Après qu'eut été prononcée
la Deuxième Olynthienne, les Athéniens remplacèrent Charès
par Charidème, mais, se refusant au service personnel, augmentèrent
seulement l'effectif de leur armée mercenaire. Charidème remporta
d'abord quelques succès, et Philippe, interrompant sa campagne de Chalcidique,
se porta en Thessalie, où son autorité était contestée.
C'est l'année suivante seulement, en 348, qu'il reprit la lutte contre
Olynthe, et la poussa, cette fois, avec une énergie qui, aidée
de la trahison des Olynthiens Euthycrate et Sosthène, aboutit rapidement
à la prise de la ville. Les Athéniens, un peu avant la chute d'Olynthe,
s'étaient enfin décidés à former une importante
armée, uniquement composée de citoyens, qui venait de prendre
la mer, lorsqu'arriva la nouvelle qu'Olynthe avait été prise et
détruite ; l'expédition dut rétrograder. On n'est pas d'accord
sur la date de la Troisième Olynthienne ; les uns veulent qu'elle ait
directement provoqué l'expédition qui n'arriva pas à temps
pour sauver la place ; d'autres sont d'avis qu'elle suivit de près la
Deuxième Olynthienne, et fut prononcée dès l'automne de
349, lorsque les succès de Charidème avaient exalté les
espérances des Athéniens, et qu'un effort sérieux pouvait
leur sembler inutile. C'est pour ne pas permettre à ses concitoyens de
s'endormir dans une confiance mal fondée, que Démosthène
aurait prononcé cette harangue.
Le point principal en est l'emploi des fonds du théorique. Athènes,
autrefois, avait, grâce surtout aux tributs des cités alliées,
amassé un trésor destiné à faire face aux dépenses
des guerres éventuelles. Dès le temps de Périclès,
on avait prélevé sur ce fond les deux oboles qu'on donnait à
chaque citoyen pauvre pour payer sa place au théâtre, et créé,
à cet effet, une caisse qu'on appela le théorique, ou fond des
spectacles. Peu à peu les distributions d'argent avaient été
renouvelées à propos de telle ou telle fête ; puis on était
arrivé à des dons, sans attribution spéciale ; le théorique
ne servait plus, en réalité, qu'à alimenter la foule indigente,
qui se plaisait à végéter dans la paresse ; mais cette
foule faisait la loi, et elle n'entendait pas qu'on touchât à ce
qu'elle regardait comme son bien propre ; des pénalités très
sévères menaçaient quiconque oserait proposer de changer
la destination de ce fond. C'étaient, en somme, tous les revenus d'Athènes
qui se dissipaient ainsi en pure perte. Le système était, à
tous égards, déplorable en temps de paix ; mais surtout il désarmait
complètement Athènes en temps de guerre. Dans les graves circonstances
où la république se trouvait engagée, devant la nécessité
pressante de soutenir Olynthe, dernière barrière élevée
contre les empiètements de Philippe, Démosthène a le courage
de risquer sa popularité, en montrant que les Athéniens n'ont
plus, pour soutenir une guerre qu'exige son salut, d'autres ressources que le
théorique. Il consent à ce que ces fonds continuent à être
distribués entre les citoyens, mais sous forme de solde ou de rémunération
des fonctions exercées. Le service personnel, la rigoureuse administration
des deniers publics, voilà ce qu'il réclame, dans l'intérêt
de tous ; car Athènes ne peut être sauvée qu'à ce
prix.
Mes impressions, Athéniens, sont bien
différentes, selon que je considère ou les faits réels,
ou les discours des orateurs. A la tribune, il n'est question que de châtier
Philippe ; mais nos affaires en sont venues à un tel état que
nous devons veiller à ne pas être tout d'abord maltraités
nous-mêmes. Aussi ceux qui tiennent un tel langage, et vous présentent
sous un jour mensonger la question soumise à vos délibérations,
me semblent-ils vraiment coupables. Oui, il fut une époque où
Athènes pouvait à la fois préserver ses possessions, et
châtier Philippe, je le sais parfaitement ; j'ai vu moi-même le
temps, encore bien récent, où nous avions ce double pouvoir. Mais,
aujourd'hui, commençons par veiller au salut de nos alliés ; cela
suffit à nos forces. Quand nous serons assurés de ce côté,
alors il sera loisible d'examiner qui l'on devra châtier, et de quelle
façon ; mais avant d'avoir bien réglé le premier point,
il me paraît superflu de parler du second.
Les circonstances présentes, Athéniens, réclament plus
que jamais une attention et une discussion sérieuses : quel conseil dois-je
vous donner actuellement ? Ce n'est pas ce qui me semble le plus difficile
; ce qui m'embarrasse, c'est la manière de le donner. J'ai la conviction,
d'après ce que j'ai vu ou entendu raconter, que, si vous avez laissé
péricliter vos affaires, c'est plus souvent pour n'avoir pas voulu accomplir
votre devoir, que pour l'avoir ignoré ; et je vous prie, quand je vais
vous parler avec franchise, de souffrir mon langage, considérant seulement
si je dis la vérité, et cela en vue de nous relever dans l'avenir.
Vous voyez, en effet, dans quelle déplorable situation les flatteries
de quelques orateurs, qui ne cherchaient qu'à vous plaire, ont précipité
notre cité.
Mais je crois nécessaire de vous rappeler d'abord, en abrégé,
les événements passés. Vous vous souvenez, Athéniens,
que, il y a deux ou trois ans, vous reçûtes la nouvelle que Philippe
assiégeait le fort d'Héréon-Tichos en Thrace(1).
C'était au mois Mémactérion ; après force discours
et beaucoup de bruit sur l'Agora, on décréta d'équiper
quarante galères ; d'y embarquer les hommes au-dessous de quarante-cinq
ans, servant de leurs personnes, et d'imposer une contribution de soixante talents.
Cependant l'année s'achève, puis viennent Hécatombéon,
Métageitnion et Boédromion ; dans ce dernier mois, c'est à
grand-peine si, après la célébration des mystères',
vous avez envoyé dix vaisseaux vides avec Charidème, et cinq talents.
En effet, quand vous aviez appris que Philippe était malade ou mort (car
ces deux nouvelles s'étaient répandues à la fois), pensant
qu'il n'y avait plus de secours à porter, vous aviez renoncé à
l'expédition. Or l'occasion était, au contraire, des plus favorables
; car si nous avions alors envoyé des secours en Thrace, avec autant
d'empressement que nous les avions votés, Philippe ne nous causerait
pas d'embarras aujourd'hui : il nous doit son salut.
On ne peut modifier ce qui est accompli ; mais voici que s'offre une nouvelle
occasion : Philippe est engagé dans une guerre(2),
et c'est pour cela que j'ai rappelé le passé, afin que vous ne
commettiez pas les mêmes fautes. Comment profiter de cette guerre, Athéniens
? En appuyant Olynthe de toutes vos forces, de toutes vos ressources,
sinon ce sera vous enrôler absolument sous les étendards de Philippe.
Jugez-en vous-mêmes. Les Olynthiens possédaient une certaine puissance,
de sorte que Philippe n'osait pas les attaquer, ni eux-mêmes attaquer
Philippe. Alors nous fîmes la paix avec Olynthe ; c'était une gêne
et un souci pour Philippe que cette grande cité, réconciliée
avec nous, qui guettait une occasion favorable. Nous pensions qu'il fallait
à tout prix la mettre aux prises avec le Roi, et ce voeu que tous ici
formulaient s'est réalisé, peu importe comment. Que nous reste-t-il
à faire, Athéniens, si ce n'est de prêter à Olynthe
un appui énergique et empressé ? car, sans parler de la honte
que nous encourrions, en trahissant, par notre inaction, les intérêts
publics, nous n'aurions pas peu à redouter, Athéniens, les conséquences
d'une telle conduite. Vous savez quelles sont les dispositions des Thébains
à notre égard, les Phocidiens sont à bout de ressources,
rien n'empêcherait Philippe, une fois qu'il aurait soumis ses ennemis
actuels(3), de tourner son attention de notre
côté. Si donc quelqu'un d'entre vous remet à cette époque
pour faire son devoir, c'est qu'il veut voir le danger de près, alors
qu'il pourrait en entendre parler de loin, c'est qu'il veut avoir à demander
qu'on le secoure, tandis qu'il peut aujourd'hui prêter secours à
d'autres. Oui, c'est là que nous en viendrons, si nous n'agissons dès
maintenant ; qui de nous l'ignore ?
Oui, il faut assister Olynthe, dira-t-on, nous le reconnaissons tous, et nous
l'assisterons ; mais de quelle façon ? indiquez-le. Eh bien !
Athéniens, ne vous étonnez pas d'un langage qui peut paraître
étrange à la plupart de mes auditeurs. Je vous dis : créez
des nomothètes, non pour établir, par leur ministère, aucune
loi nouvelle - nous avons assez de lois, - mais pour abroger celles qui nous
sont actuellement nuisibles. Je veux parler des lois sur les spectacles(4)
- je le déclare nettement, - et de quelques-unes de celles qui règlent
le service militaire ; parmi ces lois, les unes affectent aux spectacles les
fonds militaires, et les distribuent aux citoyens qui restent dans la ville
; les autres assurent l'impunité aux réfractaires, et découragent
ceux qui veulent faire leur devoir. Une fois que vous aurez abrogé ces
lois, et préparé une voie sûre aux bons conseillers, il
se présentera certes un citoyen pour proposer les mesures que tous vous
savez utiles ; jusque-là, ne cherchez pas qui consente, pour vous sauver,
à périr sous vos coups ; vous ne trouverez personne, d'autant
plus que le seul résultat pour celui qui oserait parler et proposer un
décret dans ce sens, serait d'encourir un châtiment inique, sans
améliorer en rien nos affaires, et même en rendant plus redoutable
encore à l'avenir le rôle de sage conseiller. Ces lois, Athéniens,
doivent être abrogées par ceux-là mêmes qui les ont
établies(5) ; il n'est pas juste, en
effet, que la mesure nuisible à la ville ait rendu populaires ceux qui
l'ont portée, et que, pour celle qui nous sauvera tous, la haine publique
soit aujourd'hui le salaire des plus sages avis. Mais, avant que les choses
aient été ainsi réglées, ne croyez pas, Athéniens,
qu'il y ait parmi vous un homme assez puissant pour violer impunément
ces lois, ni assez insensé pour se précipiter tête baissée
à sa ruine.
Vous ne devez pas l'ignorer, Athéniens : un décret n'a de valeur
que s'il s'y ajoute la volonté d'exécuter résolument ce
qui a été décidé. Si les décrets étaient
suffisants pour vous contraindre à faire votre devoir, ou pour atteindre
le but proposé, on ne vous verrait pas, vous qui votez tant de décrets,
n'agir que peu ou point, et Philippe ne vous aurait pas sans cesse insultés
; car il y a longtemps, de par les décrets, qu'il serait châtié.
Mais il n'en est pas ainsi : l'action, dans l'ordre des faits, suit la parole
et le vote, mais elle les devance en valeur par ses effets. Il faut donc que
l'acte s'ajoute au décret, et le reste va de soi. Vous êtes, en
effet, capables, Athéniens, d'exprimer les meilleurs avis, et nul n'a
l'esprit plus vif pour saisir ce que l'on vous dit ; vous saurez aussi agir
aujourd'hui, si vous êtes sages. Quel temps, quelle occasion cherchez-vous,
Athéniens, qui soit plus favorable ? Quand ferez-vous le nécessaire,
si vous le négligez aujourd'hui ? Philippe a mis la main sur toutes
vos possessions ; s'il se rend maître encore du territoire d'Olynthe,
ce sera pour nous la dernière des hontes Ce peuple, à qui nous
avons promis de le secourir efficacement, s'il faisait la guerre, n'y est-il
pas engagé ? Philippe n'est-il pas un ennemi, un spoliateur de
nos biens, un barbare ? De quel autre nom mérite-t-il encore qu'on
le qualifie ? Eh bien ! vous l'avez laissé tout faire à
sa guise, peu s'en faut que vous ne lui ayez prêté assistance,
et nous chercherions encore quelle est la cause de ses succès !
Ah ! nous ne voulons pas avouer, je le sais bien, que c'est nous seuls
qui en sommes responsables. A la guerre aussi, aucun fuyard ne s'accuse, mais
il accuse le général, et ceux qui combattaient près de
lui, tous enfin plutôt que lui-même ; et cependant, si on a été
vaincu, tous les fuyards sans doute en sont cause ; celui qui accuse les autres,
pouvait rester à son poste ; et, si chacun eût fait de même,
on aurait triomphé. Il en est ainsi, aujourd'hui, à Athènes.
Un orateur n'a-t-il pas su indiquer les plus sages mesures ? Qu'un autre
se lève, et parle, mais sans condamner le premier. Le second orateur
donne-t-il de meilleurs avis ? Suivez-les, et que la fortune vous favorise !
- Mais ce qu'il conseille n'est pas agréable. - Ceci n'est plus la faute
de l'orateur ; à moins que ce ne soit un devoir, à vos yeux, de
formuler des voeux, ce qu'il aurait négligé. Faire des voeux,
Athéniens, grouper en une phrase tout ce qu'on désire, c'est chose
aisée ; mais choisir, quand il y a lieu de prendre une décision,
c'est moins facile ; sacrifier l'agréable à l'utile, si on ne
les peut réunir, voir, le devoir ! - Ah ! dira-t-on, si, sans
toucher aux fonds des spectacles, on peut indiquer d'autres ressources pour
l'entrétien de l'armée, cela ne vaut-il pas mieux ? - Beaucoup
mieux, Athéniens, si c'est possible ; mais je m'étonnerais fort
qu'il soit arrivé, qu'il doive arriver jamais que, après avoir
dissipé sa fortune en dépenses inutiles, on pût encore,
pour un but utile, trouver des ressources dans ce qui n'existe plus. Chacun
parle suivant ses désirs ; rien de si facile que de se tromper soi-même
; ce qu'on veut, on le croit possible ; mais les faits, d'ordinaire, ne suivent
pas le même cours. Considérez donc cette question, Athéniens,
dans sa réalité pratique, et vous pourrez assurer l'entrée
en campagne, et la solde. Des hommes sages et de sentiments généreux
ne doivent pas, faute d'argent, renoncer à la guerre, et encourir à
la légère une telle honte. Eh ! quoi, s'agit-il des Corinthiens
ou des Mégariens, vous courez aux armes, vous marchez contre eux ; et
vous laisseriez Philippe réduire en esclavage les habitants de cités
grecques, parce que vous manqueriez de fonds pour mettre en route vos soldats !
Si je me suis décidé à parler ainsi, ce n'est pas que je
vise inconsidérément à m'attirer la haine de quelques-uns
d'entre vous ; je ne suis ni assez insensé, ni assez infortuné
pour vouloir me rendre odieux, si je ne croyais être utile ; mais je juge
que c'est le fait d'un citoyen honnête de faire passer le salut public
avant l'agrément du discours, et, au temps de nos ancêtres, d'après
ce que la tradition nous apprend, à vous comme à moi, tel était
le langage habituel, le système politique des orateurs que ceux d'aujourd'hui
louent sans les imiter, du noble Aristide, de Nicias, de mon homonyme, de Périclès
; mais depuis qu'on voit nos orateurs vous demander : " Que désirez-vous
? Que proposerai-je ? En quoi puis-je vous être agréable ?
" ils sacrifient à la faveur du moment les intérêts
de la ville, et vous voyez ce qui arrive : profit pour eux, honte pour vous !
Comparons, Athéniens, par leurs grandes lignes, la façon d'agir
de nos aïeux, et la nôtre. Je serai bref, et ne vous dirai rien que
vous ne sachiez ; je ne fais pas appel à des exemples étrangers
; c'est en suivant vos exemples nationaux que vous pouvez retrouver le bonheur.
Ces hommes, auxquels leurs orateurs ne cherchaient pas à plaire, qu'ils
ne chérissaient pas comme on vous chérit maintenant, exercèrent
pendant quarante-cinq ans une hégémonie acceptée par les
Grecs, ils amassèrent plus de dix mille talents dans l'Acropole ; le
roi de Macédoine(6) leur était
soumis comme un barbare doit l'être à des Grecs ; dans les expéditions
de terre et de mer, où ils servaient de leurs personnes, ils dressèrent
de nombreux et magnifiques trophées ; à eux seuls leurs actes
ont assuré une gloire qui a déjoué l'envie. Tels ils se
sont montrés à la patrie grecque ; mais, dans la ville même,
voyez quelle a été leur conduite publique et privée !
Au nom de l'État, que de temples ils ont construits, si beaux et ornés
à l'intérieur, de tels chefs-d'oeuvre que l'âge suivant
ne les a pu surpasser. Dans la vie privée, ils étaient à
ce point modestes, et attachés aux habitudes démocratiques, que,
si l'un de vous s'arrête devant la maison qui abrita Aristide, ou Miltiade,
ou quelque autre grand citoyen de cette époque, il ne la trouve pas moins
simple que la maison voisine ; car ce n'était pas pour s'enrichir qu'ils
administraient les affaires ; chacun ne songeait qu'à accroître
la fortune publique. Loyaux envers les Grecs, pieux à l'égard
des dieux, n'admettant que des lois égales pour tous, ils ne pouvaient
manquer d'assurer à la ville la plus grande prospérité.
Voilà ce qu'était Athènes sous de tels chefs ; mais aujourd'hui,
avec nos vertueux magistrats, en est-il de même, ou à peu près
? J'en aurais long à dire ; mais je ne considère qu'un point.
Partout vous aviez le champ libre devant vous : la puissance de Sparte était
brisée, Thèbes, occupée ailleurs ; des autres cités,
aucune n'était capable de vous disputer le premier rang ; il nous était
facile de conserver nos possessions en toute sécurité, et de régler
en arbitres les droits des autres Grecs. Qu'est-il arrivé ? Nous
avons été dépouillés de notre domaine propre ; nous
avons dépensé, sans nul profit, plus de quinze cents talents ;
les alliés que nous avions acquis pendant la guerre, nous les avons perdus
en pleine paix ; enfin nous avons armé contre nous-mêmes un redoutable
ennemi. Qu'on me dise, en effet, si ce n'est pas par nous seuls que Philippe
a grandi ? Mais, si tout va mal au dehors, sans doute, à l'intérieur,
nous faisons mieux. Que pourrait-on citer ? Des créneaux recrépis,
des routes réparées, des fontaines, pures bagatelles ! Et
voyez les hommes publics qui font exécuter ces travaux ; de pauvres ils
sont devenus riches, ou d'obscurs, honorés ; quelques-uns se sont construit
des demeures privées plus majestueuses que les édifices publics
; plus la cité s'est abaissée, plus ils se sont élevés.
De tout cela quelle est la cause ? Pourquoi tout allait-il bien autrefois,
et tout est-il mal aujourd'hui ? C'est qu'alors le peuple, assez hardi
pour combattre de sa personne, gardait l'autorité sur les gouvernants,
et disposait lui-même de tous les biens de la cité ; c'est que
chaque particulier s'estimait heureux d'obtenir du peuple un honneur, une charge,
une faveur quelconque. Maintenant, au contraire, tous les biens sont aux mains
des gouvernants, ce sont eux qui font tout, et vous, le peuple, paralysés,
dépouillés de vos richesses, de vos alliés, vous n'êtes
plus que des valets, qui faites nombre : satisfaits, si ces gens vous partagent
les fonds du théâtre ou organisent une procession aux Boédromies
; et, comble d'héroïsme ! quand ils vous distribuent ce qui
est à vous, vous croyez leur devoir encore de la reconnaissance !
Ils vous enferment dans la ville, en vous offrant cette maigre curée,
ils vous apprivoisent, vous manient à leur gré. Quand les actes
sont mesquins et vils, le coeur ne peut être grand et noble ; car telles
sont les façons de vivre, telles aussi sont nécessairement les
pensées. Je ne serais pas surpris, par Cérès, qu'il m'en
coûtât plus cher, pour vous tenir ce langage, qu'à ces gens,
pour vous avoir ainsi abaissés. La franchise n'est pas toujours ce qui
vous plaît le mieux, et je m'étonne que vous la supportiez en ce
moment.
Il en est temps encore : rompez avec ces honteuses habitudes, osez faire campagne,
tenir une conduite digne de vous ; ces fonds, qui sont dissipés dans
Athènes comme un superflu, appliquez-les à soutenir votre honneur
au dehors : vous conquerrez ainsi le plus grand, le plus précieux des
biens, en même temps que vous répudierez ces misérables
dons, semblables aux aliments que les médecins font prendre aux malades,
et qui, sans leur donner de forces, les empêchent simplement de mourir
; les aumônes aussi que vous vous partagez ne sont pas assez abondantes
pour subvenir efficacement à vos besoins ; mais elles vous empêchent
de chercher ailleurs des ressources, et développent votre indolence.
Voulez-vous parler d'une solde ? dira-t-on. - Sans doute ; et je veux aussi,
Athéniens, que tout soit réglé d'une manière analogue,
et que chacun ait sa part des deniers publics, en prêtant à la
patrie le secours qu'elle a droit de réclamer. Est-il possible d'être
en paix ? les citoyens resteront chez eux, à l'abri de la misère
qui les pourrait contraindre à quelque acte honteux ; survient-il, une
crise grave, comme la crise actuelle ? le citoyen fait campagne en personne,
et reçoit la même somme, comme paye ; c'est justice, puisqu'il
sert la patrie. A-t-on dépassé l'âge militaire ? Ce
qu'on reçoit aujourd'hui, sans rendre de service régulier, on
le recevra légitimement pour surveiller, diriger tel ou tel travail qu'il
est nécessaire d'exécuter. En somme, l'État ne dépensera
guère ni plus ni moins ; mais l'ordre, dans la cité, succédera
au désordre, et chacun, pour ce qu'il recevra, devra soit partir en campagne,
soit siéger au tribunal, remplir enfin telle fonction que comporte son
âge, et qui sera utile. Je ne dis certes pas qu'il faille donner à
ceux qui ne font rien le salaire de ceux qui agissent ; je ne veux pas non plus
qu'on vive dans un loisir associé à la misère, et qu'on
s'occupe uniquement de demander si les mercenaires de tel ou tel chef ont été
vainqueurs, comme on le fait maintenant. Je ne prétends pas blâmer
ceux qui font leur devoir en vous servant ; mais je désire que vous fassiez
vous-mêmes pour vos intérêts ce que vous honorez chez les
autres, et que vous gardiez, Athéniens, le rang illustre auquel vos ancêtres
vous ont élevés, au prix de si périlleux exploits. - J'ai
dit à peu près tout ce que je crois de votre intérêt
; à vous de choisir les mesures les plus profitables pour la cité
et pour vous tous !