DÉMOSTHÈNE

Discours judiciaires

Traduction C. Poyard.

PLAIDOYERS DE DÉMOSTHÈNE CONTRE SES TUTEURS

ARGUMENT

Démosthène avait sept ans lorsque son père mourut. Celui-ci avait confié la gestion de ses biens à ses neveux Aphobos et Démophon, et à Thérippide, son ami d’enfance. Ces trois tuteurs, par de coupables manœuvres, s’étaient approprié la fortune de leur pupille, à qui ils ne remirent, à l’heure de sa majorité que trente mines[1] en argent et quelques biens meubles d’une valeur de quarante mines ; c’était à peine le dixième de la fortune que possédait le père de Démosthène, à l’époque de son décès. Le jeune homme avait dix-huit ans à peine, lorsqu’il entreprit de réclamer l’héritage qui lui avait été ravi. Il fréquentait alors l’école d’Isée[2], qui s’intéressait beaucoup à son élève ; il l’assista même, dit-on, de ses conseils au début de cette lutte judiciaire. Les premiers discours de Démosthène ne nous montrent pas encore les éclatantes qualités qui devaient en faire plus tard le prince des orateurs ; mais déjà nous pouvons y louer cette composition serrée, ce style sobre, cette netteté dans les développements, ce mépris des ornements oratoires qui caractérisent son génie. Les plaidoyers qui se rapportent à l’instance dirigée par Démosthène contre ses tuteurs sont au nombre de cinq. Trois sont dirigés contre Aphobos, son cousin germain ; deux contre Onétor, beau-frère d’Aphobos et intéressé dans la querelle, parce qu’il détenait, comme dot de sa soeur, femme d’Aphobos, un domaine qui avait fait partie des biens contestés. Démosthène gagna sa cause, mais il paraît qu’il ne put rentrer en possession que d’une assez faible partie de ce qui lui avait été ravi. — Le procès se prolongea à peu près de 374 à 370.

PREMIER DISCOURS CONTRE APHOBOS

ARGUMENT

Ce discours, tout hérissé de chiffres, et de discussions techniques, est surtout intéressant, parce qu’il nous montre comment les fortunes étaient constituées à Athènes, quelle était l’importance du travail servile, et le taux de l’intérêt. Beaucoup de passages sont d’une interprétation assez difficile, parce qu’ils se rapportent à des usages qui sont restés mal connus. Nous donnons ici trois extraits où est établi le bilan de la fortune laissée par le père de Démosthène.

1er Extrait.

Si Aphobos avait voulu, juges, se conduire envers moi avec équité, ou s’en rapporter sur les points contestés à l’arbitrage de nos amis les plus intimes, il n’y eût eu entre nous ni procès, ni débats. Il nous aurait suffi de nous en tenir à l’arrêt des arbitres ; je n’aurais élevé contre Aphobos aucune réclamation. Mais il a récusé la décision de ceux qui étaient le plus exactement instruits de nos affaires, et a fait appel à vous, juges, qui ne les connaissez en rien. Je suis donc forcé de défendre mes droits. Je sais, juges, que j’ai à combattre des hommes habiles à manier la parole et rompus aux intrigues, moi, si jeune, si inexpérimenté ; or, c’est ma fortune tout entière qui est en jeu. Si inégale que soit la lutte, j’ai grand espoir que je ferai triompher la justice devant votre tribunal, et que je saurai du moins exposer les faits assez clairement pour que vous soyez exactement instruits en détail de la question sur laquelle doit porter votre vote. Je vous prie de m’écouter avec bienveillance, et, si je vous semble avoir été lésé, de me prêter un secours équitable. Je m’efforcerai d’être aussi bref que possible, et je commencerai par vous exposer les faits, de façon à vous en faciliter l’intelligence.

Démosthène, mon père, a laissé, juges, une fortune d’environ quatorze talents[3]. Quand il mourut, j’avais sept ans, et ma soeur cinq ; la dot apportée par notre mère était de cinquante mines. Notre père, à son lit de mort, préoccupé de notre avenir, confia la gestion de tous ses biens à Aphobos, ici présent, et à Démophon, fils de Démon ; tous deux étaient ses neveux ; l’un par son frère, l’autre par sa soeur ; il leur adjoignit Thérippide, de Péanée, qui ne lui était pas lié par le sang, mais était son ami d’enfance. A celui-ci il donna, sur mes biens, l’usufruit de soixante-dix mines[4], jusqu’au jour où je serais admis dans la classe des éphèbes ; il espérait qu’ainsi la cupidité ne le pousserait pas à mal administrer mon patrimoine. A Démophon il légua ma soeur, avec deux talents à prélever de suite, et à Aphobos il légua ma mère[5], avec une dot de quatre-vingts mines, et en outre la jouissance de la maison et du mobilier qui m’appartenaient. Mon père pensait qu’en resserrant mes liens avec mes tuteurs, il les disposait à mieux s’acquitter de leur mission. Ils commencèrent ainsi par recueillir les profits que le testament leur assurait ; puis, ils administrèrent le reste de ma fortune de telle sorte qu’au bout de dix ans de tutelle, ils me remirent la maison, quatorze esclaves et trente mines d’argent, le tout d’une valeur de soixante-dix mines[6], et me spolièrent de tout le reste.

2e Extrait.

Mon père a laissé deux ateliers de grande importance : une fabrique d’épées où travaillaient trente-deux ou trente-trois esclaves dont les uns valaient de cinq à six mines, les autres pour le moins trois mines, et qui rapportaient un revenu net de trente mines par an ; — et une fabrique de lits avec vingt ouvriers, donnés en gage à mon père pour une dette de quarante mines, et qui lui procuraient un revenu net de douze mines ; en outre un talent d’argent prêté au taux d’une drachme chaque mine par mois[7], et qui rapportait ainsi plus de sept mines par mois. Toute cette partie de mon patrimoine était en valeur à l’époque du décès, comme mes adversaires eux-mêmes le reconnaîtront ; il représentait quatre talents et cinq mille drachmes, en capital, et cinquante mines en revenu. Mon père laissa de plus une provision d’ivoire et de fer à mettre en oeuvre, et du bois pour les lits, le tout valant quatre-vingts mines ; de la noix de galle et du bronze[8], qu’il avait payés soixante-dix mines ; en outre, une maison de trois mille drachmes, des meubles, des vases à boire, des bijoux d’or et des vêtements pour la toilette de ma mère, le tout ensemble valant dix mille drachmes, enfin quatre-vingts mines d’argent comptant. Voilà ce qu’il laissait dans sa maison. A l’extérieur, il avait encore sept cents drachmes placés chez Xuthus pour son commerce maritime, deux mille quatre cents drachmes à la banque de Pasion, six cents à celle de Pylade, seize cents prêtées à Démomèle, fils de Démon, et un talent en divers prêts de deux ou trois cents drachmes. Cette seconde partie de mon patrimoine s’élevait ainsi en capital à plus de huit talents et trente drachmes : ce qui donne pour le total de ma fortune quatorze talents ; vous pouvez le vérifier.

3e Extrait.

A quels excès ces hommes ne se sont-ils pas livrés ! Ils ont fait disparaître le testament pour cacher leurs forfaits ; ils ont ajouté mes revenus à leurs fortunes personnelles ; mon patrimoine a grossi le leur ; et, comme s’ils avaient eu les plus grands torts à me reprocher, ils ont confisqué à leur profit la totalité de mon capital. Mais, juges, quand vous condamnez un criminel d’état, vous ne lui enlevez pas tout ce qu’il possède ; par pitié pour sa femme ou ses enfants, vous lui laissez une partie de ses biens ; or ces gens sont si différents de vous, qu’après que nous les avions gratifiés de dons importants, afin qu’ils exercent avec probité leurs fonctions de tuteurs, ils se sont conduits à mon égard de la façon la plus outrageante ; la honte, sinon la crainte, aurait dû les retenir ; non ! ils n’ont pas eu compassion de ma soeur, et, alors que mon père lui a légué deux talents, elle ne pourra contracter un hymen convenable ; ils ont agi, non en parents, en amis, mais en ennemis acharnés, sans se soucier des liens de la parenté ; pour moi, dans mon extrême malheur, je ne puis ni marier ma soeur, ni régler mes autres affaires. En outre le fisc me presse de payer mes contributions, et c’est justice, puisque mon père m’a laissé une fortune suffisante pour les acquitter ; mais hélas ! mes tuteurs m’ont tout pris. Il y a plus : en cherchant aujourd’hui à rentrer dans mes biens, je m’expose au plus grave péril. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, Aphobos est acquitté, j’aurai à verser une indemnité de cent mines ; si au contraire vous le condamnez, ce sera à vous d’apprécier ; mais la somme à me payer, il la prélèvera non sur sa fortune, mais sur la mienne[9], tandis que moi, si vous n’aviez pas pitié aujourd’hui de mon malheur, non seulement je resterais dépouillé de mes biens, mais encore je serais déchu de mes droits civiques, comme débiteur insolvable de l’Etat. Je vous prie donc, juges, je vous supplie, je vous conjure de vous rappeler les lois, et le serment que vous avez prononcé en prenant siège au tribunal ; prêtez-moi secours, comme il est juste, et ne vous laissez pas toucher par les prières de cet homme plutôt que par les miennes. Qui doit inspirer la compassion ? ce n’est pas le coupable, mais celui que frappe un malheur immérité ; ce n’est pas celui qui a le coeur assez dur pour s’approprier ainsi le bien d’autrui, c’est moi qui suis depuis si longtemps dépouillé du patrimoine que m’a laissé mon père, et qu’en outre le spoliateur outrage et risque de priver de ses droits. Ah ! quelle serait la douleur de mon père, s’il savait qu’à propos des dots mêmes et des donations dont il a spontanément gratifié ces hommes[10], moi, son fils, je suis menacé de devoir encore acquitter une indemnité ! et que dans cette cité où souvent des citoyens généreux fournissent de leurs deniers des dots aux filles de leurs parents ou de leurs amis pauvres, Aphobos refuse de restituer celle qu’il a reçue, et cela après en avoir joui pendant dix ans !

DEUXIÈME DISCOURS CONTRE APHOBOS

ARGUMENT

Démosthène réfute dans une seconde plaidoirie une allégation présentée par ses adversaires ; ils prétendaient que le testateur n’avait pas voulu que ses biens fussent mis en rapport, parce que son père, l’aïeul de Démosthène, était mort débiteur du trésor, et qu’il craignait une réclamation du fisc qui eût été ruineuse pour son héritier. De cette harangue fort courte nous extrayons la péroraison qu’anime une vive émotion.

Extrait

Ne restez pas insensibles, juges, au triste sort de ma mère, de moi-même, de ma soeur, si indignement traités. Était-ce là ce qu’espérait mon père, alors qu’il léguait sa fille à Démophon, pour qu’il l’épousât plus tard, et la dotait de deux talents, alors qu’il remettait ma mère, avec quatre-vingt-six mines, au plus misérable des hommes ; quant à moi, il voulait que je serve l’État à mon tour, en acquittant, à son exemple, les charges publiques[11]. Ah ! prêtez-nous secours, au nom de la justice, de vos intérêts, de nous aussi, et de la mémoire de mon père. Ayez pitié de nous, sauvez-nous ; puisque nos parents n’ont pas eu compassion de notre misère, c’est auprès de vous que nous cherchons un refuge. Ah ! je vous en supplie, je vous en conjure, au nom de vos enfants, de vos femmes, de tout ce qui fait votre bonheur, que je demande aux dieux de vous continuer à jamais, ne soyez pas insensibles ; ne veuillez pas que ma mère perde toute espérance, et soit réduite à une situation indigne d’elle. Déjà elle s’imagine qu’elle salue de ses baisers, à mon retour du tribunal, le triomphe du droit ; elle songe qu’elle va marier ma soeur[12]. Ah ! si, ce qu’à Dieu ne plaise, vous décidiez dans le sens contraire, quelle désolation, quand elle me verrait non seulement dépouillé de mon patrimoine, mais déchu de mes droits civiques, quand elle perdrait l’espoir que sa fille à jamais misérable pût trouver un établissement convenable !

TROISIEME DISCOURS CONTRE APHOBOS

ARGUMENT

Lors de l’instruction du procès que lui avait intenté son pupille, Aphobos avait demandé qu’on mît à la question un certain Milyas, serviteur du père de Démosthène, et dont celui-ci avait invoqué fréquemment le témoignage. On ne pouvait appliquer la question qu’aux esclaves ; or, Démosthène affirmait que Milyas avait été affranchi par son père, et un certain Phanos vint attester devant le tribunal la véracité de cette affirmation. Aphobos, son procès perdu, cite Phanos en justice pour faux témoignage. Si en effet il pouvait établir que Milyas était esclave et susceptible par conséquent, d’être mis à la question, moyen d’information qui avait été refusé à Aphobos, la sentence des juges eût été par là viciée, et le procès sujet à revision. Démosthène défendit Phanos, et, dans la dernière partie de son plaidoyer, il insiste de nouveau sur la solidité des motifs qui avaient amené la condamnation d’Aphobos. Celui-ci, pour diminuer l’importance de la fortune dont il avait charge, comme tuteur de Démosthène, avait prétendu qu’une somme considérable avait été, à sa connaissance, enfouie à l’intérieur de la maison. L’orateur montre l’invraisemblance de cette assertion.

Extrait

Quant à l’argent qu’Aphobos prétend avoir été enfoui à l’intérieur de la maison, je vais vous montrer clairement que c’est un mensonge, qu’il a imaginé, après qu’ayant dû reconnaître que la fortune était considérable, il ne pouvait établir qu’il me l’eût restituée ; nous n’aurions pas en effet, dans ce cas, le droit de réclamer la restitution de cet argent. Mais, si mon père se défiait de ces hommes, il ne leur aurait pas confié le reste de sa fortune, et, s’il en voulait cacher une partie, il ne le leur aurait pas révélé, et alors, comment le sauraient-ils ? Si au contraire il avait confiance en eux, il n’aurait pas remis entre leurs mains la plus grande partie de son avoir, sans les mettre, en possession du reste ; il n’aurait pas confié à ma mère la garde de ce trésor caché, alors qu’il la léguait elle-même à un de mes tuteurs, pour qu’il en fît sa femme. Il serait tout à fait déraisonnable, pour préserver une somme d’argent, de la mettre sous la sauvegarde de ma mère, et de remettre celle-ci, et l’argent avec elle, à un de ceux dont il se serait défié[13]. En outre, si cette assertion était vraie, Aphobos n’aurait-il pas accepté la femme que lui léguait mon père, lui, si cupide qu’en possession des quatre-vingts mines qui constituaient la dot de ma mère, à charge pour lui de l’épouser, il s’est marié avec la fille de Philonide de Métite, afin qu’en outre de ces quatre-vingts mines qu’il tenait de nous, il en reçut encore autant de Philonide ? Ah ! s’il avait su que ma mère détenait quatre talents dans sa maison, comme il eût vite couru l’épouser, pour en partager avec elle la possession[14] ! Quoi ! alors que la fortune visible, celle que beaucoup d’entre vous, juges, savaient avoir été laissée par mon père, a été si effrontément dilapidée par lui de concert avec mes autres tuteurs, il n’aurait pas touché à celle dont nul de vous ne pouvait attester l’existence, et sur laquelle il pouvait librement porter la main ! Qui le croira ? C’est un mensonge, juges, un pur mensonge ! Oui, l’argent qu’a laissé mon père, a vraiment été enfoui à jamais, le jour où il l’a remis entre les mains de ces hommes[15], et Aphobos, ne pouvant dire où et quand il me l’a rendu, a inventé cette fable, afin que l’on me crût riche, et qu’ainsi je ne pusse vous inspirer de compassion.


[1] La mine valait 100 drachmes, et le talent 60 mines ou 6000 drachmes. La drachme équivalait environ à 90 centimes de notre monnaie, la mine à 90 francs, le talent à 5400.
[2] Rhéteur dont l’école n’était pas moins célèbre que ne l’avait été celle de Gorgias.
[3] Fortune assez considérable pour cette époque : environ 75000 francs.
[4] L’intérêt moyen étant alors de douze pour cent, l’usufruit de 70 mines, soit 7000 drachmes, rapportait environ 850 drachmes.
[5] Le mourant priait un des tuteurs, le plus jeune, d’épouser plus tard sa fille, et l’autre d’épouser sa femme ; ni l’un ni l’autre de ces deux voeux ne fut exaucé, mais les deux légataires gardèrent les avantages qui y étaient liés.
[6] Quarante mines pour une maison, deux outillages industriels et quatorze esclaves, cela semble bien peu ; mais Démosthène affirme que ses biens avaient été mal administrés : sa maison était délabrée, les esclaves vieillis et affaiblis.
[7] C’est-à-dire un pour cent par mois, douze pour cent par an.
[8] La noix de galle servait à brunir les bois de lit, le bronze les orner, peut-être aussi à fabriquer des armes.
[9] Puisqu’il avait grossi sa fortune de celle de Démosthène, en la lui restituant, il ne perdait rien de ses propres fonds.
[10] Indépendamment des avantages pécuniaires concédés par le testateur, et que la mauvaise foi des tuteurs avait si fort grossis, Aphobos, au cas où il n’eût pas été condamné, bénéficiait encore des dommages-intérêts dont l’accusateur, c’est-à-dire Démosthène, serait frappé, s’il échouait.
[11] Cet empressement, marqué par l’orateur, de s’acquitter de charges publiques ne pouvait que lui concilier la bienveillance des juges.
[12] Démophon avait argué de la différence d’âge pour ne pas épouser la soeur de Démosthène, mais il avait gardé sa dot. Sa mère, également spoliée, ne doutant pas que l’orateur fasse triompher sa juste cause devant le tribunal, s’apprête à lui témoigner, a son retour de l’Agora, sa joie et sa tendresse, et songe que sa fille pourra être dotée de façon à trouver un parti convenable.
[13] Raisonnement serré et irréfutable.
[14] La veuve de Démosthène, ayant seule connaissance de l’endroit où le trésor aurait été caché, en eût naturellement partagé avec son nouvel époux le secret et la possession. Si donc Aphobos a refusé de l’épouser, c’est qu’il ne croyait pas à l’existence du trésor.
[15] Parce que les tuteurs allaient l’absorber à leur profit.