DÉMOSTHÈNE

Discours politiques

Traduction C. Poyard

Première Philippique

ARGUMENT DE LA PREMIÈRE PHILIPPIQUE (351 av. J.-C.)

Philippe était en guerre avec Athènes depuis 357. Il s'était alors emparé d'Amphipolis, colonie athénienne, que la métropole avait perdue depuis la guerre du Péloponnèse, mais qu'elle espérait toujours replacer sous sa domination ; puis, en 356, de Potidée, sur le golfe Thermaïque, place d'une grande importance que les Athéniens avaient vainement tenté de secourir. Occupé pendant deux ans contre les Péoniens et les Illyriens, Philippe avait, en 353, repris le cours de ses conquêtes, du côté de la Grèce, en enlevant Méthone, la dernière possession d'Athènes dans la péninsule chalcidique ; puis, appelé par les tyrans de Phères, il avait envahi la Thessalie, et conquis Pagases, en face de l'extrémité septentrionale de l'Eubée. II allait franchir les Thermopyles, quand une armée de citoyens d'Athènes arriva à temps pour lui barrer le passage, mais il resta maître de la Thessalie. Il reporta alors son activité vers la Thrace orientale, s'immisça, en 352, dans les troubles de ce pays, et menaça la Chersonèse de Thrace, possession précieuse pour Athènes, parce qu'elle lui assurait l'accès des détroits et la libre circulation de ses navires, qui allaient chercher dans le Pont-Euxin le blé nécessaire à sa consommation. Athènes, aussitôt, décréta d'envoyer une flotte pour la défense de la Chersonèse ; mais Philippe tomba malade, on fit même courir le bruit de sa mort, et l'expédition projetée n'eut pas lieu.
Cependant, en 351, Philippe reparut, et Athènes s'inquiéta de nouveau ; la conduite à tenir en face du roi de Macédoine fut soumise aux délibérations du peuple. C'est alors que Démosthène prononça la Première Philippique.
Le danger principal pour Athènes, c'était l'indolence de ses citoyens, qui ne voulaient ni servir de leurs personnes, ni contribuer de leurs biens. Passionnés pour les jouissances de la paix, occupés du commerce, qui les enrichissait, ils se désintéressaient des questions politiques ; les mots d'honneur et de patrie avaient cessé de les émouvoir. Démosthène, pour les arracher à leur inertie, fera donc appel à l'intérêt, plus encore qu'au patriotisme ; il cherchera surtout à leur prouver que, si leur négligence a compromis leurs affaires, rien n'est pourtant perdu ; que leurs ressources sont encore très grandes, qu'il s'agit seulement pour eux de les mettre en oeuvre. Il leur donnera pour exemple l'énergie, l'activité de leur adversaire, et, sans leur demander de suite une déclaration de guerre officielle, ni des efforts excessifs, il insistera sur la création d'une armée permanente, opérant en Thrace, où les citoyens formeront le quart de l'effectif, et dont la solde et l'entretien seront assurés par des mesures financières, dont il indique le détail. Cette fois, encore, il ne semble pas que l'orateur ait obtenu gain de cause ; Athènes continua de s'en fier, pour la défense de la Thrace, à des chefs de mercenaires, plus préoccupés de leurs intérêts personnels que de ceux d'Athènes. Démosthène devra bien des lois encore renouveler les mêmes reproches.

PREMIÈRE PHILIPPIQUE

Si c'était un sujet nouveau qu'on nous proposât de discuter, Athéniens, j'aurais attendu que vos orateurs habituels eussent manifesté leur opinion, et, au cas où j'aurais approuvé un des avis exprimés, je garderais le silence ; sinon, j'essaierais, à mon tour, de dire ce que je pense ; mais, comme c'est une question déjà bien souvent traitée à cette tribune que nous avons encore à examiner aujourd'hui, je crois que, même en me levant le premier, j'aurai droit à votre indulgence ; car si, dans le passé, on vous eût conseillé les mesures nécessaires, vous n'auriez pas à en délibérer aujourd'hui.
Et d'abord, Athéniens, ne perdez pas courage, si mauvais que paraisse l'état présent de vos affaires. Ce qui leur a nui le plus dans le passé, leur est, précisément le plus favorable pour l'avenir. Que veux-je dire par là ? Le voici : c'est parce que vous ne faites rien de ce qu'il faut que vos affaires vont mal ; si, au contraire, vous aviez fait tout votre devoir, et qu'elles fussent en un tel état, il ne nous resterait aucune espérance de les voir s'améliorer.
Songez ensuite, vous le savez par tradition ou par vos propres souvenirs, quelle était la puissance de Sparte, dans un passé qui n'est pas très reculé, et comme votre conduite fut alors belle et généreuse, vraiment digne du glorieux nom d'Athènes ! Vous n'avez pas craint de soutenir, au nom du droit, la guerre contre une si redoutable cité ! Pourquoi réveiller ce passé ? C'est pour qu'à vos yeux éclate cette vérité : si vous vous tenez en garde, vous n'avez rien à craindre ; si vous êtes négligents, rien ne réussit selon vos désirs. J'en veux pour exemple, d'un côté, la puissance si grande, à cette époque, de Lacédémone, dont vous avez triomphé, parce que vous prêtiez attention à vos affaires, et de l'autre, l'insolence de Philippe, qui vous inquiète aujourd'hui parce que vous ne prenez aucune des mesures nécessaires. Sans doute, Philippe semble à quelques-uns de vous, Athéniens, un ennemi dangereux, à cause du grand nombre de ses soldats et de toutes les places qu'il a enlevées à Athènes. Mais qu'on réfléchisse aussi que c'est nous qui possédions autrefois en propre Pydna, Potidée, Méthone, avec tout le pays d'alentour, et que beaucoup des peuples qui se rangent maintenant de son côté étaient indépendants et libres(1), et préféraient notre amitié à la sienne. Eh bien ! si Philippe alors avait cru qu'il lui était difficile de faire la guerre aux Athéniens, qui s'appuyaient sur tant de places fortes, en face de son propre pays, alors qu'il était lui-même dénué d'alliés, il n'eût rien fait de ce qu'il a exécuté, et n'eût pas acquis une si grande puissance. Mais il a compris, Athéniens, que toutes ces places sont comme le prix de la lutte proposé au vainqueur, et qu'il est naturel que les biens des absents reviennent à ceux qui sont présents, que les hommes décidés à affronter fatigues et périls dépouillent ceux qui négligent leurs intérêts. C'est parce qu'il avait cette conviction qu'il a conquis et qu'il possède toutes ces places ; les unes, il les a enlevées par la force, les autres, il s'en est fait des alliées, des amies : chacun, en effet, accepte volontiers l'alliance et la direction de ceux qu'il voit prêts et résolus à faire le nécessaires. Si donc, vous aussi, Athéniens, vous voulez à votre tour adopter ces maximes, aujourd'hui du moins, puisque vous ne l'avez pas fait jusqu'à présent ; si chacun de vous est prêt à laisser là tout subterfuge, pour servir la ville, autant qu'il le doit et le peut, l'un, qui est riche, en contribuant de ses deniers, l'autre, qui est dans la force de l'âge, en s'enrôlant ; si vous voulez, en un mot, ne dépendre que de vous-mêmes ; si chacun de vous cesse d'espérer qu'il ne fera rien, mais que le voisin fera tout pour lui, vous rentrerez en possession de ce qui vous appartenait, vous reprendrez ce qu'avait perdu votre indolence, et vous châtierez Philippe. Ne voyez pas en lui un dieu dont la puissance soit inébranlable, éternelle ; il y a des gens qui le haïssent, le redoutent, le jalousent, Athéniens, même parmi ceux qui semblent lui être étroitement attachés. Tous les sentiments qui animent d'autres hommes, on les retrouve aussi dans son entourage, croyez-le bien. Aujourd'hui tous ces éléments hostiles sont comprimés par la peur, ne trouvant pas d'appui, à cause de votre lenteur et de votre indolence. Réveillez-vous, il le faut. Voyez, Athéniens, à quel degré d'impudence en est venu Philippe : il ne vous laisse pas le choix entre l'action ou le repos, mais il menace, et son langage est, dit-on, des plus insolents ; incapable de s'en tenir à ce qu'il a conquis, il s'agrandit sans cesse, et, profitant de nos hésitations et de notre inaction, il nous enveloppe de tous côtés de ses pièges.
Quand donc, Athéniens, quand ferez-vous votre devoir ? Qu'attendez-vous pour agir ? - Nous attendons, dira-t-on, que la nécessité nous y force. - Mais, aujourd'hui, que faut-il penser de ce qui se passe ? Quant à moi, je crois que, pour un homme libre, la nécessité la plus pressante, c'est d'avoir à rougir de sa conduite. Préférez-vous, dites-moi, aller de l'un à l'autre, en vous demandant : " Y a-t-il quelque nouvelle ? " Et quoi de plus nouveau que de voir un Macédonien triompher par les armes des Athéniens, et administrer les affaires de la Grèce ? " - Est-ce que Philippe est mort ? - Non, mais il est malade. " Et qu'importe qu'il lui arrive malheur, vous aurez bientôt fait en sorte qu'il naisse un autre Philippe, si vous continuez d'apporter aussi peu d'attention à vos affaires ; car ce n'est pas à ses forces propres qu'il doit sa grandeur, c'est à votre négligence. Mais supposons que la fortune, qui prend toujours soin, mieux que vous-mêmes, de vos intérêts, vous accorde cette nouvelle faveur(2), sachez bien que, si vous êtes près de la Macédoine, vous profiterez du trouble général de ce pays pour parler en maîtres, et régler tout à votre gré ; mais, dans l'état actuel de vos forces, quand même les circonstances vous donneraient Amphipolis, vous ne pourriez recueillir ce don, alors que tout chez vous est en suspens, préparatifs militaires, résolutions mêmes.
Il faut donc que vous ayez tous la volonté d'être prêts à faire votre devoir ; vous le reconnaissez, vous en êtes persuadés, et je n'en parle plus. Mais quelle est la nature des mesures qui, selon moi, nous tireraient de tels embarras, quel serait le nombre de nos soldats, où puiserions-nous l'argent nécessaire, et comment nos autres préparatifs pourraient-ils être aussi efficaces et aussi rapides que possible ? c'est ce que je vais essayer d'exposer, après vous avoir adressé une prière : attendez, pour juger, que vous m'ayez écouté jusqu'au bout ; ne vous prononcez pas auparavant ; et, s'il vous semble tout d'abord que je vous propose des mesures d'un genre inusité, ne croyez pas pour cela que je veuille différer l'action. Le plus sage n'est pas de dire : " Agissons vite, à l'instant même " ; ce qui est fait est fait ; les secours que nous enverrions aujourd'hui n'y changeraient rien ; ce qui importe, c'est d'indiquer quel sera le genre de nos armements, leur importance, et le moyen de les maintenir, jusqu'à ce que nous ayons ou accepté des conditions de paix, ou triomphé de nos ennemis ; car ainsi nous n'aurons plus à craindre qu'il nous arrive malheur à l'avenir. C'est sur ces points que je crois être capable de vous éclairer, tout en ne m'opposant pas d'ailleurs à ce qu'on vous présente d'autres propositions. On trouvera sans doute que je fais là de grandes promesses ; mais les faits en prouveront la valeur, et vous en serez juges.
Je dis d'abord, Athéniens, que vous devez équiper cinquante galères, résolus, s'il le faut, à vous y embarquer vous-mêmes(3). Je vous invite, en outre, à disposer des galères pour la moitié de votre cavalerie, ainsi que des navires de transport en nombre suffisant. Telles sont les mesures qu'il vous faut prendre pour faire face à ces expéditions de Philippe, qui soudain s'élance de la Macédoine contre les Thermopyles, la Chersonèse, Olynthe, ou tel autre point, à son gré. Vous devez, en effet, le convaincre que, secouant votre fatale négligence, vous êtes hommes à vous porter en avant, comme vous l'avez fait en Eubée(4), et auparavant à Haliarte, et tout récemment encore aux Thermopyles ; et cette crainte, alors même que vous ne feriez pas tout ce que le devoir exige, ne serait pas sans importance. Vous sachant prêts - et il le saura ; il n'y a parmi nous que trop d'hommes pour lui tout annoncer d'ici même, - ou il se tiendra en repos, ou, s'il passe outre, il prêtera le flanc à une surprise, et rien ne vous empêchera de profiter d'une occasion favorable pour débarquer sur son territoire.
Voilà ce que vous devez avoir tous résolu, préparé ; mais avant tout, Athéniens, prémunissez-vous d'une force armée qui, par des attaques continues, harcèle l'ennemi. Ne me parlez pas de dix ou de vingt mille mercenaires, ni de ces armées qui n'existent que sur le papier. Je veux une force vraiment nationale, et, quel que soit le chef que vos votes lui assignent - qu'il y en ait un seul ou plusieurs, celui-ci ou tel autre, - elle lui obéira, elle le suivra ; mais il faut que vous lui assuriez des moyens d'existence. Comment sera composée cette troupe  ? Quelle sera son importance numérique, d'où tirera-t-elle son alimentation ? Comment aura-t-elle la volonté d'accomplir sa tâche  ? C'est ce que je vais vous dire, en traitant chaque point à part. Pour les mercenaires... - mais surtout veillez à ne pas renouveler ce qui vous a été si nuisible : vous croyez, au début, ne faire jamais assez pour ce qu'exige le devoir ; tout est grandiose dans vos décrets ; mais, quand vient l'heure d'exécuter, pas un acte, même le plus modeste. Ne faites que peu d'abord, limitez vos dépenses ; si vous reconnaissez que c'est insuffisant, vous étendrez plus tard ces premières mesures. - Je dis donc que les soldats à pied doivent être en tout deux mille, parmi lesquels cinq cents Athéniens, dans telle condition d'âge qu'on jugera le plus convenable : le temps du service sera fixé assez court - c'est un point à discuter, - et les contingents se succéderont. Les quinze cents autres seront des mercenaires. A cette troupe se joindront deux cents cavaliers, dont cinquante au moins seront des Athéniens, d'après la même proportion que pour les fantassins, et servant dans les mêmes conditions : pour les cavaliers, on frétera des navires spéciaux. Voyons ; que faut-il encore ? Dix galères rapides ; puisque Philippe possède une marine, nous avons nous-mêmes besoin de galères rapides, pour que nos troupes naviguent en sûreté. Et l'alimentation, comment l'assurer ? Je vais l'indiquer, après que je vous aurai expliqué pourquoi cette force peu considérable me paraît suffisante, et pourquoi je suis d'avis que des citoyens prennent part à la campagne.
Cet effectif suffit ; nous ne pouvons, en effet, songer à mettre pour le moment sur pied une armée capable de combattre en ligne contre Philippe ; nous sommes contraints à faire une guerre de surprises ; c'est notre tactique au début : il ne nous faut donc pas un nombre excessif de soldats, que nous ne pourrions ni payer, ni nourrir, ce nombre ne doit pas non plus être trop faible. Quant aux citoyens, si je veux qu'ils s'enrôlent et s'embarquent, c'est que naguère, à ce qu'on rapporte, quand Athènes entretint à Corinthe une armée de mercenaires, commandée par Polystrate, Iphicrate, Chabrias, et d'autres chefs, vous avez servi personnellement, et j'entends dire qu'alors ces mercenaires, avec votre aide, et vous-mêmes rangés en ligne avec eux, avez battu les Lacédémoniens : mais depuis que vous laissez les corps de mercenaires combattre pour vous, réduits à leurs seules forces, ce sont nos amis et nos alliés, qui sont battus par eux, tandis que nos ennemis grandissent plus qu'il ne faudrait. Ces mercenaires donnent un coup d'oeil en passant à la guerre que soutient Athènes, puis ils préfèrent s'embarquer pour se rendre auprès d'Artabaze, ou partout ailleurs, et leur général les suit, naturellement ; il ne peut commander, puisqu'il ne donne pas de solde. Que veux-je donc ? Supprimer tout prétexte du général et des soldats, en leur assurant une paye, puis enrôler dans l'armée des citoyens d'Athènes qui surveilleront la direction donnée à la guerre. Car il est risible de voir comment vous menez actuellement vos affaires. Si l'on vous demandait : " Êtes-vous en paix, Athéniens ? " " Non certes ", diriez-vous, " nous sommes en guerre avec Philippe. " Eh bien ! vos votes ont choisi parmi vous dix taxiarques, autant de stratèges et de phylarques, et deux hipparques(5). Que font-ils ? Hors un seul de ces chefs que vous avez envoyé sur le théâtre de la guerre, les autres dirigent vos processions, avec les maîtres des cérémonies sacrées.
Semblables aux fabricants de figurines d'argile, c'est pour l'agora que vous élisez vos taxiarques et vos phylarques, non pour la guerre. Et n'est-ce pas de votre propre sein, Athéniens, que vous devriez tirer taxiarques et hipparques ? Vos chefs devraient tous être des citoyens, afin que votre armée fût vraiment nationale. Mais c'est pour Lemnos que doit s'embarquer l'hipparque qui est Athénien, et, quand la puissance d'Athènes est en jeu, c'est Ménélas(6) qui commande votre cavalerie ! Si je parle ainsi, ce n'est pas pour critiquer sa conduite, mais un hipparque, quel qu'il soit, doit être investi par vos votes de telle ou telle fonction.
C'est fort bien dit, pensez-vous peut-être ; mais la question financière vous intéresse surtout : combien faut-il d'argent ? et d'où le tirer ? J'y arrive donc. L'entretien de l'armée, je veux dire l'alimentation seule, coûtera, pour l'effectif indiqué, un peu plus de quatre-vingt-dix talents : quarante talents pour les dix vaisseaux de guerre, à raison de vingt mines par vaisseau et par mois ; autant pour les deux mille fantassins, de façon que chaque soldat reçoive dix drachmes par mois pour sa nourriture ; enfin, pour les deux cents cavaliers, à raison de trente drachmes par mois pour chacun d'eux, douze talents. Et n'allez pas croire que ce soit faire trop peu que de fournir seulement la nourriture aux hommes de l'expédition. Sachez-le bien, cette ressource assurée, la guerre fournira le reste, et, sans molester ni Grecs, ni alliés, l'armée se complélera sa solde. Pour moi, je m'embarque volontairement avec les soldats, prêt à tout subir, si les choses ne se passent pas ainsi. Mais d'où tirer les fonds que je vous réclame ? je vais le dire.
[Le greffier lit l'énumération des voies et moyens(7)]
Voilà, Athéniens, ce que nous avons pu trouver ; mettez aux voix nos propositions, votez-les, si elles vous agréent, et alors ce ne sera plus seulement avec des décrets et sur le papier que vous ferez la guerre à Philippe, mais par des actes.
Je crois aussi que vous serez bien mieux en mesure de délibérer sur la guerre et les préparatifs nécessaires, si vous vous rendez compte de la situation du pays ennemi. Songez-y : c'est grâce aux vents et aux saisons que Philippe si souvent vous devance, et mène à bien ses entreprises ; il attend, pour agir, les vents étésiens et l'hiver, alors que nous ne pouvons aller en Thrace. Il ne s'agit donc pas d'expédier des secours isolés ; car nous serions toujours en retard, mais nos, préparatifs doivent être connus, notre armée permanente. Nous pouvons utiliser, comme quartiers d'hiver pour nos troupes, Lemnos, Thasos, Sciathos, et les autres îles de ces parages, où il y a des ports, des vivres, tout ce qui est nécessaire à une armée ; puis, pendant la saison d'été, quand on peut approcher de la côte, et qu'il n'y a rien à craindre des vents, il nous sera facile d'opérer sur le continent même, et de surveiller les détroits qui donnent accès aux places de commerce(8).
Comment et quand ces forces seront-elles utilisées ? c'est ce que le chef, que vous leur aurez donné, décidera, suivant les circonstances, mais tout ce qui dépend de vous est réglé par ma proposition. Si vous fournissez d'abord, Athéniens, la somme que j'ai indiquée, puis que, après avoir tout préparé, fantassins, galères, cavaliers, vous exigiez par une loi que ces forces soient tenues au complet, et restent sur le théâtre de la guerre ; si, pour les fonds, c'est vous-mêmes qui les administrez et les distribuez ; si, pour les faits de guerre, vous en demandez compte au général, on ne vous reprochera plus de délibérer éternellement, sans agir jamais. En outre, Athéniens, vous enlèverez ainsi à Philippe son plus important revenu. Quel revenu ? direz-vous. Celui qu'il tire de vos alliés, en pillant leurs navires ; et vous serez vous-mêmes à l'abri de ses coups de main. On ne le verra plus, comme naguère, se jeter sur Lemnos et sur Imbros, et en emmener vos concitoyens prisonniers, ni surprendre vos navires près du cap Géreste, et recueillir ainsi un immense butin, ni enfin opérer une descente à Marathon, et en enlever la galère sacrée. Toutes ces agressions, vous ne pouvez actuellement les empêcher, ni envoyer de secours dans le délai fixé par vous.
Eh ! quoi, Athéniens, la fête des Panathénées et celle des Dionysiaques sont toujours célébrées à leur date régulière, quels que soient les citoyens, habiles ou non, que le sort ait désignés pour préparer ces cérémonies aussi coûteuses qu'aucune de vos campagnes militaires, qui réunissent une si grande foule, et exigent peut-être plus de préparatifs que tout autre de vos actes publics ; mais s'il s'agit d'expéditions, soit à Méthone, soit à Pagases ou à Potidée(9), vous laissez toujours passer l'occasion favorable ! Pourquoi ? c'est que toutes vos fêtes sont réglées par la loi ; chacun de vous sait d'avance, et depuis longtemps, quel sera le chorège ou le gymnasiarque de sa tribu, quels subsides il recevra, à quelle époque de quelles mains, enfin ce qu'il doit faire ; tout a été étudié, déterminé, rien n'est négligé. Pour la conduite et la préparation de la guerre, au contraire, tout est laissé sans ordre, sans direction, sans règle. Et cependant, à la première alarme, nous dressons la liste des triérarques, et les autorisons à offrir l'échange de leur fortune ; après quoi nous examinons le moyen de nous procurer des fonds ; enfin nous décidons de nous embarquer nous-mêmes, puis de faire monter sur les galères à notre place les métèques, et les affranchis, puis, de nouveau, de prendre nous-mêmes la mer, et, pendant que nous tardons ainsi, l'objet de notre expédition a cessé d'exister. Car le temps de l'action, nous le perdons en préparatifs ; et l'occasion n'attend pas nos délais et nos subterfuges. Quant aux troupes, sur lesquelles nous comptons en attendant, il est prouvé, au moment décisif, qu'elles ne sont bonnes à rien. Aussi Philippe en est-il venu à ce point d'insolence qu'il ose adresser aux Eubéens des lettres comme celle-ci.
[Le greffier lit cette lettre(10).]
Dans ce qu'on vient de lire, Athéniens, il y a beaucoup de vérités, plus que nous le souhaiterions, et qui, à coup sûr, ne sont pas agréables à entendre. S'il suffisait de ne pas parler de certaines choses affligeantes, pour qu'elles cessassent en réalité, l'orateur ne devrait rechercher que le plaisir de ses auditeurs ; mais comme l'agrément du discours, s'il ne s'accorde pas avec les faits, est en réalité fort nuisible, il est honteux de se duper soi-même, de différer tout ce qui est pénible, d'être toujours en retard pour agir, au lieu d'être convaincu que l'homme de guerre habile ne suit pas les événements, mais les devance ; comme on croit à propos que le général marche à la tête de ses soldats, ainsi la politique dirige l'action ; ce qu'elle a décidé doit s'exécuter ; ce n'est pas à elle de se mettre à la remorque des événements. Mais vous, Athéniens, qui avez, en si grande abondance, des ressources de toutes sortes, galères, hoplites, cavaliers, revenus, vous n'en faites jamais un bon usage, et, dans votre lutte contre Philippe, vous vous comportez absolument comme les barbares au pugilat : l'un d'eux a-t-il reçu un coup ? il ne manque pas de porter la main à l'endroit atteint ; le frappe-t-on ailleurs  ? ses mains s'y appliquent aussitôt ; quant à parer ou à regarder en face son adversaire, il ne le sait, ni le veut. Et vous ? Si vous apprenez que Philippe est dans la Chersonèse, c'est là que vous votez d'envoyer des secours ; est-il aux Thermopyles ? vous y allez ; est-il ailleurs ? vous courez à droite, à gauche ; Philippe est le général qui vous guide ; mais, par vous-mêmes, vous ne prenez aucune mesure militaire utile, vous ne prévoyez jamais rien avant l'événement ; pour agir, il faut que vous appreniez que tel fait s'est produit, ou est en voie de se produire. Tout cela était peut-être admissible autrefois ; mais nous voici à l'heure critique ; il faut changer d'allure. Athéniens, je crois qu'un dieu, ami d'Athènes, et rougissant de nos affronts, a inspiré à Philippe cette activité insatiable. S'il se contentait de garder ce qu'il a conquis et occupé, sans plus rien entreprendre, quelques-uns d'entre vous se résigneraient, je le crois, à accepter des actes qui taxeraient Athènes d'infamie, de lâcheté, lui mériteraient tous les titres les plus honteux pour une cité. Mais, comme Philippe forme toujours quelque nouveau projet, vise sans cesse à s'étendre, peut-être enfin vous réveillerat-il, si nous n'avez pas perdu tout ressort. Une chose m'étonne : nul de vous, Athéniens, ne réfléchit avec indignation que vous avez commencé la guerre pour châtier Philippe, et que, en fin de compte, vous ne visez plus qu'à vous mettre à l'abri de ses coups. Mais il ne s'arrêtera pas, c'est évident, si on ne lui barre la route. Qu'attendez-vous donc, et, parce que vous envoyez des galères vides, escortées des espérances que vous fait concevoir tel ou tel orateur, pensez-vous que tout est pour le mieux ? N'allons-nous pas monter sur nos vaisseaux, y embarquer, au moins pour une partie du contingent, des soldats citoyens ? Si nous ne l'avons fait plus tôt, faisons-le enfin ; et cinglons vers les États de Philippe. Où débarquer ? demandera-t-on. Le défaut de la cuirasse, c'est la guerre elle-même qui nous le fera découvrir ; élançons-nous d'abord. Mais si nous restons inactifs dans nos foyers, écoutant les injures et les accusations qu'échangent entre eux les orateurs, jamais, non jamais rien ne réussira selon nos voeux. Qu'une portion des citoyens, sinon tous, se joignent à nos autres troupes, la faveur des dieux et de la fortune combattra avec eux ; mais si vous expédiez simplement un général muni d'un décret sans portée et des espérances qui se débitent du haut de la tribune, n'en attendez rien ; vos ennemis se moquent de vous, et vos alliés meurent de peur, seuls résultats de telles expéditions. Car jamais, non jamais il n'est possible qu'un seul homme exécute tout ce que vous exigez de lui(11). Oh ! il pourra faire des promesses, de fières déclarations, accuser tel ou tel : c'est chose aisée ; mais tout cela, c'est la ruine d'Athènes. Quand un général n'a sous ses ordres que de misérables mercenaires, qu'ici on dénature ses actes sous de faciles mensonges, et que, d'après ce qu'on vous raconte, vous votez au hasard tel ou tel décret, à quoi faut-il vous attendre ?
Comment donc cessera cet état de choses ? Ce sera, Athéniens, lorsque les mêmes hommes seront à la fois soldats et témoins de la façon dont la guerre est conduite, lorsque, au retour, ils siégeront, comme juges ; et réclameront des comptes à vos généraux : ainsi il ne vous suffira plus d'entendre parler de vos affaires, vous serez présents, vous verrez de vos yeux. Mais, aujourd'hui ; à quel degré d'ignominie en sommes-nous venus ! Il n'est pas un de vos généraux qui n'ait subi devant vous deux ou trois accusations capitales ; et aucun n'ose une seule fois risquer sa vie sur-le-champ de bataille. Affronter la mort pour acquérir esclaves et butin, leur plaît plus que le péril glorieux du champ de bataille ; et pourtant le criminel meurt par arrêt des juges, et le général, en faisant face à l'ennemi.
Nos nouvellistes prétendent, les uns que Philippe complote avec Lacédémone de ruiner Thèbes, et de dissoudre la fédération des républiques arcadiennes(12), les autres qu'il a envoyé une ambassade au Grand Roi, ceux-ci qu'il fortifie des villes en Illyrie ; chacun d'eux forge sa fable et s'en va la répétant. Pour moi, Athéniens, je crois certes que Philippe est enivré de sa grande puissance, et roule dans sa pensée mille rêves de ce genre, alors qu'il ne voit personne capable de l'arrêter, et qu'il est enflé de ses succès ; mais je ne le crois pas, à coup sûr, assez imprudent dans sa conduite, pour que les plus sots d'entre nous soient instruits de ce qu'il va faire - les plus sots, ce sont les nouvellistes. - Laissons donc toutes ces idées futiles. Sachons-le bien : Philippe est notre ennemi, il nous dépouille de nos possessions ; il ne cesse de nous outrager ; tout ce que nous avons espéré nous être favorable s'est tourné contre nous ; pour garder ce qui nous reste, nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes ; si nous ne voulons pas le combattre en Thrace, c'est ici peut-être que nous serons forcés de lutter contre lui. Soyons bien convaincus de ces vérités, et alors nous prendrons les résolutions nécessaires, sans prêter l'oreille à de vains propos. Il ne s'agit pas, en effet, d'examiner ce que sera l'avenir ; il sera désastreux, sachons-le bien, si vous, ne vous appliquez pas à vos affaires, et si vous refusez d'accomplir votre devoir.
Pour moi, je n'ai jamais dit, en vue de vous plaire, ce que je ne croyais pas vous être profitable, et, aujourd'hui, je vous ai exposé en toute franchise mon opinion, simplement, sans arrière-pensée. Si les bons avis vous sont certainement utiles, je voudrais savoir aussi qu'ils le seront à celui qui les donne ; j'aurais ainsi bien plus de plaisir à prendre la parole. Mais, incertain de ce qui résultera pour moi de mes conseils, j'ai du moins la conviction que vous en tirerez profit si vous les mettez à exécution, et c'est là, ce qui m'a décidé à parler. Puissent vos votes faire triompher les résolutions qui sont de l'intérêt de tous !


1. Les Thessaliens, les Péoniens, les Illyriens et les Thraces.
2. La maladie ou la mort de Philippe.
3. Les équipages de la flotte athénienne étaient, en général, composée d'étrangers mercenaires.
4. Cette expédition eut lieu en 357; les Thébains furent contraints d'évacuer l'île.
5. Il y avait dix taxiarques, un par tribu; et autant de phylarques, commandant la cavalerie sous l'autorité de deux hipparques.
6. Ménélas, fils d'Amyntas,roi de Macdéoine, demi-frère de Philippe.
7. Ce document est perdu.
8. Situées pour la plupart sur le Pont-Euxin, et d'où Athènes tirait son approvisionnement en blé.
9. Villes de Thrace qui dépendaient d'Athènes, et tombèrent aux mains de Philippe.
10. Cette lettre est perdue.
11. Le sens général de ce passage est celui-ci: le chef de mercenaires vous dupe par de belles promesses; d'un autre côté, certains orateurs à Athènes dénaturent ses actes; tout marche au hasard, parce que rien n'est surveillé.
12. Qui s'étaient groupées autour de Mégalopolis.