DÉMOSTHÈNE

Discours politiques

Traduction C. Poyard

Lettre de Philippe

ARGUMENT DE LA LETTRE DE PHILIPPE (340 av. J.-C.)

Philippe a achevé de conquérir la Thrace, sauf la Chersonèse et les villes grecques de Périnthe et de Byzance. Périnthe, assiégée, a repoussé le roi de Macédoine, avec l'aide des satrapes d'Asie. Byzance est attaquée à son tour. Sans que la lutte soit engagée ouvertement entre la Macédoine et Athènes, des actes hostiles ont été commis de part et d'autre. Philippe se décide à jeter le masque, et, pour mettre en apparence le bon droit de son côté, il fait précéder la déclaration de guerre d'une lettre où il énumère de nombreux griefs, énumération intéressante au point de vue historique. Puis il déclare solennellement que les Athéniens sont les agresseurs, que sa longanimité n'a servi qu'à les rendre plus audacieux, et que, à bout de patience, il va se défendre par les armes.
Cette lettre est jointe, dans tous les manuscrits, aux oeuvres de Démosthène. D'un excellent style, elle a été rédigée sans doute par un des secrétaires attitrés de Philippe, soit Eumène de Cardie, soit Python de Byzance.

LETTRE DE PHILIPPE

Philippe au Sénat et au peuple d'Athènes, salut Je vous ai envoyé plusieurs ambassades, chargées de vous rappeler le respect dû aux serments et aux conventions ; vous n'en avez tenu aucun compte ; j'ai donc cru devoir vous adresser un message, au sujet des torts que je crois avoir à vous reprocher. Ne vous étonnez pas de la longueur de cette lettre ; mes griefs sont nombreux ; et il est nécessaire que je précise chacun d'eux.
D'abord, quand mon héraut Nicias fut enlevé sur mon propre territoire, loin d'infliger un châtiment aux violateurs du droit des gens, vous avez tenu en prison pendant dix mois la victime de l'attentat, et mes lettres, dont il était porteur, ont été lues à votre tribune. En second lieu, alors que les Thasiens accueillaient les galères de Byzance, et ceux des pirates qui voulaient s'abriter dans leur port(1), vous vous en êtes peu souciés, quoique les traités déclarent expressément que, agir ainsi, c'est se conduire en ennemis. Vers la même époque encore, Diopithe envahit les territoires de Crobyle(2) et de Tiristasis, emmena comme esclaves les habitants de ces deux villes, et ravagea les parages voisins de la Thrace ; il poussa plus loin le mépris de tous les droits : Amphiloque étant venu, à titre d'ambassadeur, réclamer les prisonniers, il le fit arrêter, le traita avec la dernière rigueur, et ne le libéra que contre une rançon de neuf talents ; tous ces actes, il les accomplit avec l'agrément du peuple athénien. Et, cependant, violer les lois à l'égard d'un héraut et des membres d'une ambassade, c'est ce que tous regardent comme un sacrilège, et vous surtout : avez-vous oublié que, les Mégariens ayant mis à mort Anthémocrite, le peuple athénien leur interdit l'initiation aux mystères(3), et, pour perpétuer le souvenir de cette iniquité, dressa, en dehors des portes de la ville, une statue de la victime ? Quoi de plus étrange  ! ce qui a excité à ce point votre haine contre ses auteurs, vous le faites vous-mêmes au grand jour ! Et Callias, votre général, ne l'a-t-on pas vu s'emparer de toutes les villes qui s'élèvent sur le golfe de Pagases, en dépit de vos serments, et quoiqu'elles fussent mes alliées ; puis vendre comme esclaves, à titre d'ennemis, tous ceux qui se rendaient par mer en Macédoine ; et vos décrets louent Callias de tels actes ! Mais que ferez-vous de plus, je me le demande, si vous me déclarez la guerre ? Au temps de notre lutte ouverte, vous lanciez des pirates, vous vendiez les gens qui naviguaient vers mon royaume, vous secouriez mes ennemis, vous ravagiez mon territoire. Ainsi faites-vous encore.
Il y a plus ; votre haine viole à ce point toute loi que vous avez envoyé une ambassade au roi de Perse, pour le décider à me faire la guerre. N'est-ce pas inouï ! Eh quoi ! avant qu'il ne conquît l'Égypte et la Phénicie, vous avez déclaré que, s'il formait quelque nouvelle entreprise, vous feriez appel à moi, comme à tous les autres Grecs, pour le combattre : et aujourd'hui, dans votre fureur aveugle contre moi, vous lui proposez une ligue offensive ! Cependant, j'entends dire qu'autrefois vos gens faisaient un crime aux fils de Pisistrate(4) d'introduire le Perse dans la Grèce ; et vous ne rougissez pas d'accomplir l'acte que vous ne cessiez de reprocher à vos tyrans !
Autre grief : vous m'enjoignez par décret de laisser Térès et Chersoblepte régner en Thrace, parce qu'ils sont Athéniens ; mais je sais que leur nom n'est pas prononcé dans les conditions du traité de paix, ni inscrit sur vos stèles, qu'enfin ils ne sont pas Athéniens ; Tèrès a fait campagne contre vous à mes côtés ; quant à Chersoblepte, il était, au fond du coeur, très désireux de prêter serment à mes ambassadeurs ; mais vos généraux s'y sont opposés, en déclarant qu'il était ennemi d'Athènes. Ainsi, quand votre intérêt vous y convie, vous dites qu'il est l'ennemi de votre ville ; et ce même homme, pour que vos calomnies s'en fassent une arme contre moi, vous le proclamez citoyen d'Athènes ! Quelle iniquité ! quel démenti à vous-mêmes ! Sitalcès périt, Sitalcès à qui vous aviez donné le droit de cité, et aussitôt vous liez amitié avec son meurtrier(5) ; et pour défendre Chersoblepte, vous prétendez me faire la guerre ! vous savez pourtant bien que les deux rois que vous comblez ainsi de vos dons, n'ont nul souci de vos lois et de vos décrets.
Un mot résume tout : vous avez donné le droit de cité à Evagoras de Chypre et à Denys de Syracuse, ainsi qu'à leurs descendants. Persuadez ceux qui ont chassé ces deux princes de leur rendre le pouvoir, et, ce jour-là même, je vous abandonne toutes les régions de Thrace, sur lesquelles régnaient Térès et Chersoblepte. Mais si vous ne jugez pas à propos de faire le moindre reproche à ceux qui ont triomphé de vos protégés en Chypre et à Syracuse, et me persécutez seul de vos plaintes, n'ai-je pas le droit de me défendre ?
Je pourrais, à juste titre, insister encore sur ces points ; mais je passe outre. Quant aux Gardiens, je déclare que je leur prête secours, parce que j'étais leur allié avant la paix, et parce que vous avez refusé de vous en remettre à un arbitrage, que j'ai souvent réclamé, que les Cardiens vous ont demandé eux-mêmes à plusieurs reprises(6). Je serais le plus méprisable des hommes, si j'abandonnais mes alliés, et m'intéressais plus au peuple qui me suscite des embarras de toute sorte, qu'à celui qui me conserve toujours une amitié solide.
Encore un exemple de votre ambition sans frein : vous vous contentiez autrefois de simples réclamations ; mais voici que, tout récemment, les Péparéthiens prétendant que je les ai maltraités, vous n'avez pas craint d'ordonner à votre général de les venger de moi, parce que je les ai châtiés avec plus de douceur certes qu'ils ne le méritaient. Ces gens, en pleine paix, s'étaient emparés de l'île de l'Halonnèse, et refusaient de me rendre et le pays et ma garnison, malgré mes réclamations réitérées. Pour vous, sans nul souci de l'acte inique des Péparéthiens, vous n'avez considéré que le châtiment que je leur ai infligé. Vous saviez bien, cependant, que je n'avais enlevé l'île ni à eux, ni à vous, mais au brigand Sostrate. Si vous dites l'avoir vous-mêmes cédée à Sostrate, c'est avouer que vous vous appuyez sur des brigands ; mais si c'est malgré vous que Sostrate s'en était rendu maître, avez-vous tant à vous plaindre que je l'aie occupée, en assurant ainsi la sécurité aux navigateurs ? J'ai fait mieux : dans mon empressement à vous être agréable, j'ai donné l'île à Athènes. Qu'ont imaginé vos orateurs ? Ils ne vous ont pas permis d'accepter ce territoire comme don ; mais seulement à titre de restitution. Si je me soumettais à cet ordre, j'avouais détenir le bien d'autrui ; si je m'y refusais, et gardais l'île, je devenais suspect à votre cité. Dans cette alternative, je vous proposai de soumettre la question à un arbitrage : si l'Halonnèse était reconnue comme m'appartenant, je vous la donnais ; si on décidait qu'elle était à vous, je la rendais au peuple athénien. Cette proposition, je l'ai renouvelée à plusieurs reprises ; mais vous n'en teniez nul compte, et, pendant ce temps, les Péparéthiens se sont emparés de l'île. Quelle conduite devais-je tenir ? Fallait-il ne pas punir cette violation des serments ? ne pas châtier tant d'audace et d'impudence ? Car si l'île appartenait aux Péparéthiens, à quel titre en réclamiez-vous la possession ? Si elle était à vous, comment ne vous irritiez-vous pas contre les spoliateurs ?
Et voyez quelle animosité me poursuit ! Voulant que ma flotte franchît l'Hellespont, j'ai été contraint de la faire escorter par une armée, le long des côtes de la Chersonèse : vos colons, en effet, sur l'avis de Polycrate, nous harcelaient, et vos décrets appuyaient cette aggression ; votre général(7) faisait appel aux Byzantins, et annonçait partout que vous lui aviez enjoint de m'attaquer, si l'occasion s'en offrait. Alors qu'on me traitait ainsi, j'ai respecté cependant les galères et les places d'Athènes, quoique je fusse en position d'en saisir la plus grande partie, ou même de tout prendre, et j'ai continué à réclamer un arbitrage qui réglât nos griefs réciproques. Croyez-vous donc qu'il soit plus honorable de faire appel aux armes qu'aux arguments, et de se constituer jugé dans sa propre cause plutôt que de chercher à convaincre des juges impartiaux ? Et quel désaccord dans votre conduite ! Vous contraignez les Thasiens et les Maronites à soumettre à un arbitrage leur différend relatif à la possession de Strymé, et vous refusez de régler de la même manière celui qui nous divise, alors que vous savez que, vaincus dans ce débat, vous n'aurez rien à perdre, et que, vainqueurs, vous serez mis en possession de ce qui m'appartient en ce moment.
Mais voici le plus étrange : je vous ai envoyé des ambassadeurs choisis parmi tous mes alliés a pour être mes garants, et je vous ai proposé des stipulations équitables en faveur des Grecs ; vous n'avez pas voulu même entrer en pourparlers à ce sujet avec mes envoyés ; et cependant vous pouviez ainsi ou affranchir de tout péril des peuples en défiance contre nous, ou me convaincre en face de tous, de la dernière perversité. C'était l'intérêt du peuple athénien ; mais les orateurs n'y trouvaient pas leur profit. Pour eux, en effet, nous disent les gens instruits de vos affaires, la paix est la guerre, et la guerre est la paix. Qu'ils soutiennent ou accusent les généraux, ils en tirent toujours quelque argent, et quand, du haut de la tribune, ils déversent l'injure sur vos citoyens les plus en vue, ou les étrangers les plus illustres, ils se posent auprès de la populace, comme dévoués à la démocratie(8).
Il me suffirait de leur payer un faible subside pour mettre fin à leurs calomnies et les transformer en éloges ; mais je rougirais qu'on me vît acheter à ce prix votre bienveillance, et traiter avec des gens dont l'audace va jusqu'à mettre en doute mes droits sur Amphipolis, bien mieux établis, j'ose le dire, que les prétentions de mes contradicteurs. Cette ville appartient-elle à qui en a été le premier maître  ? Dans ce cas, elle est justement à nous, puisque Alexandre, mon ancêtre, a occupé le premier cette place, et y a fait prisonnier un corps de Mèdes(9) qu'il a vendus comme esclaves ; sur la somme ainsi recueillie, il a prélevé de quoi élever une statue d'or au dieu de Delphes. Mais si, discutant la légitimité de ce titre, on admet qu'Amphipolis appartient à qui la posséda en dernier lieu, le droit est encore pour moi : car j'ai pris la ville d'assaut sur ceux qui vous en avaient chassés, et que les Lacédémoniens y avaient établis, et elle est restée entre mes mains. Or les villes que nous habitons, ou nous les tenons de nos ancêtres, ou nous les avons conquises par les armes. Mais vous, Athéniens, vous n'avez pas été les premiers maîtres de cette place, vous ne vous en êtes pas emparés non plus ; vous n'avez occupé cette région que fort peu de temps, et vous prétendez à la possession d'Amphipolis ! D'ailleurs, vous-mêmes nous avez donné l'assurance la plus positive de nos droits : bien souvent, en effet, dans nos messages j'ai fait mention de cette ville, en déclarant que nous l'occupions justement...(10) ; je la détenais quand nous avons fait la paix ; et les conditions étaient les mêmes lors de la conclusion de l'alliance. Peut-il donc y avoir pour nous des titres plus solides ? d'abord nos ancêtres nous ont transmis la possession de cette ville ; en second lieu elle est devenue nôtre par les armes ; enfin vous avez reconnu nos droits sur elle, vous qui aimez tant à réclamer même ce qui ne vous appartient nullement.
J'ai énuméré mes griefs ; c'est vous qui êtes les provocateurs ; vous abusez de ma réserve pour multiplier de plus en plus vos agressions ; vous me faites tout le mal que vous pouvez ; je me défendrai, et, prenant les dieux à témoin de la justice de ma cause, j'aviserai à votre égard.


1. Byzance avait fini par s'allier étroitement à Athènes, et avait lancé des corsaires contre les vaisseaux macédoniens. - Thasos, île voisine de la Chersonèse, était sujette d'Athènes.
2. Deux petites villes de Thrace, soumises à Philippe.
3. Le fait rappelé ici est un peu antérieur à la guerre du Péloponnèse. Plutarque le présente autrement: les Mégariens ayant commis un sacrilège envers les déesses d'Éleusis, Cérès et Proserpine [Démeter et Perséphone], les Athéniens leur interdisent l'accès du sanctuaire. Anthémocrite, héraut d'Athènes, chargé de leur signifier cette interdiction, fut massacré par le peuple, et, à la suite de ce meurtre, les Mégariens, d'après Thucidyde, furent exclus des ports et des marchés de l'Attique. [Pausanias en parle également I, 36, 3(UB)]
4. Hippias et Hipparque.
5. Sans doute Térès qui lui succéda.
6. Cette affaire de Cardie reste obscure. Leur autonomie semble avoir été reconnue dans le traité de 347; mais les Athéniens le contestaient, nous ne savons pas précisément à quel titre.
7. Diopithe.
8. Système détesté de Philippe.
9. Lors de la retraite des Perses après Platées.
10. Il semble qu'il y a ici une lacune. Lesens devrait être ainsi complété: - Et vous n'avez pas réclamé contre cette assertion.