La Quatrième Philippique suit de près
la troisième : la situation indiquée est la même : Erétrie,
Orée, une grande partie de l'Eubée sont encore aux mains des tyrans
que Philippe y a établis : c'est l'année suivante, en 340, que
Phocion affranchira l'île ; Byzance n'est encore que menacée. Aussi
l'orateur s'occupe-t-il peu des faits ; cette harangue, comme la précédente,
vise surtout la direction que doit suivre la politique athénienne, soit
à l'extérieur, soit à l'intérieur. Deux points arrêtent
l'attention de l'orateur : d'abord il recommande expressément que, renonçant
à des préjugés surannés, on envoie une ambassade
auprès du Grand Roi ; Philippe ne lui est pas moins redoutable qu'à
la Grèce ; on obtiendra facilement de la Perse d'abondants subsides.
En second lieu, la question du théorique est traitée d'une façon
qui surprend dans la bouche de Démosthène. Peu favorable ailleurs
aux distributions d'argent qu'il n'admet, dans la Troisième Olynthienne,
que comme rémunération d'un service rendu, soit à l'armée,
soit dans les fonctions publiques, nous le voyons, ici, critiquer les déclamations
contre le théorique qui jettent la discorde parmi les citoyens, et déclarer
qu'il est juste de prêter assistance aux pauvres, à l'aide des
revenus de l'État. Il demande seulement que les fortunes privées
soient respectées. Sans doute, les démagogues avaient multiplié
les accusations iniques, suivies de confiscations ; d'où une violente
animosité avait éclaté entre les classes. L'orateur fait
la part du feu, pour conjurer l'incendie ; il accorde beaucoup pour sauver le
reste, désireux avant tout d'apaiser les discordes qui rendraient impossible
tout effort patriotique.
Ce contraste entre l'opinion exprimée ici sur le théorique, et
celle qu'on relève dans les autres discours de Démosthène,
divergence explicable, comme nous venons de le montrer, a induit certains critiques
à douter de l'authenticité de la Quatrième Philippique
; en outre, deux longs passages, formant le tiers de la harangue, se retrouvent
à peu près textuellement dans le Discours sur la Chersonèse
; mais ces deux morceaux, l'un sur l'hostilité inconciliable de Philippe,
l'autre sur les traîtres qui le servent à Athènes, sont
des développements généraux qui ont leur place aussi bien
dans l'un que dans l'autre des deux discours. Il n'est pas probable, cependant,
que Démosthène se soit ainsi répété sur la
place publique ; ce sont sans doute des copistes qui les auront, on ne sait
pourquoi, introduits dans le manuscrit de la Quatrième Philippique, où,
du reste, le dernier se lie mal avec le développement qui le suit. Mais,
dans tout le reste de cette harangue, la puissance de l'argumentation, la fermeté
soutenue du style portent la marque caractéristique de Démosthène
; on ne peut lui retirer une oeuvre qui lui fait grand honneur.
Le sujet de vos délibérations,
Athéniens, est grave, d'une importance capitale pour notre cité
: aussi m'efforcerai-je de vous dire à ce sujet tout ce que je crois
utile. Bien des fautes, depuis longtemps accumulées, ont amené
le triste état de nos affaires ; mais ce qu'il y aujourd'hui de fâcheux,
par-dessus tout, c'est que vos esprits se sont détachés de l'intérêt
public ; vous n'y prêtez attention que quand vous siégez ici, écoutant
vos orateurs, ou à l'affût des nouvelles ; puis chacun retourne
chez lui, insouciant, oublieux. On vous parle sans cesse de l'insolence de Philippe,
de son insatiable ambition, qui l'arme contre tous les peuples ; mais ce ne
sont pas des paroles, des harangues qui l'arrêteront, nul de vous ne l'ignore
; pour en être convaincu, à défaut d'autres preuves, il
suffit de raisonner ainsi : Lorsqu'il s'est agi de soutenir nos droits à
la tribune, jamais nous n'avons eu le dessous, et on a dû reconnaître
que nous ne transgressons pas la justice ; sous ce rapport, nous triomphons
de tous, et partout ; nous régnons par la parole. Est-ce à dire,
pour cela, que nos affaires en aillent mieux, et celles de Philippe plus mal
? Loin de là. Quand, ensuite, il prend les armes et entre en campagne,
prêt à aborder de front tous les périls, tandis que nous
restons inactifs sur l'Agora, écoutant nos orateurs, qui établissent
la légitimité de nos droits, il arrive tout naturellement que
les faits priment les mots ; et tous les Grecs se soucient de nos discours passés
ou présents, si bien fondés qu'ils soient, beaucoup moins que
de nos actes ; l'éloquence est impuissante à sauver un seul parmi
les opprimés ; s'apitoyer sur leur sort ne sert à rien. Qu'arrive-t-il
donc ? Deux partis divisent les villes : il y a les citoyens qui ne veulent
ni régner par la violence, ni être asservis, mais qui réclament
pour tous l'égalité et la liberté, sous l'empire des lois
; puis il y a ceux qui aspirent à commander à leurs concitoyens,
quitte à accepter un maître étranger, et qui ne reculent
devant aucun moyen pour satisfaire leur ambition. Or ce sont ceux-là,
les protégés de Philippe, les hommes avides d'exercer une autorité
despotique, qui ont triomphé partout, et je ne sais pas si, de toutes
les cités grecques, il en est une seule où la démocratie
soit encore solidement assise, excepté Athènes. Ceux qui dominent
avec l'appui du Macédonien, disposent de tous les moyens qui assurent
le succès : d'abord et surtout, ils ont un banquier prêt à
payer pour eux les traîtres qui veulent bien se vendre ; puis, ce qui
n'est pas d'une moindre valeur, une armée accourt à leur premier
appel, pour dompter leurs adversaires. Mais nous, Athéniens, outre que
nous sommes dénués de ces avantages, noms ne pouvons même
pas nous réveiller de notre torpeur : nous ressemblons à des gens
qui ont bu de la mandragore ou quelque autre narcotique. En outre, s'il faut
dire tout ce que je pense, par suite de cette inertie, nous sommes décriés
et méprisés à tel point, que de ces peuples, exposés
aux mêmes périls que nous, les uns nous contestent l'hégémonie,
d'autres discutent le lieu où se réunira le conseil(1),
d'autres, enfin, aiment mieux se défendre avec leurs seules forces que
de s'appuyer sur nous.
Si je parle, si j'insiste de la sorte, ce n'est pas que je désire, j'en
atteste tous les dieux, m'attirer votre inimitié ; c'est pour que chacun
de vous, Athéniens, sache pertinemment que le laisser aller, l'indolence
habituelle produit les mêmes effets dans la vie des cités que dans
celle des particuliers : chaque négligence ne se fait pas sentir tout
de suite !, mais elle influe sur l'état général des
affaires. Voyez ce qui est arrivé pour Serrhie et Dorisque : nous avons,
après la paix faite, attaché peu de prix à ces places,
que plus d'un d'entre vous ne connaît peut-être même pas de
nom ; mais ce dédaigneux abandon a entraîné la perte de
la Thrace et de Chersoblepte(2), notre allié.
Puis, voyant que nous ne nous souciions guère de ce pays et de ce roi,
qui n'obtenaient dé nous aucun secours, Philippe a rasé les murs
de Porthmos et établi en Eubée un tyran qui se dresse en face
de l'Attique. Comme vous n'avez encore tenu nul compte de cette menace, peu
s'en est fallu que Mégare fût prise. Rien de tout cela n'a attiré
votre attention ; vous n'avez pas fait mine de vous opposer aux empiétements
du Roi ; aussi l'a-t-on vu acheter Antrone, et, un peu plus tard, s'emparer
du pouvoir à Orée. Je ne dis rien de Phères, de la marche
sur Ambracie, des massacres d'Élide, de cent autres événements
; car je n'ai pas dessein d'énumérer tous les peuples qui ont
eu à souffrir de la violence et de l'iniquité de Philippe ; j'ai
voulu seulement vous montrer qu'il ne mettra pas de terme à ses excès
et à ses conquêtes, à moins qu'on ne l'arrête.
Il y a des gens qui, avant même d'avoir entendu l'exposé de la
situation, demandent tout de suite à l'orateur : " Que faut-il faire
? " Non qu'ils aient l'intention d'exécuter ce que celui-ci
leur conseillerait ; - car dans ce cas leur empressement serait des plus utiles,
- mais pour se débarrasser de lui. Eh bien ! je vais vous le dire
: d'abord, Athéniens, soyez fermement convaincus que Philippe est en
état de guerre avec nous, qu'il a rompu la paix dans de mauvaises intentions,
qu'il est l'ennemi de notre cité tout entière, et du sol de la
cité, j'ajouterai, de nos dieux, - puissent ceux-ci consommer sa ruine !
- mais c'est surtout contre notre système démocratique qu'il dirige
ses coups et dresse ses pièges ; il vise, par-dessus tout, à le
détruire. Et il est, en quelque sorte, nécessaire qu'il agisse
ainsi. Réfléchissez, en effet : il veut être le maître,
et il a compris que vous seuls faites obstacle à cette ambition. Il y
a longtemps qu'il se conduit mal à notre égard, et il en a parfaitement
conscience ; car c'est grâce à ce qu'il vous a pris qu'il maintient
tout le reste sous son autorité : s'il abandonnait Amphipolis et Potidée,
il ne se croirait plus en sûreté, même dans son royaume de
Macédoine. Il sait donc deux choses : qu'il vous poursuit de ses complots,
et que vous en êtes instruits. Vous tenant pour sensés, il ne doute
pas que vous le haïssiez. Ce sont là de graves sujets de désaccord
; mais il y a plus : il sait clairement que, quand il aurait dompté tout
le reste, sa puissance sera fragile, tant que vous restez en démocratie.
Qu'il éprouve un échec, comme il peut tant s'en produire, puisqu'il
est homme, et, aussitôt, tout ce qu'il domine aujourd'hui par la force
se lèvera, et accourra se grouper autour de nous. C'est que, en effet,
si, par votre nature, vous n'êtes guère capables de conquérir
et de garder la prééminence, vous excellez à empêcher
qu'un autre la saisisse, ou à l'en précipiter ; en un mot, s'il
s'agit de barrer la route à qui veut commander, et de revendiquer la
liberté pour tous les peuples, vous êtes là, toujours prêts.
Il ne veut donc pas que notre libre humeur guette l'occasion de le frapper ;
il ne le veut absolument pas, et c'est là raisonner bien et juste. Aussi
faut-il tout d'abord le regarder comme l'ennemi irréconciliable de notre
cité et du gouvernement démocratique ; car, si vous n'en êtes
pas convaincus au fond du coeur, vous n'aurez pas la volonté de vous
adonner sérieusement à vos affaires. En second lieu, sachez nettement
que tous ses plans, ses préparatifs visent notre cité, et que
là où on lui résiste on combat pour nous.
Ne serait-ce pas le comble de la simplicité de supposer que, s'il s'agit
de bicoques thraces - et quel autre nom donner à Drongile, à Cabyle,
à Mastira, à ces places qui sont maintenant, dit-on, en sa possession
? - Philippe désire s'en emparer, et, pour atteindre ce but, affronte
fatigues, tempêtes, périls extrêmes ; mais qu'il ne convoite
pas les ports, les arsenaux, les flottes d'Athènes, ses mines d'argent,
ses revenus de tout genre. et qu'il vous laisse en possession de tous ces biens,
tandis que le seigle et le millet des silos de Thrace le font hiverner dans
cet enfer(3) ? C'est impossible à
croire. Oui, ces dernières campagnes, comme toutes ses autres entreprises
n'ont qu'un but mettre la main sur ce qui est à nous !
Telles sont les vérités dont chacun de vous doit être convaincu
; mais vous n'allez pas exiger du sage conseiller qu'il propose par décret
de déclarer la guerre. Une telle exigence serait le fait de gens qui,
peu soucieux des intérêts publics, voudraient seulement mettre
en avant un homme sur qui décharger leur colère. Voyez, en effet
: si la première, la seconde ou la troisième fois que Philippe
a violé les traités (car le fait s'est sans cesse répété),
quelqu'un de nous eût proposé la déclaration de guerre,
et que Philippe, ainsi qu'il le fait aujourd'hui, alors que nul de nous ne met
en avant une telle motion, eût secouru Cardie, l'auteur du décret
n'eût-il pas été écharpé ? Tous ne l'auraient-ils
pas accusé d'être cause du secours prêté par le roi
à Cardie(4) ? Ne cherchez donc
pas un homme à qui votre haine fasse expier les injures de Philippe,
et que vous livriez en proie à ses stipendiés. N'allez pas vous-mêmes
voter la guerre, pour vous quereller ensuite sur le point de savoir si vous
avez bien ou mal fait de prendre une telle mesure : Contentez-vous de combattre
Philippe, suivant son système : aux cités qui sont dès
maintenant en lutte contre lui, donnez de l'argent et tout ce dont elles ont
besoin. Imposez-vous, Athéniens, pour équiper fantassins, cavaliers,
galères de combat, vaisseaux de transport, tout ce que la guerre exige,
car on se rit de votre façon d'agir, et Philippe, sans doute, n'a qu'un
voeu à adresser aux dieux : c'est qu'Athènes persiste dans sa
conduite actuelle : toujours en retard, dépensant au hasard, mécontente
de tous, ne sachant à qui confier la direction de ses affaires, et déchirée
par des luttes intestines ! D'où provient cet état de choses ?
Je vous l'apprendrai ; comment cessera-t-il ? je vais vous le dire : Vous
n'avez jamais, Athéniens, arrêté en principe une politique,
jamais suivi un plan régulier ; c'est l'événement qui vous
traîne à sa suite ; puis, quand vous voyez que vous êtes
arrivés trop tard, vous cessez votre effort ; survient-il autre chose ?
nouveaux préparatifs, nouvelle agitation tumultueuse ! Non !
ce n'est pas en envoyant des secours isolés que vous atteindrez jamais
un résultat. Ce qu'il faut, c'est, après avoir constitué
une troupe solide, d'assurer sa subsistance, d'y joindre des questeurs et des
esclaves publics, d'établir ainsi la surveillance la plus rigoureuse
sur l'emploi de vos deniers ; vous demanderez compte à ces agents du
maniement des fonds, comme au général de ses actes militaires
; et à celui-ci vous ne laisserez ainsi aucun prétexte de diriger
ses vaisseaux ailleurs, ou d'agir autrement qu'il n'en a reçu mission.
Si vous faites cela, si vous le voulez réellement, vous contraindrez
Philippe à observer une paix équitable, et à rester dans
ses Etats. Sinon, vous le combattrez avec des chances égales ; de même
que, aujourd'hui, vous demandez : " Que fait Philippe ? de quel côté
se porte-t-il ? " peut-être un jour celui-ci, à son tour,
sera-t-il inquiet de savoir dans quelle direction Athènes a lancé
ses forces, sur quel point elles vont apparaître.
On objectera que, de cette politique, résulteront pour nous de grandes
dépenses, beaucoup de fatigues et de préoccupations ; c'est la
vérité. Mais qu'on suppute les malheurs prêts à accabler
la cité, si elle se refuse à prendre ces mesures, et on trouvera
que notre intérêt est de faire de bon gré notre devoir.
Si un dieu - car nul homme ne mériterait créance en si grave matière,
- si un dieu, dis-je, vous garantissait que, en restant inertes, en négligeant
tout, vous ne verriez pas, à la fin, Philippe vous attaquer vous-mêmes,
il serait honteux, - j'en atteste Jupiter et tous les dieux, il serait indigne
de vous, de la renommée d'Athènes, des exploits de vos ancêtres,
que votre indolence livrât tous les Grecs à la servitude ; et,
pour ma part, j'aimerais mieux mourir que de vous donner un tel conseil. Libre
à un autre de tenir ce langage, et, s'il vous persuade que rien ne vous
menace, libre à vous de laisser tout sans défense, à l'abandon
! Mais nul ne croit qu'une telle immunité soit possible ; tous,
au contraire, nous prévoyons que, plus nous permettrons à Philippe
d'étendre ses conquêtes, plus nous aurons en lui un ennemi dangereux
et puissant. - Faut-il nous dérober, tarder encore ? Quand voudrons-nous
enfin accomplir notre devoir ? - Lorsque ce sera nécessaire, me
dit-on. - Nécessaire pour qui ? pour des hommes libres ? Oh !
pour ceux-là, l'heure est venue, ou plutôt elle est depuis longtemps
passée. Quant à ce que les esclaves entendent par la nécessité,
puissent les dieux la détourner de vous ! Quelle différence
y a-t-il entre ces deux façons d'entendre le même mot ? C'est
que, pour l'homme libre, la nécessité la plus pressante, c'est
le déshonneur qui résulterait de ses actes ; et jamais, à
cet égard, situation ne fut plus grave que la nôtre aujourd'hui
; pour l'esclave ce sont les coups, les tortures physiques. Puissiez-vous ne
les pas connaître ! Je rougirais même d'en parler devant vous.
Hésiter dans de telles conjonctures, quand chacun doit servir l'Etat
de sa personne et de son argent, ce n'est pas bien agir, loin de là ;
à cette conduite, pourtant, on peut trouver encore quelque excuse ; mais
ne pas vouloir même écouter un conseil ; et délibérer
sur la conduite à tenir, c'est ce qui est absolument condamnable !
Eh bien ! vous, Athéniens, vous n'écoutez vos orateurs que
quand, comme aujourd'hui ; le péril est pressant ; et vous ne savez ce
que c'est que délibérer à loisir. Philippe se prépare-t-il
? vous vous souciez peu de faire de mème, et d'opposer vos préparatifs
aux siens ; et si quelqu'un vous invite à secouer votre torpeur ; vous
le chassez de la tribune. Mais apprenez-vous qu'une place a succombé,
ou est assiégée ; vous êtes attentifs à nos discours,
et commencez vos apprêts. C'était le temps d'écouter et
de délibérer quand vous vous y refusiez ; et, aujourd'hui, ce
serait le temps d'agir et de tirer parti de vos préparatifs, alors que
vous nous écoutez. De telles habitudes contrastent avec celles de tous
les autres peuples ; d'ordinaire, on délibère avant l'événement
; vous, après.
Une ressource vous reste ; vous auriez dû l'employer dès longtemps,
mais vous pouvez encore y avoir recours. Athènes a surtout besoin d'argent,
pour parer au péril actuel. Or, une circonstance heureuse s'offre d'elle-même
; si nous savons en profiter, peut-être tout peut-il être réparé.
D'abord les hommes en qui le Grand Roi a confiance(5),
dont il apprécie les services, détestent Philippe, et sont en
guerre avec lui. Ensuite l'agent, le complice de Philippe, dans tout ce qu'il
trame contre le Roi de Perse, a été enlevé et traîné
dans la haute Asie ; de sorte que celui-ci connaîtra les menées
des Macédoniens, sans que les accusations viennent de nous, qu'il pourrait
supposer inspirés par notre intérêt particulier. Il y ajoutera
donc foi, et nos ambassadeurs seront sûrs d'être écoutés
très favorablement, quand ils déclareront qu'il faut s'unir pour
châtier les injures communes, et que Philippe serait bien plus redoutable
à la Perse, s'il nous avait d'abord abattus. Que, en effet, laissés
à nous-mêmes, nous succombions, Philippe marchera sans crainte
contre l'Asie. Pour tous ces motifs, je crois donc qu'il vous faut envoyer une
ambassade chargée de traiter avec le Grand Roi ; il faut surtout oublier
ce sot refrain qui vous a souvent attiré des revers : " C'est le
barbare " - " l'ennemi commun de la Grèce " - et tant
d'autres appellations du même genre. Pour moi, quand je vois qu'on redoute
le prince qui règne à Suse et à Ecbatane, qu'on accuse
de malveillance à notre égard celui qui naguère a favorisé(6)
notre relèvement, et qui, hier encore, nous faisait des avances - si
vous avez refusé par un décret de les accueillir, ce n'est pas
lui qui en est cause -, et que, quand il s'agit de ce brigand, qui grandit si
près de nous, à nos portes, au milieu de l'Hellade, et ravage
la Grèce, on en parle tout autrement, je m'étonne ; et celui dont
tel est le langage, je le redoute, quel qu'il soit, parce qu'il ne redoute pas
Philippe.
Il y a aussi une institution qui nuit gravement à Athènes, parce
qu'elle est injustement dénigrée, qu'on la poursuit des propos
les plus déplacés, et aussi parce que des hommes, peu soucieux
de l'équité en politique, y trouvent un prétexte de plainte
; et si bien des ressources nous font défaut, que tel ou tel devrait
fournir, on en rend cette institution responsable.
J'hésite fort à aborder ce sujet ; je le ferai cependant, car
je crois qu'il est de l'intérêt public de défendre les droits
des pauvres contre les riches, et aussi les droits de ceux qui possèdent
contre ceux qui n'ont rien. Écartons, d'un côté, les violentes
et injustes attaques que certains lancent contre l'emploi des fonds du théâtre
; de l'autre, donnons des garanties contre les abus, qui feraient redouter que
cette institution n'aboutît à quelque désastre ; nous aurons
ainsi rendu le plus grand des services à l'État, et fortifié
notre situation politique. Examinons ensemble ces questions : je parlerai d'abord
au nom de ceux qui sont indigents. Il fut un temps, encore assez récent,
où les revenus de l'État ne dépassaient pas cent trente
talents ; et, alors, parmi les citoyens qui étaient en situation d'équiper
une galère, ou de contribuer de leurs deniers, il n'en était pas
un qui s'exemptât de cette obligation, en alléguant de la gêne
: aussi les galères naviguaient, l'argent affluait au trésor ;
tous les services publics étaient assurés. Plus tard, la fortune,
généreuse pour Athènes, a développé nos ressources
; nos revenus se sont élevés de cent à quatre cents talents,
sans que ceux qui possèdent soient grevés d'aucune redevance ;
au contraire, ils ajoutent quelque chose à leur fortune ; car tous les
riches viennent prendre leur part des sommes distribuées(7),
et ils font bien. Dans quel but nous reprocher les uns aux autres ces libéralités,
et y trouver un prétexte pour ne remplir aucun de nos devoirs ?
Est-ce à dire que nous sommes jaloux du secours que la fortune prête
aux indigents ? Pour moi, je ne crois pas que ceux-ci méritent aucun
reproche. Que se passe-t-il dans nos maisons privées ? l'homme dans
la force de l'âge n'est ni assez ingrat à l'égard des vieillards,
ni assez déraisonnable, pour déclarer que, si ceux-ci ne font
pas tout ce qu'il fait, il se refuse à rien faire lui-même. Ce
serait tomber sous le coup des lois pénales : les parents, en effet,
ont droit à un secours, imposé par la nature, comme par la loi
: il est juste que les enfants supportent cette charge et l'acquittent de bon
coeur. Eh bien ! si chacun de nous a des parents distincts, on doit admettre
que I'Etat, dans son ensemble, a aussi des parents, qui sont le corps même
des citoyens. A ceux-ci, il ne faut rien enlever de ce que leur donne la ville,
et, si les ressources n'existaient pas, il faudrait aviser par d'autres moyens
à ce qu'on ne les laissât pas dans le dénuement. Les riches,
en suivant cette voie, ne serviraient pas seulement la justice, mais aussi leur
intérêt. Priver une partie des citoyens du nécessaire, c'est
mal disposer bien des gens pour la chose publique(8)
.
Aux pauvres, à leur tour, je conseillerais de supprimer ce qui fait que
les riches répugnent à ces distributions et les critiquent justement.
Car je parle maintenant au nom des riches, comme je le faisais tout à
l'heure au nom des autres citoyens ; et je n'hésite pas à dire
la vérité, convaincu qu'il n'y a pas un seul homme, au moins à
Athènes, assez dénué de sens et de coeur pour regretter
ces dons d'argent faits aux misérables, à ceux qui manquent du
nécessaire. Mais à quels écueils se heurte cette institution
? et quand s'en méfie-t-on ? C'est lorsqu'on voit certaines
gens prétendre appliquer aux fortunes privées ce que la coutume
autorise pour les fonds publics, et ceux qui conseillent ces spoliations grandir
dans votre estime, acquérir une popularité rapide et durable,
qui assure à jamais leur sécurité ; de sorte que les réclamations
les plus applaudies sont démenties par le scrutin secret. Voilà
ce qui inspire défiance et colère. Et en effet, Athéniens,
il importe que les droits des différentes classes soient réglés
par la justice, que les riches n'aient rien à craindre au sujet de la
possession des biens qui assurent leurs moyens d'existence ; se réservant,
au jour du péril, de les offrir à la patrie pour le salut de tous.
Quant aux autres citoyens, ils doivent regarder comme patrimoine commun le trésor
public, et en prélever leur part(9),
mais reconnaître que les fortunes privées sont la propriété
exclusive de leurs possesseurs. C'est à ces conditions qu'une petite
cité devient grande, et qu'une grande cité maintient sa puissance.
Tels sont, à mon sens, les devoirs réciproques des deux classes(10),
c'est une loi qui doit les régler.
Mais l'état de nos affaires ; le trouble où nous vivons, ont bien
des causes qui remontent loin ; si vous consentez à m'écouter,
je suis prêt à vous les faire connaître : vous avez abandonné
le principe politique que vous avaient légué vos ancêtres
: placés à la tête des Grecs : ils étaient toujours
prêts à se porter au secours des opprimés ; mais aujourd'hui
l'entretien d'une armée solide vous semble un effort superflu, une dépense
sans profit ; vos hommes politiques vous l'ont persuadé ; vivre dans
l'inaction, sans remplir aucun de vos devoirs, délaisser, l'une après
l'autre, vos possessions, et souffrir qu'elles passent en des mains étrangères,
voilà ce qui vous a paru assurer merveilleusement votre bonheur et votre
sécurité. Par suite, un autre a usurpé(11)
le rang auquel vous avez droit ; tout lui réussit, le voici grand, puissant
; pourquoi s'en étonner ? L'hégémonie, ce titre si
honoré, si haut, si illustre, les plus grandes cités se l'étaient
autrefois disputée ; mais Sparte est abaissée, Thèbes absorbée
par la guerre de Phocide, Athènes néglige tout ; la place était
libre, Philippe l'a occupée. Aussi, tout tremble devant lui ; il s'est
assuré de nombreux alliés, a sous ses ordres une puissante armée
; et tant de graves embarras enveloppent maintenant la Grèce entière
qu'il n'est même pas aisé d'indiquer ce qu'il y a de mieux à
faire.
Si la situation présente me semble redoutable à toutes les cités,
nulle n'est en plus grand péril que la nôtre, non seulement parce
que c'est surtout nous que visent les menées de Philippe, mais aussi
à cause de notre extrême indolence : si, charmés à
la vue des riches marchandises qui s'étalent sur nos places, vous en
concluez que votre ville ne peut être en péril, c'est commettre
une erreur singulière. Qu'on juge par là de l'importance d'un
marché ou d'une foire, à la bonne heure ! Mais la cité,
que tout ambitieux qui veut dominer sur la Grèce regarde comme le seul
rempart capable de lui barrer la route, et de protéger la liberté
commune, ne peut être appréciée d'après l'abondance
qui règne sur ses marchés. Peut-elle compter sur l'affection de
ses alliés ? Est-elle forte par les armes ? Voilà ce
qu'il faut examiner. Or, à ce double point de vue, tout va mal, rien
n'est assuré. Une simple réflexion va vous en convaincre : Quand
les affaires de la Grèce ont-elles été plus profondément
troublées qu'aujourd'hui ? En tout temps jusqu'ici, il y avait deux
courants en Grèce ; les uns suivaient Sparte, les autres Athènes.
Le Grand Roi restait isolé, tous s'en défiaient également.
Seules les cités vaincues s'alliaient à lui et lui étaient
fidèles, jusqu'à ce qu'il les eût relevées au niveau
de leurs adversaires ; mais, ensuite, les peuples qu'il avait sauvés
ne le haïssaient pas moins que ses plus anciens ennemis. Maintenant le
Grand Roi est en relations étroites avec tous les Grecs, sauf avec nous,
qui ne retrouverons sa faveur qu'en réparant la maladresse commise(12).
En outre, il s'élève de tous côtés de nouvelles puissances,
dont l'ambition vise au premier rang ; elles se jalousent, se méfient
les unes des autres, contrairement à leurs vrais intérêts
; chacun ne vit que pour soi : Argos, Thèbes, Sparte, Corinthe, l'Arcadie,
nous-mêmes. Mais, alors que la Grèce est ainsi fractionnée
entre tant de puissances distinctes, il n'est pas une cité où
les tribunaux et les conseils politiques aient moins à s'occuper des
affaires de la Grèce que la nôtre ; et c'est tout naturel, puisque
nul n'est poussé par amitié, confiance ou crainte à traiter
avec nous. A cet état de choses il n'y a pas une cause unique - nous
pourrions dans ce cas la modifier aisément ; - mais cet état résulte
de fautes de nature diverse, que nous n'avons jamais cessé d'accumuler.
Sans les énumérer en détail, j'indiquerai seulement à
quel résultat toutes ces fautes aboutissent ; puisse la franchise de
mon langage ne pas vous irriter contre moi ! On trafique de l'intérêt
public, chaque fois que l'occasion s'en présente ; on vous laisse les
loisirs, le repos, dont les charmes vous rendent indulgents pour ceux qui vous
exploitent ; et tout le profit est pour ceux-là. Mais je ne veux pour
le moment examiner qu'un point : vient-on à s'occuper de nos relations
avec Philippe, aussitôt un orateur se lève, et dit qu'il ne faut
pas faire la folie de décréter la guerre ; et il nous expose successivement
que la paix est un grand bien, que l'entretien d'une armée considérable
est une lourde charge : " Il y a des gens, ajoute-t-il, qui veulent dilapider
les deniers publics " ; - et autres propos d'une absolue vérité.
Pour moi, je crois que ce n'est pas vous qu'il est besoin de persuader de garder
la paix - mes auditeurs soit sur ce point tout convaincus, - mais celui dont
les actes sont hostiles. Qu'on le décide à suivre une politique
de paix, et ce n'est pas vous qui y ferez obstacle. Je crois aussi que le plus
pesant fardeau, ce ne sont pas les dépenses propres à garantir
notre sécurité, mais c'est le sort qui nous attend, si nous nous
refusons à ce sacrifice. Quant aux concussions, nous pouvons les empêcher
en trouvant le moyen de veiller à l'emploi des fonds, et non en trahissant
les intérêts de la patrie. Ce qui m'irrite, Athéniens, c'est
de voir certains d'entre vous s'affliger de dilapidations, qu'il vous est possible
d'empêcher, en châtiant les coupables, tandis qu'ils supportent
que Philippe mette au pillage, les unes après les autres, toutes les
cités grecques, et se prépare ainsi à vous dépouiller
vous-mêmes.
Eh quoi ! Athéniens, quand Philippe, si ostensiblement, viole le
droit des gens et prend des villes, aucun de ces hommes n'a encore reconnu que
c'est le roi qui enfreint la paix ; et, si nous conseillons de ne pas tout tolérer,
tout abandonner, c'est nous qu'ils accusent de provoquer la guerre ! Pourquoi
? c'est qu'ils veulent faire retomber la responsabilité des maux
qu'entraînera la guerre - et les souffrances qu'elle cause sont nombreuses
inévitablement - sur ceux qui croient vous donner les conseils les plus
conformes à vos intérêts. Ces traîtres comprennent
que, si tous, unis dans un même élan, vous engagez la lutte contre
Philippe, vous triompherez de lui, et qu'il n'y aura plus lieu pour eux de se
mettre à ses gages ; que si, au contraire, dès les premières
agitations, vous en venez à accuser quelqu'un d'entre vous, et à
instruire son procès, ils en recueilleront un double avantage : renom
dans la cité, subsides de la main du Roi ; et les châtiments qu'ils
méritaient frapperont ceux qui auront parlé pour vous servir.
Telles sont leurs espérances ; voilà pourquoi ils dressent leurs
batteries, en prétendant que certains veulent la guerre. Pour moi, je
sais pertinemment que, alors qu'aucun Athénien n'a encore présenté
de motion pour que la guerre soit décrétée, Philippe détient
beaucoup de nos possessions et vient d'envoyer des secours à Cardie.
Si c'est chez nous un parti pris de ne pas reconnaître qu'il nous fait
la guerre, ce serait pour Philippe le comble de la folie de nous désabuser.
Mais, quand il marchera contre nous, l'avouerons-nous enfin ? Pour lui,
il ne nous déclarera pas la guerre, pas plus qu'il ne l'a déclarée
aux Oritains, quand ses soldats occupaient déjà leur territoire,
ou auparavant aux habitants de Phères, quand il allait donner l'assaut
à leurs murs, ou tout d'abord aux Olynthiens, quand il foulait leur sol,
à la tête de son armée. Dirons-nous encore, alors, que prêcher
la résistance ce soit provoquer la guerre ? Il ne nous restera qu'à
subir l'esclavage ; je ne vois pas d'autre issue.
Et, songez-y, nous courons un bien plus grave péril que tel ou tel autre
peuple : Philippe, en effet, ne veut pas soumettre notre ville ; il veut l'anéantir
: il sait que, habitués à commander, vous ne voudrez pas, ou,
en tous cas, ne saurez pas être esclaves, et que, à la première
occasion, vous retrouverez assez de forces pour lui créer, à vous
seuls, plus d'embarras que tous les autres peuples réunis. Voilà
pourquoi il ne vous épargnera pas, s'il en a le pouvoir.
Il vous faut donc mesurer vos décisions sur l'extrême gravité
qu'aura la lutte ; il vous faut maudire ceux qui vous ont vendus à Philippe,
et les faire périr sous le bâton ; car il est impossible, oui,
impossible de triompher des ennemis du dehors, si vous n'avez châtié
d'abord ceux qui complotent au sein de la ville même. Ils sont comme des
écueils sur lesquels vous échouez, qui vous barrent la route et
vous empêchent d'atteindre vos autres ennemis. Pour quel motif croyez-vous
que Philippe vous accable d'outrages ? - N'est-ce pas ainsi, en effet,
qu'on peut, ce me semble, qualifier sa conduite ? - tandis que, pour tromper
ceux-ci ou ceux-là, du moins il commence par leur faire quelque bien ?
Vous, au contraire, il vous menace tout d'abord. Voyez les Thessaliens : c'est
en les comblant de faveurs qu'il les a amenés à l'esclavage où
il les tient maintenant. Et les malheureux Olynthiens, ne leur a-t-il pas donné
d'abord, pour les abuser, et Potidée, et bien d'autres places ?
Quant aux Thébains, il les a séduits, en leur livrant la Béotie,
et les débarrassant d'une guerre longue et difficile(13)
? Ainsi, c'est après avoir recueilli des avantages que chacun de
ces peuples a subi le sort que tous connaissent, ou le subira, à la plus
prochaine occasion. Quant à vous, je ne parle pas de ce que vous aviez
perdu auparavant ; mais, en pleine paix, avez-vous été assez dupés
et spoliés ! La Phocide, les Thermopyles, les places de Thrace,
Dorisque, Serrhie, le royaume de Chersoblepte, et tout récemment encore
la ville de Cardie, voilà ce qu'il a conquis, et il en convient. Pourquoi
se conduit-il d'une certaine façon avec les autres, et différemment
avec vous ? C'est que votre cité est la seule, entre toutes, où
vos ennemis aient la liberté de prendre la parole, où les salariés
de Philippe puissent impunément élever la voix, alors même
que l'on vous dépouille. Il était périlleux de soutenir,
à Olynthe, les intérêts de Philippe avant que la plupart
des habitants lui fussent devenus favorables, à cause du don de Potidée
; périlleux aussi, en Thessalie, alors que le peuple thessalien n'était
pas encore reconnaissant à Philippe d'avoir chassé les tyrans,
et de lui avoir rendu un siège au conseil amphictyonique ; périlleux,
de même, chez les Thébains, avant qu'il eût replacé
la Béotie sous leur autorité et abattu la Phocide. Mais à
Athènes, alors que non seulement Philippe nous a enlevé Amphipolis
et Cardie, mais qu'il fait de l'Eubée une citadelle dressée contre
l'Attique, et, en ce moment même, marche contre Byzance, on peut, en toute
sécurité, parler en faveur de Philippe ! Et, parmi ces traîtres,
plusieurs, de misérables, sont devenus riches ; d'autres étaient
inconnus et sans gloire. Les voici glorieux et illustres ! vous, au contraire,
vous avez perdu gloire et richesse ! La vraie richesse d'une cité,
en effet, ce sont ses alliés ; c'est la confiance, la sympathie qu'elle
inspire ; or, vous n'avez plus rien de tout cela. Et parce que vous avez négligé
ces biens, que vous laissez les affaires suivre un tel cours, votre ennemi est
heureux, puissant, redoutable à tous les Grecs ; vous, au contraire,
vous êtes isolés, abaissés ; vous n'avez plus qu'à
vous glorifier de l'abondance qui règne sur vos marchés ; mais
quant aux préparatifs qu'exigerait le salut d'Athènes, ils sont
nuls, et votre dénuement est la risée de tous. Je vois que quelques-uns
de nos orateurs sont loin de suivre, dans leur propre conduite, les conseils
qu'ils vous donnent. Vous devez, disent-ils, rester calmes, quelques injustices
que vous subissiez ; et ils ne peuvent eux mêmes se tenir en repos à
Athènes, alors qu'on ne leur fait aucun tort. Et pourtant, si, sans vouloir
en rien t'offenser, Aristodème, on te disait : " Tu sais parfaitement
(qui l'ignore ?) que la vie privée est sûre, exempte d'embarras
et de dangers, tandis que la vie publique est incertaine et nous expose chaque
jour aux attaques, aux luttes, à toutes les misères : Pourquoi
donc, à la sécurité, préfères-tu le péril
? " La meilleure réponse que tu pourrais faire, et je veux
bien l'admettre comme l'expression de la vérité, c'est que tu
agis par amour de l'honneur et de la gloire. Mais quoi ! à cette
noble ambition tu crois devoir tout sacrifier ; pour elle tu affrontes travaux
et périls ; et, à la patrie, tu conseilles de s'humilier pour
vivre en paix ! Tu n'oserais pas soutenir, sans doute, que tu dois tenir
un rang distingué dans la cité, mais qu'il importe peu qu'Athènes
soit honorée parmi les Grecs. Et, d'ailleurs, je ne vois pas comment
il y aurait sécurité pour notre cité à ne s'occuper
que d'elle-même, et péril pour toi à ne pas te mêler
des affaires d'autrui. Tout au contraire, ton humeur remuante et envahissante
t'expose aux plus extrêmes périls, tandis que c'est l'inaction
qui compromet le salut d'Athènes. Mais, sans doute, tu tiens de tes aïeux,
de ton père, des traditions d'honneur qu'il te serait honteux de trahir,
tandis qu'Athènes n'a qu'un passé obscur et misérable !
Grands dieux, ton père n'était qu'un fripon, s'il te ressemblait,
tandis qu'Athènes s'est illustrée aux yeux de tous, en sauvant
la Grèce. Ah ! quel contraste dans la façon dont quelques-uns
de ces bons citoyens règlent leurs propres affaires, ou celles de la
patrie ! Eh quoi ! des gens à peine sortis de la prison se
méconnaissent à ce point, et, par leur fait, la cité qui,
jusqu'ici, dominait toutes les autres, déchue du premier rang, languit
au dernier degré de l'avilissement et de la honte !
J'aurais encore bien des choses à dire, bien des sujets à traiter
; mais je m'arrête : car si tout va mal pour vous, Athéniens, ce
n'est pas que les bons avis vous aient manqué aujourd'hui, ni jamais.
Le malheur est que, instruits de la conduite que vous devez tenir, et convaincus
de la sagesse de ces conseils, vous prêtez une égale attention
à ceux qui cherchent à les dénigrer, à les ruiner
dans vos esprits. Et ce n'est pas ignorance de votre part. Vous savez exactement,
et à première vue, que tel orateur est un stipendié de
Philippe, et travaille pour lui, que tel autre ne veut réellement que
votre bien ; mais vous désirez qu'on accuse les bons citoyens, que leurs
efforts soient en butte à la risée et à l'outrage ; vous
espérez ainsi esquiver votre devoir.
Voilà la vérité dite simplement et en toute franchise,
non pour vous plaire, mais en vue de votre salut ; je ne suis pas un de ces
flatteurs qui vous perdent et vous trompent, qui ne parlent que pour s'enrichir
et livrent Athènes à ses ennemis. Rompez avec vos lâcheuses
habitudes, Athéniens, ou n'accusez que vous-mêmes du mauvais état
de vos affaires.