On appelait Chalcidique une contrée
formée de trois presqu'îles, entre le golfe où tombe le
fleuve Strymon, et le golfe Thermaïque. Son nom lui venait de Chalcis,
ville d'Eubée, qui y avait établi des colonies. Les villes principales
de la Chalcidique étaient Amphipolis, Potidée et Olynthe. La Macédoine
n'avait presque aucun accès sur la côte ; aussi Philippe nourrissait-il
dès longtemps le projet de conquérir cette contrée, qui
faisait géographiquement partie intégrante de son royaume. Mais,
fidèle à sa politique cauteleuse, il ne démasqua ses vues
que peu à peu. En 357, il s'empara d'Amphipolis ; les Olynthiens s'inquiétèrent,
et recherchèrent l'alliance d'Athènes ; leur demande ne fut pas
accueillie. Le roi, cependant, pour les rassurer, pendant qu'il était
occupé ailleurs, leur céda Anthémonte et le territoire
de Potidée, ville qu'il venait d'enlever aux Athéniens et de raser
(356). Cette générosité n'était qu'un piège.
Libre du côté de la Thrace, et maître de la Thessalie, Philippe
enveloppait Olynthe. Brusquement, en 349, il envahit la Chalcidique, et mit
le siège devant plusieurs petites villes dépendant de la confédération
à la tête de laquelle se trouvait Olynthe. Les Olynthiens, épouvantés,
envoyèrent à Athènes une seconde ambassade qui fut mieux
accueillie que celle de 357. C'est en cette circonstance que Démosthène
prononça la Première Olynthienne. Il pense que le moment est venu
de faire résolument la guerre à Philippe. Olynthe, menacée
dans son existence même, et puissante encore, sera pour Athènes
une alliée de grande importance. Les Athéniens doivent à
la fois faire campagne en Chalcidique, pour assister les Olynthiens, et lancer
une expédition au coeur même de la Macédoine. Il faut
donc des soldats : Athènes les tirera de son sein, sans confier à
des mercenaires d'aussi graves intérêts. Il faut aussi de l'argent
; la caisse des théâtres, qu'on appelait le théorique, peut
en fournir ; sinon on devra établir un impôt sur la fortune. L'heure
est critique : si les Athéniens ne portent pas résolument la guerre
au coeur même des États de Philippe, ils auront bientôt
à défendre leur propres murailles.
Les Athéniens conclurent, en effet, l'alliance que sollicitaient les
Olynthiens ; mais ils se contentèrent d'expédier quelques milliers
de mercenaires en Chalcidique, avec une faible escadre.
Au prix de quels trésors, Athéniens,
n'achèteriez-vous pas l'assurance de discerner clairement l'intérêt
de la ville, dans la question qui vous occupe ? Eh bien ! s'il en
est ainsi, vous devez être empressés d'écouter ceux qui
veulent vous éclairer. Et ce n'est pas seulement une opinion longuement
étudiée qui a droit à votre faveur ; mais une heureuse
fortune peut suggérer subitement à quelques-uns d'utiles propositions
; de sorte qu'entre tous ces avis mûris ou improvisés, il vous
est aisé de faire un choix.
Les circonstances actuelles élèvent en quelque sorte la voix pour
nous dire qu'il faut nous préoccuper des affaires de Thrace(1),
si nous avons souci de notre propre salut. Or, quelle singulière politique
nous suivons à cet égard ! Pour moi, voici ce que je vous
propose : décréter de suite que nous secourrons Olynthe, préparer
au plus vite une expédition qui partira d'Athènes même,
éviter ainsi de retomber dans nos fautes antérieures(2),
et envoyer une ambassade qui exprimera nos résolutions et suivra de près
les événements. Car ce qui est surtout à craindre, c'est
que Philippe, si fourbe, si habile à exploiter les circonstances, tantôt
cédant, quand les circonstances l'exigent, tantôt menaçant
- et il a prouvé qu'on peut se fier à lui sous ce rapport, - tantôt
tirant parti contre nous de notre absence, n'arrive à s'assurer, par
ruse ou par violence, quelque avantage d'une importance capitale. Par bonheur,
Athéniens, ce qui rend la puissance de Philippe si solide contre les
assauts vous est précisément très favorable. Qu'il dirige
seul, en souverain maître, les ressorts avoués ou secrets de sa
politique, à la fois général, chef d'État, trésorier,
qu'il se montre partout et toujours à la tête de ses troupes, c'est
un grand avantage pour la rapidité et l'à-propos des opérations
militaires ; mais quant aux négociations qu'il nouerait volontiers avec
les Olynthiens, c'est tout l'opposé. Les Olynthiens voient clairement
que, dans la guerre actuelle, il ne s'agit point de gloire ou d'une partie de
leur territoire, mais de la ruine et de l'asservissement de leur patrie ; ils
savent comment Philippe a traité et les Amphipolitains qui lui avaient
livré leur ville, et les Pydnéens qui l'avaient aussi accueilli.
Les tyrans, d'ailleurs, ne peuvent inspirer que défiance aux républiques,
surtout quand elles les ont pour voisins. Si ces vérités vous
frappent, Athéniens, et si votre esprit se porte sur tous les autres
points que vous devez considérer, je dis que c'est aujourd'hui, ou jamais,
qu'il faut faire un effort de volonté, exciter votre courage, et appliquer
vos soins à la guerre, en vous empressant de contribuer de votre argent,
de servir de vos personnes, enfin de ne négliger rien. Vous n'avez plus
ni motif, ni prétexte pour vous refuser à faire votre devoir :
on allait répétant qu'il fallait mettre aux prises les Olynthiens
avec Philippe : le fait s'est produit de lui-même, et de la façon
qui peut vous être le plus utile. Si c'était sur vos instances
que les Olynthiens eussent engagé la guerre, leur alliance eût
été chancelante, leur résolution sujette à se démentir
; mais des griefs personnels excitent leur haine contre Philippe ; elle sera
donc durable, fondée qu'elle est sur la crainte et sur le mal qu'ils
ont souffert. Ne laissons pas échapper, Athéniens, l'occasion
qui se présente ; ne laissons pas se produire encore ce qui nous est
arrivé tant de fois. Si, à l'époque où nous revenions
de porter secours aux Eubéens(3), et
où les envoyés d'Amphipolis, Hiérax et Stratoclès,
montent à cette tribune, nous engageant à venir, sur notre flotte,
prendre possession de leur ville, nous avions montré pour nos intérêts
le même zèle que pour le salut des Eubéens, vous occuperiez
depuis lors Amphipolis, et vous auriez échappé à toutes
les difficultés qui se sont produites. Et encore, quand vous apprîtes
que Pydna était assiégée, et Potidée, et Méthone,
et Pagases, et tant d'autres villes, pour ne pas les citer une à une,
si vous aviez alors prêté un secours empressé à l'une
ou l'autre de ces places, ainsi que c'était votre devoir, Philippe serait
aujourd'hui plus traitable, et beaucoup moins hautain. Mais voici que, à
force de négliger toujours le présent et de croire que tout ira
bien de soi-même dans l'avenir, c'est nous qui avons élevé
la puissance de Philippe, qui l'avons fait tel que ne fut encore aucun roi de
Macédoine. Aujourd'hui, la fortune nous offre à Olynthe une occasion
aussi favorable qu'il s'en est jamais présenté jusqu'ici ; et,
pour moi, Athéniens, il me semble, malgré le désarroi de
nos affaires, que, à supputer équitablement les bienfaits que
nous tenons des dieux, nous leur devrions une grande reconnaissance. Si la guerre
nous a enlevé beaucoup de nos possessions, nous n'en devons accuser que
notre négligence ; mais, alors que ces pertes sont encore récentes,
qu'il s'offre à nous une alliance qui les peut compenser, si nous en
savons profiter, c'est une heureuse chance que je ne saurais attribuer qu'à
la faveur divine. Hélas ! l'homme est ingrat. Qu'arrive t-il, en
effet, pour nos biens privés ?
Tant qu'on les conserve, on en est très reconnaissant à la fortune
; mais qu'on les laisse perdre, on perd en même temps le souvenir du bienfait.
Il en est de même, à ce qu'il me semble, pour les affaires publiques.
Si l'on ne sait pas profiter des circonstances, on oublie ce qu'on peut avoir
dû à la faveur des dieux ; car c'est d'après le résultat
final qu'on juge des faits antérieurs. Veillons donc avec zèle
sur ce qui nous reste, relevons les débris de notre empire ; nous effacerons
ainsi la honte de nos actes passés. Mais si nous repoussons encore ces
envoyés, et que Philippe soumette Olyntbe, qu'on me dise, Athéniens,
ce qui l'empêchera de se porter où il voudra. Quel sujet de réflexion
! Considérez comment Philippe est devenu si grand, de si faible
qu'il était au début : il prend d'abord Amphipolis, puis Pydna,
Potidée, Méthone ; il envahit ensuite la Thessalie. Alors c'est
Phères, Pagases, Magnésie qu'il régit selon son caprice,
puis il passe en Thrace ; là il renverse des rois, en établit
d'autres. Sur ces entrefaites, il tombe malade ; mais, à peine remis,
sans songer au repos, il attaque aussitôt Olynthe. Et je passe sous silence
ses campagnes contre les Illyriens, les Péoniens, Arybbas(4),
ou tels autres ennemis.
Pourquoi revenir aujourd'hui sur ces souvenirs ? C'est afin que vous reconnaissiez
et sentiez bien deux choses : d'abord le péril d'une indolence qui sacrifie
une à une toutes nos possessions, ensuite l'incessante activité
qui est la vie de Philippe, et qui s'oppose à ce qu'il se contente des
résultats acquis, et se tienne jamais en paix. Eh bien, s'il a résolu
d'étendre sans cesse ses conquêtes, et que nous, au contraire,
ne voulions rien défendre avec énergie de ce qui nous appartient,
à quel dénouement faut-il nous attendre ? Qui de vous, grands
dieux ! est assez simple pour ignorer que la guerre, qui est encore loin
de nous, viendra à nos portes, si nous négligeons nos intérêts
; et certes, si ce malheur arrive, Athéniens, j'ai grand'peur que nous
ne ressemblions à ces imprudents qui, après avoir vécu
quelque temps dans l'abondance, grâce à des emprunts faits à
gros intérêts, ont ensuite été dépossédés
de leur capital ; ainsi, pour nous, il ne sera que trop clair que nous aurons
payé cher notre indolence, et que, uniquement occupés aujourd'hui
de nos plaisirs, nous serons réduits plus tard à subir de pénibles
nécessités, qui nous répugnaient fort, et à combattre
pour le sol même de notre patrie.
Critiquer, dira-t-on sans doute, c'est une tâche aisée, à
la portée de tous ; mettre en lumière ce qu'exigent les circonstances,
voilà quel est le devoir du sage conseiller. Aussi, Athéniens,
quoique je sache que, bien souvent, ce ne sont pas les coupables que frappe
votre colère, si l'affaire ne tourne pas à votre gré, mais
ceux qui ont, les derniers, pris la parole, je ne pense pas cependant que le
soin de ma sécurité personnelle doive me fermer la bouche sur
ce que je crois vous être utile. Je dis donc que votre intérêt
exige un double effort : d'abord, il vous faut conserver à Olynthe les
cités qui dépendent d'elle, et c'est d'Athènes même
que doivent partir les troupes chargées de cette mission ; puis vous
devez ravager le territoire de Philippe, ce qui exige une flotte et une autre
armée spéciale ; mais si vous négligez l'une de ces deux
mesures, je crains fort que votre expédition, ne porte aucun fruit. Si,
en effet, pendant que vous ravagerez les possessions du roi, celui-ci vous laisse
faire et emporte Olynthe, il lui sera facile ensuite d'accourir au secours des
siens. Que vous vous contentiez au contraire de secourir Olynthe, Philippe,
voyant ses foyers à l'abri du danger, établira un blocus, s'appliquera
tout entier à cette entreprise, et triomphera, avec le temps, des assiégés.
Il faut donc que les troupes de secours soient nombreuses, et forment deux corps.
Voilà mon opinion sur la question militaire ; quant aux ressources pécuniaires,
vous en avez, Athéniens, d'aussi abondantes qu'aucun autre peuple ; mais
vous en disposez selon vos caprices(5). Si
vous les restituez aux armées en campagne, vous n'avez besoin de rien
de plus ; sinon, il faut en trouver d'autres, ou plutôt toute ressource
vous fait défaut. Eh ! quoi, dira-t-on, proposez-vous un décret
qui applique ces fonds aux dépenses militaires ? Les Dieux m'en
gardent ! Je pense seulement que vous avez à mettre sur pied une
armée, que vous avez des fonds destinés à ce but, qu'il
doit y avoir proportion exacte entre le salaire reçu et le service rendu,
et que, pourtant, vous trouvez bon, sans prendre aucune peine, d'user de cet
argent pour vos fêtes. Que reste-t-il donc à faire ? C'est
que tous contribuent, largement, si les besoins sont grands, plus modérément,
s'ils sont moindres. Mais il faut de l'argent ; sans argent vous n'arriverez
à rien. Certains orateurs mettent en avant d'autres moyens ; choisissez,
parmi les propositions qu'on vous fait, celles qui vous semblent le plus profitables
; mais l'heure est pressante, agissez.
Où en sont actuellement les affaires de Philippe ? c'est ce qui
doit appeler votre attention et vos réflexions. Ne croyez pas, comme
il semble, et comme on pourra le dire après un examen superficiel, que
sa situation soit dégagée et brillante. Certes il n'eût
pas entrepris cette guerre, s'il avait cru qu'il lui faudrait combattre ; il
espérait alors n'avoir qu'à se présenter pour tout enlever
; or son attente est déçue. C'est cette déception qui le
trouble d'abord, et lui cause un grand découragement, puis ce qui se
passe en Thessalie. Les Thessaliens ont toujours été un peuple
sans foi, par nature, et pour tous ; Philippe en fait l'épreuve aujourd'hui.
Ils ont décidé de lui réclamer Pagases, et l'ont empêché
de fortifier Magnésie(6). J'entendais
dire qu'ils prétendent ne plus continuer à lui abandonner les
revenus des ports et des marchés ; ces revenus doivent subvenir aux frais
de l'administration thessalienne, ils ne veulent pas que Philippe les recueille.
Or, si le roi est privé de ces ressources, il sera fort gêné
pour entretenir ses mercenaires. On peut croire, en outre, que les Péoniens,
les Illyriens et tous les autres barbares qu'il a soumis, préféreraient
l'indépendance et la liberté à la servitude. Ils n'ont
pas l'habitude d'obéir, et Philippe est un maître insolent ; ils
le disent, du moins, et il n'y a rien là que de vraisemblable. Un bonheur
immérité achève d'égarer les esprits peu sensés
; aussi semble-t-il souvent moins difficile d'acquérir que de conserver
ce que l'on a acquis. Songez-y donc, Athéniens : ce qui est contre-temps
pour Philippe est pour vous occasion propice ; appuyez par vos actes les faveurs
de la fortune : envoyez des ambassades là où elles seront utiles,
enrôlez-vous de vos personnes, animez à la lutte toutes les autres
cités, et demandez-vous, au cas où une occasion aussi favorable
se présenterait à Philippe, où la guerre éclaterait
sur nos frontières, avec quel empressement il marcherait contre vous.
Eh bien ! ce que vous auriez à souffrir, si Philippe en avait le
pouvoir, ne rougiriez-vous pas, dans une si heureuse occurrence, de ne pas l'oser
vous-mêmes ? Ainsi, ne l'oubliez plus, Athéniens, il faut
choisir : ou vous ferez la guerre en Thrace, ou Philippe la fera à vos
portes. Tant qu'Olynthe résiste, c'est vous qui combattrez. là-bas,
ravageant le territoire de votre ennemi, et recueillant sans crainte les produits
du sol qui vous appartient, du sol national. Mais si Philippe s'empare d'Olynthe,
qui l'empêchera de s'avancer jusqu'ici ? Les Thébains ?
- n'accusez pas mon langage d'être trop amer - ils lui prêteront
main forte, et de tout coeur. Les Phocidiens ?- Ils ne sont pas capables
de garder leur propre pays, si vous ne les secourez vous-mêmes(7).
Quel autre peuple alors ? Mais, dira-t-on, Philippe ne le voudra pas.
Ce serait la chose la plus étrange, si ce que, aujourd'hui, il répète
sans cesse, au risque d'être taxé de folie, il ne le faisait pas,
alors qu'il en aura le pouvoir. Or quelle différence il y a entre la
guerre proche ou lointaine, est-il besoin de vous le dire ? S'il vous fallait
passer seulement trente jours hors de vos foyers, en prélevant sur notre
sol tout ce qui est nécessaire à une troupe campée, alors
même que nos ennemis ne seraient pas encore en Attique, la charge qui
en résulterait pour notre agriculture dépasserait toutes les dépenses
que la guerre nous a coûtées jusqu'à présent. Mais,
si l'ennemi envahit notre territoire, quelles pertes nous subirons ! Et
quel outrage, quelle honte publique, ce qui pour des gens de coeur n'est pas
moins grave que les plus lourds dommages !
Si vous réfléchissez à tout cela, Athéniens, vous
serez unanimes à secourir Olynthe et à rejeter la guerre en Thrace
; les riches, ainsi, au prix d'un léger sacrifice, préservent
leur prospérité et jouissent sans crainte du reste de leurs revenus
; ceux qui sont en âge de servir acquièrent, par une campagne en
Macédoine, l'expérience qui fera d'eux les redoutables gardiens
du sol intact de la patrie ; vos hommes politiques enfin auront un compte facile
à vous rendre de leurs actes ; car c'est d'après la tournure qu'auront
prise vos affaires que vous les jugerez. Puisse la fortune nous favoriser pour
le bien de tous !