DÉMOSTHÈNE

Discours judiciaires

Traduction C. Poyard.

DISCOURS CONTRE TIMOCRATE

ARGUMENT

Les Athéniens, en guerre avec le roi de Perse, avaient porté un décret qui enjoignait aux commandants de navires de s’emparer de tout vaisseau ennemi dont la cargaison devait être confisquée au profit du Trésor et d’Athéna[1]. Androtion, Mélanopos et Glaucète, envoyés en députation auprès de Mausole, satrape de Carie, montaient un vaisseau que commandait Archébios. En route, ils s’emparèrent d’un navire égyptien, l’amenèrent au Pirée, mais retinrent pour eux-mêmes l’argent qu’avait produit la vente de la cargaison. Or, une loi édictait que quiconque se serait approprié des sommes provenant de cette source, et les aurait gardées pendant plus d’un an, serait condamné à en payer le double au Trésor ou le décuple à Athéna, et retenu en prison jusqu’à ce qu’il se fût complètement libéré. Le commandant du navire, Archébios, fut dénoncé et poursuivi ; mais les trois députés demandèrent que celui-ci fût mis hors de cause, et se déclarèrent responsables du fait incriminé. Timocrate alors, leur ami, proposa une loi par laquelle le débiteur serait autorisé à fournir caution, et exempté de la prison. Diodore combat cette proposition qu’il déclare contraire aux lois existantes. Démosthène avait composé le discours de Diodore[2]. On ignore l’issue du procès. Date : 353, la même année que fut écrite la Midienne.

1er Extrait.

Quelle différence y a-t-il entre le règne des lois[3] et l’oligarchie ? Pourquoi ceux qui veulent obéir aux lois sont-ils regardés comme de bons et sages citoyens ; ceux au contraire qui préfèrent l’oligarchie sont-ils réputés lâches et serviles ? Le motif qui se présente tout d’abord, c’est que dans les oligarchies, tel ou tel est maître d’annuler les règles établies, et de disposer de l’avenir selon son caprice. Les lois au contraire énoncent ce qui devra être fait, mais seulement après qu’elles ont persuadé les citoyens que leurs prescriptions sont utiles à ceux qui s’y soumettront. Eh ! bien, Timocrate dans notre cité démocratique prétend introduire, par la loi qu’il propose, les injustes pratiques de l’oligarchie, et, en abolissant la règle établie, il s’arroge une autorité plus grande que celle des juges qui ont prononcé la condamnation.

Son insolence ne se borne pas là : il propose qu’à l’avenir, quiconque, en outre de l’amende, sera condamné à la prison, ait le droit, en présentant des répondants, de réclamer sa mise en liberté. Mais, si l’emprisonnement lui semblait une mesure trop sévère pour qui peut fournir caution, il ne devait pas attendre que vous eussiez prononcé cette peine, et excité ainsi contre vous l’inimitié du condamné, pour que le droit de caution fût réclamé. En proposant sa loi, il prétend montrer que, quand même vous auriez cru devoir prononcer l’emprisonnement, il en saura bien affranchir son client. Peut-on regarder comme utile à Athènes une loi qui cassera de la sorte l’arrêt du tribunal, et investira ceux qu’aucun serment ne lie du droit d’annuler les décisions des juges assermentés[4] ? Non certes ! La loi de Timocrate est une usurpation et une injure. Si donc chacun de vous, soucieux de l’intérêt public, croit que sa décision consacrée par le serment qu’il a prêté, doit être souveraine, qu’il se garde de ratifier une telle proposition.

2e Extrait.

Ces hommes détiennent votre bien ; pourquoi les plaindre s’ils sont retenus en prison : qu’ils s’inclinent devant la loi ! Ceux qu’on arrête comme étrangers[5] se résignent à rester prisonniers jusqu’au jour où ils peuvent poursuivre leurs accusateurs pour faux témoignage, et ils ne réclament pas le privilège de circuler librement sous caution. L’État qui n’a pas voulu se fier à leur parole leur refuse le droit d’esquiver le châtiment, en constituant des répondants ; il exige qu’ils restent là avec tant d’autres qui sont citoyens. Bien des gens en effet ont été emprisonnés pour des questions d’argent, en vertu de jugements, et s’y sont résignés. Je répugne à les citer par leurs noms ; je crois nécessaire cependant de les comparer à nos adversaires. Je ne remonterai pas au delà de l’archontat d’Euclide, quoique sans doute, aux époques reculées, il se soit aussi trouvé des hommes estimés jusque-là, qui ont ensuite justement encouru la colère du peuple. Nos pères pensaient en effet qu’on n’a pas le droit, après avoir été honnête, de devenir voleur, mais qu’on doit ne jamais commettre de fraudes envers l’État ; sinon il semblerait que c’est par calcul qu’on a d’abord été honnête, afin de capter la confiance. Mais, sans remonter plus haut que l’archontat d’Euclide, je trouve en premier lieu Thrasybule de Collyte[6] ; vous vous souvenez tous qu’il fut deux fois emprisonné, en vertu de deux sentences prononcées dans l’assemblée, et cependant, il était de ceux qui avaient ramené le peuple du Pirée et de Phylé ; — puis Philepsios de Lampra ; — ensuite Agyrrhios de Collyte, homme honnête et qui s’était rendu populaire par son zèle pour la démocratie ; mais il pensait que les lois devaient exercer leur empire sur lui-même, comme sur les humbles, et il resta paisiblement en prison, jusqu’à ce qu’il eût restitué à l’État la somme dont on l’avait déclaré injustement détenteur ; et Callistrate, son cousin, n’usa pas de son puissant crédit pour faire voter une loi en sa faveur. Myronide, le fils d’Archinos, fut également détenu ; et cependant son père avait occupé Phylé[7] ; il était, après les dieux, le principal auteur de la restauration démocratique, et avait aussi rendu beaucoup d’autres services civils et militaires ; mais tous ces hommes si haut placés s’inclinaient devant les lois. Après l’incendie de l’Opisthodome[8], les trésoriers de l’État et ceux d’Athéna et des autres dieux ont été retenus également en prison, jusqu’à ce que leur procès fût instruit. Il en fut de même de ceux qu’on accusait de concussions dans les approvisionnements, et de beaucoup d’autres qui certes, juges, valaient mieux qu’Androtion. Ainsi, pour tous ceux que j’ai cités, les lois devaient être souveraines, ils devaient être châtiés en vertu des lois existantes ; et quand il s’agit d’Androtion, de Glaucète et de Mélanopos, on prétend instituer une loi nouvelle en faveur de ces gens convaincus d’avoir dérobé les deniers saints et sacrés[9] 3, et condamnés comme tels d’après nos antiques lois. Athènes ne serait-elle pas couverte de ridicule, si on la voyait édicter une loi favorable aux voleurs sacrilèges ? Ne vous exposez donc pas, juges, à un tel opprobre, vous et la ville. Souvenez-vous qu’Eudème de Cynathène, qui avait proposé une loi insultante pour Athènes, fut par vous mis à mort, et que vous avez failli infliger la même peine à Philippe, fils de l’armateur Philippe ; il n’y a échappé qu’à la faveur de quelques voix ; et encore avait-il offert de se racheter de la mort en payant une très forte amende. Ne vous montrez pas moins irrités contre le coupable[10] ici présent.

3e Extrait.

Je veux vous rappeler un mot de Solon, alors qu’il accusait l’auteur d’une loi qui pouvait avoir des effets dangereux. Après qu’il l’eut combattue par différents motifs, il dit aux juges : « Dans presque toutes les cités, une loi punit de mort les faux monnayeurs ; cette loi vous paraît-elle juste et fondée ? » Et sur leur réponse affirmative : « Eh ! bien, disait-il, je suis d’avis que, si l’argent est la monnaie établie pour faciliter les accords entre particuliers, les lois sont la monnaie de la cité. Les juges doivent donc détester et châtier ceux qui altèrent la monnaie de la cité, et y introduisent des pièces de mauvais aloi, plus que ceux qui font de même pour la monnaie privée. » Il ajoutait : « Ce qui prouve le mieux que c’est un plus grand crime d’altérer les lois que l’argent, c’est que bien des cités qui font usage de monnaies où le cuivre et le plomb sont ostensiblement alliés à l’argent[11], subsistent et n’en éprouvent aucun dommage, tandis que celles qui se donnent de mauvaises lois, et laissent altérer les lois existantes, n’ont jamais échappé à la ruine. » Telle est l’accusation formulée contre Timocrate ; c’est à vous de le châtier, comme il le mérite.

Vous devez être irrités contre tous ceux qui proposent des lois honteuses et funestes, mais surtout quand il s’agit de lois desquelles dépend la grandeur de la cité, c’est-à-dire de celles qui punissent le crime et honorent la vertu. Si l’émulation d’obtenir honneurs et récompenses pousse les uns à bien servir la patrie, et que les autres soient empêchés de lui nuire par la crainte des amendes et des punitions édictées, la grandeur de l’État est assurée. Eh ! bien, Athènes est à la tête des cités par le nombre de ses galères, de ses hoplites, de ses cavaliers, par ses revenus, ses places fortes, ses ports. Or qu’est-ce qui conserve, assure cette prospérité ? Ce sont les lois, puisque c’est sur elles qu’est fondée notre constitution, que ce sont elles qui nous assurent la possession de tous ces biens. Mais si les bons citoyens n’avaient aucun avantage sur les autres, et qu’on accordât aux coupables l’impunité que Timocrate réclame pour eux, quel trouble en résulterait ! Sachez-le : Athènes disposât-elle de ressources encore deux fois plus importantes, elles ne lui serviraient plus à rien.

Il est donc évident que par une telle loi, Timocrate complote de vous faire tout le mal possible, en supprimant le juste châtiment qu’ont encouru les coupables.


[1] Chaque temple avait une caisse spéciale destinée à pourvoir aux dépenses du culte. Le trésor d’Athéna était le plus important, cette déesse étant regardée comme la protectrice spéciale d’Athènes. Les lois partageaient, suivant certaines règles, entre la caisse de l’État et celles d’Athéna et des autres dieux, les sommes provenant des amendes, confiscations, etc.
[2] C’est le même personnage pour qui Démosthène avait composé le discours contre Androtion.
[3] Il faut entendre par là le régime démocratique.
[4] La condamnation deviendra, en effet, sans valeur, si le débiteur reste en liberté. Il n’aura plus aucun intérêt à s’acquitter.
[5] Il s’agit d’étrangers, se disant citoyens, et ayant usurpé les privilèges du droit civique.
[6] Ce n’est pas le fameux Thrasybule qui avait chassé les Trente tyrans, mais un homonyme qui s’était à cette époque retiré au Pirée, pendant l’exode populaire. Le premier, du reste, était de Stiria, et celui-ci, de Coilyto.
[7] On voit combien le peuple athénien était attaché à la constitution démocratique, puisque, plus de quarante ans après l’expulsion des Trente, le fait d’y avoir coopéré était encore un titre d’honneur éminent.
[8] L’Opisthodome était le bâtiment où étaient déposés les fonds des principales caisses. Lors de l’incendie, les questeurs qui les administraient, soupçonnés par la défiance populaire d’avoir, à l’occasion de cet incident, détourné à leur profit, une partie des sommes dont ils avaient la garde, furent emprisonnés jusqu’à ce que l’enquête eût abouti.
[9] C’est-à-dire l’argent qui devait être versé dans le trésor d’Athéna
[10] Les trois députés s’étaient déclarés responsables ; Démosthène parle ici du coupable, c’est-à-dire de celui qui, à ses yeux, était le plus coupable, parce qu’il aurait entraîné ses collègues, c’est-à-dire d’Androtion.
[11] Il y avait, en effet, dans certaines cités, des pièces de monnaie où le métal précieux n’était pas pur ; mais la présence et le taux de l’alliage étaient connus de tous ; il n’y avait donc pas fraude.