Philippe a achevé de conquérir
la Thrace, sauf la Chersonèse et les villes grecques de Périnthe
et de Byzance. Périnthe, assiégée, a repoussé le
roi de Macédoine, avec l'aide des satrapes d'Asie. Byzance est attaquée
à son tour. Sans que la lutte soit engagée ouvertement entre la
Macédoine et Athènes, des actes hostiles ont été
commis de part et d'autre. Philippe se décide à jeter le masque,
et, pour mettre en apparence le bon droit de son côté, il fait
précéder la déclaration de guerre d'une lettre où
il énumère de nombreux griefs, énumération intéressante
au point de vue historique. Puis il déclare solennellement que les Athéniens
sont les agresseurs, que sa longanimité n'a servi qu'à les rendre
plus audacieux, et que, à bout de patience, il va se défendre
par les armes.
Cette lettre est jointe, dans tous les manuscrits, aux oeuvres de Démosthène.
D'un excellent style, elle a été rédigée sans doute
par un des secrétaires attitrés de Philippe, soit Eumène
de Cardie, soit Python de Byzance.
Philippe au Sénat et au peuple d'Athènes,
salut Je vous ai envoyé plusieurs ambassades, chargées de vous
rappeler le respect dû aux serments et aux conventions ; vous n'en avez
tenu aucun compte ; j'ai donc cru devoir vous adresser un message, au sujet
des torts que je crois avoir à vous reprocher. Ne vous étonnez
pas de la longueur de cette lettre ; mes griefs sont nombreux ; et il est nécessaire
que je précise chacun d'eux.
D'abord, quand mon héraut Nicias fut enlevé sur mon propre territoire,
loin d'infliger un châtiment aux violateurs du droit des gens, vous avez
tenu en prison pendant dix mois la victime de l'attentat, et mes lettres, dont
il était porteur, ont été lues à votre tribune.
En second lieu, alors que les Thasiens accueillaient les galères de Byzance,
et ceux des pirates qui voulaient s'abriter dans leur port(1),
vous vous en êtes peu souciés, quoique les traités déclarent
expressément que, agir ainsi, c'est se conduire en ennemis. Vers la même
époque encore, Diopithe envahit les territoires de Crobyle(2)
et de Tiristasis, emmena comme esclaves les habitants de ces deux villes, et
ravagea les parages voisins de la Thrace ; il poussa plus loin le mépris
de tous les droits : Amphiloque étant venu, à titre d'ambassadeur,
réclamer les prisonniers, il le fit arrêter, le traita avec la
dernière rigueur, et ne le libéra que contre une rançon
de neuf talents ; tous ces actes, il les accomplit avec l'agrément du
peuple athénien. Et, cependant, violer les lois à l'égard
d'un héraut et des membres d'une ambassade, c'est ce que tous regardent
comme un sacrilège, et vous surtout : avez-vous oublié que, les
Mégariens ayant mis à mort Anthémocrite, le peuple athénien
leur interdit l'initiation aux mystères(3),
et, pour perpétuer le souvenir de cette iniquité, dressa, en dehors
des portes de la ville, une statue de la victime ? Quoi de plus étrange
! ce qui a excité à ce point votre haine contre ses auteurs,
vous le faites vous-mêmes au grand jour ! Et Callias, votre général,
ne l'a-t-on pas vu s'emparer de toutes les villes qui s'élèvent
sur le golfe de Pagases, en dépit de vos serments, et quoiqu'elles fussent
mes alliées ; puis vendre comme esclaves, à titre d'ennemis, tous
ceux qui se rendaient par mer en Macédoine ; et vos décrets louent
Callias de tels actes ! Mais que ferez-vous de plus, je me le demande,
si vous me déclarez la guerre ? Au temps de notre lutte ouverte,
vous lanciez des pirates, vous vendiez les gens qui naviguaient vers mon royaume,
vous secouriez mes ennemis, vous ravagiez mon territoire. Ainsi faites-vous
encore.
Il y a plus ; votre haine viole à ce point toute loi que vous avez envoyé
une ambassade au roi de Perse, pour le décider à me faire la guerre.
N'est-ce pas inouï ! Eh quoi ! avant qu'il ne conquît l'Égypte
et la Phénicie, vous avez déclaré que, s'il formait quelque
nouvelle entreprise, vous feriez appel à moi, comme à tous les
autres Grecs, pour le combattre : et aujourd'hui, dans votre fureur aveugle
contre moi, vous lui proposez une ligue offensive ! Cependant, j'entends
dire qu'autrefois vos gens faisaient un crime aux fils de Pisistrate(4)
d'introduire le Perse dans la Grèce ; et vous ne rougissez pas d'accomplir
l'acte que vous ne cessiez de reprocher à vos tyrans !
Autre grief : vous m'enjoignez par décret de laisser Térès
et Chersoblepte régner en Thrace, parce qu'ils sont Athéniens
; mais je sais que leur nom n'est pas prononcé dans les conditions du
traité de paix, ni inscrit sur vos stèles, qu'enfin ils ne sont
pas Athéniens ; Tèrès a fait campagne contre vous à
mes côtés ; quant à Chersoblepte, il était, au fond
du coeur, très désireux de prêter serment à mes ambassadeurs
; mais vos généraux s'y sont opposés, en déclarant
qu'il était ennemi d'Athènes. Ainsi, quand votre intérêt
vous y convie, vous dites qu'il est l'ennemi de votre ville ; et ce même
homme, pour que vos calomnies s'en fassent une arme contre moi, vous le proclamez
citoyen d'Athènes ! Quelle iniquité ! quel démenti
à vous-mêmes ! Sitalcès périt, Sitalcès
à qui vous aviez donné le droit de cité, et aussitôt
vous liez amitié avec son meurtrier(5)
; et pour défendre Chersoblepte, vous prétendez me faire la guerre !
vous savez pourtant bien que les deux rois que vous comblez ainsi de vos dons,
n'ont nul souci de vos lois et de vos décrets.
Un mot résume tout : vous avez donné le droit de cité à
Evagoras de Chypre et à Denys de Syracuse, ainsi qu'à leurs descendants.
Persuadez ceux qui ont chassé ces deux princes de leur rendre le pouvoir,
et, ce jour-là même, je vous abandonne toutes les régions
de Thrace, sur lesquelles régnaient Térès et Chersoblepte.
Mais si vous ne jugez pas à propos de faire le moindre reproche à
ceux qui ont triomphé de vos protégés en Chypre et à
Syracuse, et me persécutez seul de vos plaintes, n'ai-je pas le droit
de me défendre ?
Je pourrais, à juste titre, insister encore sur ces points ; mais je
passe outre. Quant aux Gardiens, je déclare que je leur prête secours,
parce que j'étais leur allié avant la paix, et parce que vous
avez refusé de vous en remettre à un arbitrage, que j'ai souvent
réclamé, que les Cardiens vous ont demandé eux-mêmes
à plusieurs reprises(6). Je serais
le plus méprisable des hommes, si j'abandonnais mes alliés, et
m'intéressais plus au peuple qui me suscite des embarras de toute sorte,
qu'à celui qui me conserve toujours une amitié solide.
Encore un exemple de votre ambition sans frein : vous vous contentiez autrefois
de simples réclamations ; mais voici que, tout récemment, les
Péparéthiens prétendant que je les ai maltraités,
vous n'avez pas craint d'ordonner à votre général de les
venger de moi, parce que je les ai châtiés avec plus de douceur
certes qu'ils ne le méritaient. Ces gens, en pleine paix, s'étaient
emparés de l'île de l'Halonnèse, et refusaient de me rendre
et le pays et ma garnison, malgré mes réclamations réitérées.
Pour vous, sans nul souci de l'acte inique des Péparéthiens, vous
n'avez considéré que le châtiment que je leur ai infligé.
Vous saviez bien, cependant, que je n'avais enlevé l'île ni à
eux, ni à vous, mais au brigand Sostrate. Si vous dites l'avoir vous-mêmes
cédée à Sostrate, c'est avouer que vous vous appuyez sur
des brigands ; mais si c'est malgré vous que Sostrate s'en était
rendu maître, avez-vous tant à vous plaindre que je l'aie occupée,
en assurant ainsi la sécurité aux navigateurs ? J'ai fait
mieux : dans mon empressement à vous être agréable, j'ai
donné l'île à Athènes. Qu'ont imaginé vos
orateurs ? Ils ne vous ont pas permis d'accepter ce territoire comme don
; mais seulement à titre de restitution. Si je me soumettais à
cet ordre, j'avouais détenir le bien d'autrui ; si je m'y refusais, et
gardais l'île, je devenais suspect à votre cité. Dans cette
alternative, je vous proposai de soumettre la question à un arbitrage
: si l'Halonnèse était reconnue comme m'appartenant, je vous la
donnais ; si on décidait qu'elle était à vous, je la rendais
au peuple athénien. Cette proposition, je l'ai renouvelée à
plusieurs reprises ; mais vous n'en teniez nul compte, et, pendant ce temps,
les Péparéthiens se sont emparés de l'île. Quelle
conduite devais-je tenir ? Fallait-il ne pas punir cette violation des
serments ? ne pas châtier tant d'audace et d'impudence ? Car
si l'île appartenait aux Péparéthiens, à quel titre
en réclamiez-vous la possession ? Si elle était à
vous, comment ne vous irritiez-vous pas contre les spoliateurs ?
Et voyez quelle animosité me poursuit ! Voulant que ma flotte franchît
l'Hellespont, j'ai été contraint de la faire escorter par une
armée, le long des côtes de la Chersonèse : vos colons,
en effet, sur l'avis de Polycrate, nous harcelaient, et vos décrets appuyaient
cette aggression ; votre général(7)
faisait appel aux Byzantins, et annonçait partout que vous lui aviez
enjoint de m'attaquer, si l'occasion s'en offrait. Alors qu'on me traitait ainsi,
j'ai respecté cependant les galères et les places d'Athènes,
quoique je fusse en position d'en saisir la plus grande partie, ou même
de tout prendre, et j'ai continué à réclamer un arbitrage
qui réglât nos griefs réciproques. Croyez-vous donc qu'il
soit plus honorable de faire appel aux armes qu'aux arguments, et de se constituer
jugé dans sa propre cause plutôt que de chercher à convaincre
des juges impartiaux ? Et quel désaccord dans votre conduite !
Vous contraignez les Thasiens et les Maronites à soumettre à un
arbitrage leur différend relatif à la possession de Strymé,
et vous refusez de régler de la même manière celui qui nous
divise, alors que vous savez que, vaincus dans ce débat, vous n'aurez
rien à perdre, et que, vainqueurs, vous serez mis en possession de ce
qui m'appartient en ce moment.
Mais voici le plus étrange : je vous ai envoyé des ambassadeurs
choisis parmi tous mes alliés a pour être mes garants, et je vous
ai proposé des stipulations équitables en faveur des Grecs ; vous
n'avez pas voulu même entrer en pourparlers à ce sujet avec mes
envoyés ; et cependant vous pouviez ainsi ou affranchir de tout péril
des peuples en défiance contre nous, ou me convaincre en face de tous,
de la dernière perversité. C'était l'intérêt
du peuple athénien ; mais les orateurs n'y trouvaient pas leur profit.
Pour eux, en effet, nous disent les gens instruits de vos affaires, la paix
est la guerre, et la guerre est la paix. Qu'ils soutiennent ou accusent les
généraux, ils en tirent toujours quelque argent, et quand, du
haut de la tribune, ils déversent l'injure sur vos citoyens les plus
en vue, ou les étrangers les plus illustres, ils se posent auprès
de la populace, comme dévoués à la démocratie(8).
Il me suffirait de leur payer un faible subside pour mettre fin à leurs
calomnies et les transformer en éloges ; mais je rougirais qu'on me vît
acheter à ce prix votre bienveillance, et traiter avec des gens dont
l'audace va jusqu'à mettre en doute mes droits sur Amphipolis, bien mieux
établis, j'ose le dire, que les prétentions de mes contradicteurs.
Cette ville appartient-elle à qui en a été le premier maître
? Dans ce cas, elle est justement à nous, puisque Alexandre, mon
ancêtre, a occupé le premier cette place, et y a fait prisonnier
un corps de Mèdes(9) qu'il a vendus
comme esclaves ; sur la somme ainsi recueillie, il a prélevé de
quoi élever une statue d'or au dieu de Delphes. Mais si, discutant la
légitimité de ce titre, on admet qu'Amphipolis appartient à
qui la posséda en dernier lieu, le droit est encore pour moi : car j'ai
pris la ville d'assaut sur ceux qui vous en avaient chassés, et que les
Lacédémoniens y avaient établis, et elle est restée
entre mes mains. Or les villes que nous habitons, ou nous les tenons de nos
ancêtres, ou nous les avons conquises par les armes. Mais vous, Athéniens,
vous n'avez pas été les premiers maîtres de cette place,
vous ne vous en êtes pas emparés non plus ; vous n'avez occupé
cette région que fort peu de temps, et vous prétendez à
la possession d'Amphipolis ! D'ailleurs, vous-mêmes nous avez donné
l'assurance la plus positive de nos droits : bien souvent, en effet, dans nos
messages j'ai fait mention de cette ville, en déclarant que nous l'occupions
justement...(10) ; je la détenais
quand nous avons fait la paix ; et les conditions étaient les mêmes
lors de la conclusion de l'alliance. Peut-il donc y avoir pour nous des titres
plus solides ? d'abord nos ancêtres nous ont transmis la possession
de cette ville ; en second lieu elle est devenue nôtre par les armes ;
enfin vous avez reconnu nos droits sur elle, vous qui aimez tant à réclamer
même ce qui ne vous appartient nullement.
J'ai énuméré mes griefs ; c'est vous qui êtes les
provocateurs ; vous abusez de ma réserve pour multiplier de plus en plus
vos agressions ; vous me faites tout le mal que vous pouvez ; je me défendrai,
et, prenant les dieux à témoin de la justice de ma cause, j'aviserai
à votre égard.