout spécial ; il met en relief plus d’un trait curieux des moeurs athéniennes ; c’est à ce titre que nous en avons détaché des extraits assez étendus.

Nééra, d’abord esclave, puis courtisane, avait épousé un certain Stéphanos qui s’était fait de nombreux ennemis par ses dénonciations ; c’était, nous l’avons déjà vu, une classe d’hommes peu honorables, trop nombreuse à Athènes ; or, les lois athéniennes interdisaient, sous les peines les plus sévères, le mariage entre un citoyen et une étrangère. Quelque temps après que cette union eut été contractée, un ennemi de Stéphanos, nommé Théomnestos, pour se venger des attaques violentes que Stéphanos avait dirigées contre lui-même et contre sa famille, l’accuse, devant le tribunal des thesmothètes, d’avoir contracté un mariage contraire aux lois, à l’honneur national et à la morale publique. Nééra, l’ancienne esclave, l’ancienne courtisane, est naturellement comprise dans la poursuite, et c’est en réalité principalement contre elle que l’action est dirigée. Un détail curieux, c’est que Théomnestos, après un assez court préambule, s’excusant sur son inexpérience, passe la parole à Apollodoros, son beau-père, plus versé dans la connaissance des lois, et qui avait encore plus à se plaindre et à se venger des persécutions de Stéphanos. C’est d’ailleurs Démosthène qui a également compose les deux parties. On ne connaît pas l’issue du procès. Au cas où les deux époux seraient condamnés, Nééra devait, d’après le Code athénien, retomber dans l’état servile.

1er Extrait.

Voyant qu’elle n’était pas aimée comme elle l’avait espéré, abreuvée d’outrages par Phrynion qui ne se pliait plus à ses caprices, Nééra réunit tout ce qui lui appartient en propre, vêtements, bijoux, y joint tout ce qu’elle peut enlever du mobilier, et s’enfuit à Mégare, emmenant deux esclaves : Thratta et Coccaline. C’était sous l’archontat d’Astios, à l’époque de votre dernière guerre contre Lacédémone[1]. Nééra séjourna deux ans à Mégare, sous les archontats d’Astios et d’Alcisthène ; son métier de courtisane ne lui rapportait pas assez pour l’entretien de sa maison, car elle était fort dépensière : les Mégariens ne sont pas généreux, et, quant aux étrangers, ils n’étaient pas nombreux à cause de la guerre, vu que les Mégariens étaient du parti de Lacédémone, et que vous étiez maîtres de la mer ; d’un autre côté Nééra n’avait pas le droit de retourner à Corinthe, parce qu’Eucrate et Timanoride lui avaient donné la liberté à condition qu’elle n’exercerait plus son métier à Corinthe. Lors de la paix qui suivit la bataille de Leuctres, entre Thébains et Lacédémoniens, sous l’archontat de Phrasiclide, Stéphanos, ici présent, vint à Mégare ; il logea chez la courtisane, et noua des relations avec elle.

Nééra lui dit toute son histoire, et les outrages de Phrynion, puis elle lui confie ce qu’à son départ elle avait emporté. Nééra désirait retourner à Athènes ; mais elle redoutait la colère de Phrynion envers qui elle avait des torts si graves ; le sachant d’ailleurs de caractère violent et insolent, elle se mit sous la protection de Stéphanos. Celui-ci la réconfortait par ses fanfaronnades, déclarant que Phrynion, s’il osait la toucher, aurait à s’en repentir ; il ajoutait qu’il l’emmènerait elle et ses enfants, qu’il ferait inscrire ceux-ci dans sa section, comme étant nés de lui, qu’ils seraient ainsi citoyens d’Athènes et qu’elle-même et eux seraient à l’abri de toute attaque. Il quitte en effet Mégare et vient à Athènes, avec Nééra et ses trois enfants : Proxène, Ariston, et sa fille qu’on appelle maintenant Phano. Il l’installe avec sa famille dans une petite maison, près de la statue de Mercure joueur de chalumeau[2], entre la demeure de Dorothéos d’Eleusis, et celle de Diromachos, que Spintharos vient de lui acheter moyennant sept mines. Cette petite maison composait tout l’avoir de Stéphanos. Il y installa Nééra pour deux raisons : d’abord pour s’assurer gratuitement les faveurs d’une belle courtisane, et ensuite pour que les gains qu’elle retirerait de l’exercice de sa profession pourvoient aux dépenses du ménage. Il ne comptait pas sur d’autres revenus, excepté ce que lui procuraient ses délations. Phrynion, informé que Nééra était de retour, et logeait chez Stéphanos, réunit une troupe de jeunes gens, avec lesquels il vint l’enlever. Stéphanos réclama, suivant la loi, la mise en liberté de Nééra devant le polémarque, en la déclarant sa femme légitime. Ainsi cautionnée, elle revint chez Stéphanos, et y reprit son métier habituel, exigeant même un salaire plus élevé de ceux qui la voulaient posséder, parce que sa qualité de femme mariée lui donnait un certain relief. Alors, si quelque étranger riche et peu connu devenait son amant, Stéphanos, en sa qualité de sycophante, le surprenait, tirait sur lui les verrous, et, le menaçant d’une plainte en adultère, lui soutirait une grosse somme. Il le fallait bien ; car ni Stéphanos ni Nééra n’avaient de fortune pour subvenir aux dépenses quotidiennes, et le personnel était nombreux : Stéphanos, Nééra, les trois enfants qu’elle avait amenés avec elle, et en outre deux servantes et un serviteur ; Nééra d’ailleurs avait l’habitude de vivre largement, ses amants ayant toujours jusqu’alors pourvu à ses dépenses. Stéphanos ne tirait guère alors de profit de sa vie publique : il n’était pas encore orateur officiel[3] ; c’était seulement un sycophante, de ceux qui hurlent au pied de la tribune, qui accusent pour gagner un salaire, et qui présentent sous leur nom des projets de décrets conçus par d’autres[4]. Sa notoriété ne date que du jour où il accepta le patronage de Lysistrate d’Aphidna. Comment et pourquoi grandit-il ainsi ? c’est ce que j’expliquerai plus tard, après que j’aurai prouvé que Nééra est étrangère, et qu’elle est coupable de graves torts à votre égard[5], et d’impiété envers les dieux. Vous reconnaîtrez alors que Stéphanos n’est pas moins digne de châtiment que Nééra, qu’il l’est même bien plus encore, puisque, se disant Athénien, il a insulté vos lois, vous-mêmes et les dieux, et que, loin de rougir de ses méfaits, il ose poursuivre ses intrigues en me calomniant, et tant d’autres avec moi ; il nous a contraints ainsi à intenter cette action en vue d’établir l’état civil de Nééra et de démasquer la perversité de Stéphanos.

2e Extrait.

Une loi stipule que celui-là seul peut obtenir le droit de cité à Athènes, qui l’a mérité par sa noble conduite à l’égard du peuple. Quand ensuite le peuple a accueilli une requête et accordé ce titre, sa décision n’est acquise que si, à l’assemblée suivante, six mille votants pour le moins, au scrutin secret, l’ont ratifiée ; la loi ordonne aux prytanes de faire disposer les urnes et distribuer les bulletins aux citoyens, à mesure qu’ils se présentent, avant que les étrangers soient admis sur la place publique, et que les boutiques y soient dressées ; ainsi chacun, sans être distrait, peut examiner les titres de celui qui va être fait citoyen, et s’assurer qu’il en est digne. Ce n’est pas tout encore. Chaque Athénien a le droit d’attaquer la décision du peuple comme illégale, et de se présenter devant le tribunal, pour y faire la preuve que le nouveau citoyen ne mérite pas cette faveur, mais qu’il est devenu Athénien contrairement aux lois. Et, en effet, il est arrivé que le peuple s’étant laissé abuser par des discours mensongers, sa décision a été dénoncée comme illégale ; on a plaidé que celui qui avait obtenu le titre de citoyen en était indigne, et l’arrêt du tribunal l’en a dépouillé. On trouverait de nombreux arrêts de ce genre dans les temps anciens ; mais je m’en tiens à deux exemples assez récents pour que vous en ayez gardé le souvenir : ceux de Pitholas le Thessalien et de l’Olynthien Apollonide qui, déclarés citoyens par le peuple, furent déchus de ce titre par le tribunal. A ces lois si sages et si fermes qui règlent, selon l’intérêt public, l’accession au droit de cité, s’en ajoute une autre qui prouve de la façon la plus éclatante combien le peuple est préoccupé, pour son honneur et pour celui des dieux, que les rites des sacrifices publics soient pieusement observés. Cette loi interdit, en effet, à tous ceux qu’un décret du peuple a fait Athéniens, de prendre rang parmi les neuf archontes, ou d’obtenir aucune charge sacerdotale. Mais les enfants des naturalisés sont aptes à ces emplois, à cette condition expresse qu’ils soient nés d’une femme citoyenne et légitimement mariée.

3e Extrait.

Les Platéens, seuls de tous les Grecs, Athéniens, vous secoururent à Marathon, lorsque Datis, général de Darius, après avoir soumis l’Eubée, passa d’Erétrie en Attique, à la tête d’une puissante armée, et ravagea votre territoire[6]. Le souvenir de leur valeur est conservé dans un tableau, encore aujourd’hui exposé au Poecile[7], où on les voit accourir à toute vitesse, reconnaissables à leurs casques béotiens, et combattre à vos côtés. Plus tard, lors de l’expédition dirigée par Xerxès contre la Grèce[8], alors que les Thébains s’étaient rangés au parti des Mèdes, les Platéens, seuls de tous les Béotiens, se refusèrent à trahir votre amitié ; la moitié d’entre eux se joignirent aux Lacédémoniens et à Léonidas, pour arrêter l’invasion barbare, et moururent avec eux aux Thermopyles ; quant aux autres, comme Platées est dépourvue de flotte, ils montèrent sur vos galères, et combattirent à vos côtés, à Artémisium et à Salamine. Dans le dernier combat, celui de Platées, ils s’unirent à vous et aux autres confédérés contre Mardonius, le général du grand roi, et contribuèrent pour leur part à l’affranchissement de la Grèce. Ils étaient encore avec nous, quand Pausanias, roi de Lacédémone, entreprit de nous outrager. Les Grecs avaient déféré l’hégémonie aux  Lacédémoniens, quoiqu’en réalité Athènes eût tenu le premier rang dans la lutte pour l’indépendance ; mais elle ne fit pas obstacle à l’ambition de Sparte, ne voulant pas exciter contre elle la jalousie des alliés. Ce n’était pas assez pour Pausanias. Quand les Grecs qui avaient combattu à Platées et à Salamine s’unirent pour offrir à Apollon, dans le sanctuaire de Delphes, un trépied, en souvenir de leur victoire sur les barbares, le roi de Lacédémone, gonflé d’orgueil, y fit graver cette inscription :

LE CHEF DES GRECS, PAUSANIAS, APRÈS AVOIR ANÉANTI L’ARMÉE DES MÈDES, A CONSACRÉ CETTE OFFRANDE A PHÉBUS.

Il s’attribuait ainsi à lui seul et la victoire et l’offrande, alors que tous les alliés en devaient partager l’honneur. Toute la Grèce s’en émut, et les Platéens, au nom des alliés, citèrent les Lacédémoniens devant le conseil amphictyonique, et réclamant contre eux une amende de mille talents, au nom des alliés, ils les contraignirent à effacer le distique inscrit sur le trépied, et à y substituer les noms des cités qui avaient pris part aux deux batailles[9]. De là une haine ardente des Lacédémoniens et de la famille royale[10] contre les Platéens. Les Lacédémoniens ne trouvèrent pas de suite l’occasion de la satisfaire ; mais cinquante ans plus tard Archidamos, fils de Xeuxidamos, roi de Sparte,  entreprit en pleine paix de s’emparer de Platées. Il chargea de l’exécution le Thébain Euxymachos, fils de Léontiadès, qui était alors premier magistrat de la Béotie[11]. Les portes lui furent ouvertes, à la faveur de la nuit, par Nauclidès et quelques autres conjurés, gagnés à prix d’or ; mais les Platéens, informés que les Thébains avaient pénétré de nuit dans leurs murs, et surpris la ville en pleine paix, coururent aux armes. Au petit jour ils s’aperçurent que les envahisseurs étaient peu nombreux, l’avant-garde seulement était entrée dans la ville ; le reste du corps d’armée ennemi avait été entravé par une pluie torrentielle, qui avait beaucoup grossi le fleuve Asopos ; il était difficile de le traverser, surtout de nuit. Les Platéens donc ayant compté les Thébains entrés dans la ville, et reconnu qu’ils ne formaient qu’une partie de l’armée ennemie, engagent contre eux le combat, et les exterminent avant que les autres n’aient pu les secourir. Ils nous envoient alors un messager pour nous instruire de ce qui s’est passé, nous annoncer leur victoire, et réclamer notre appui, au cas où les Thébains ravageraient leur territoire. A cette nouvelle les Athéniens s’empressèrent de secourir Platées, et, devant cette intervention, les Thébains rentrèrent dans leurs murs, renonçant à leur entreprise ; quant à ceux qui avaient été pris vivants dans le combat, les Platéens les mirent à mort.

4e EXTRAIT.

A ces hommes[12] qui ont si hautement manifesté leur dévouement au peuple Athénien, qui lui ont tout sacrifié, biens, femmes, enfants, rappelez-vous sous quelles conditions vous avez accordé le droit de cité, ce sont vos décrets en effet qui manifestent la loi aux yeux de tous. Qu’on lise donc le décret qui se rapporte aux Platéens ; vous reconnaîtrez ainsi la vérité de mes paroles.

DÉCRET AU SUJET DES PLATÉENS.

« Hippocrate a demandé que les Platéens deviennent Athéniens à partir de ce jour, qu’ils soient honorés à l’égal des autres Athéniens, qu’ils participent aux mêmes droits sacrés et profanes, excepté aux charges sacerdotales et aux initiations réservées à certaines familles ; ils ne pourront non plus être inscrits parmi les neuf archontes ; mais ces exceptions ne s’étendront pas à leurs descendants. Les Platéens seront répartis entre les dèmes et les tribus. Cette répartition une fois achevée, aucun Platéen ne pourra devenir Athénien, à moins qu’il ne soit spécialement investi de ce titre par le peuple[13].  »

Voyez, Athéniens, combien le décret, proposé par l’orateur, est noble, équitable et conforme aux intérêts du peuple. Il veut que les Platéens, à qui nous allons concéder une telle faveur, soient examinés un à un devant le tribunal, afin qu’on s’assure si chacun est réellement Platéen et ami d’Athènes, de crainte que certains, sous de faux titres, n’obtiennent le droit de cité. Ensuite les noms de ceux qui ont subi l’examen sont inscrits sur une colonne de pierre, dressée dans l’acropole, près du temple d’Athéna, afin que la même faveur soit transmise à leurs descendants, et qu’on puisse reconnaître de qui chacun est issu. Plus tard, il n’est pas permis de devenir Athénien, à moins d’être spécialement déclaré tel par le peuple, et examiné devant le tribunal, de peur que certains soi-disant Platéens ne s’acquièrent ainsi le droit de cité. Puis, cette clause est inscrite, dans l’intérêt de la religion et de l’état : nul des Platéens ne pourra être archonte, ni obtenir aucune fonction sacerdotale ; mais leurs descendants le pourront, s’ils sont nés d’une femme citoyenne, et en légitime mariage. Eh ! quoi, quand il s’agit d’un peuple voisin d’Athènes, et qui est reconnu pour avoir été, entre tous, le plus dévoué à notre alliance, chacun de ces hommes est prudemment soumis à un examen minutieux, notre cité ne l’admet dans son sein qu’avec certaines restrictions, et cette femme, qui s’est prostituée dans toute la Grèce avec un si honteux et impudent scandale, resterait impunie, alors qu’elle ne tient le droit de cité ni de ses parents, ni du peuple !


[1] La guerre dite de Corinthe, en 358.
[2] Un des surnoms de Mercure, souvent représenté en effet un chalumeau sur les lèvres.
[3] Ce n’est pas à dire que certains orateurs jouissent d’un privilège officiel ; Démosthène veut seulement dire que, sous le patronage d’un homme célèbre, Stéphanos, réduit d’abord aux plus misérables causes, avait pris rang parmi les orateurs écoutés, parmi ceux qui intervenaient dans les affaires de l’Etat.
[4] Certains citoyens hésitaient à présenter un décret sous leur nom personnel, à cause des discussions, des poursuites qui pouvaient en être les conséquences.  Ils se substituaient une sorte d’homme de paille, payé à cet effet.
[5] En ce sens qu’elle avait usurpé et déshonoré le titre d’Athénienne.
[6] Lors de la première guerre médique, en 490.
[7] Portique, voisin de l’Agora, décoré de peintures.
[8] Lors de la seconde guerre médique, en 480.
[9] Salamine et Platées.
[10] Celle des deux branches royales, à laquelle appartenait Pausanias.
[11] Les cités de la Béotie, quoique se gouvernant chacune d’après ses lois propres, formaient une confédération régie par un conseil présidé par un béotarque (chef de la Béotie).
[12] Il s’agit des Platéens, exilés à la suite de la prise de leur ville par Lacédémone.
[13] Les Platéens, réfugiés à Athènes, avaient été investis en bloc du titre de citoyens ; si quelqu’un d’entre eux n’avait pas été compris dans cette mesure générale, il ne pouvait plus obtenir le droit de cité qu’en se soumettant aux plus minutieuses formalités.