DÉMOSTHÈNE

Discours politiques

Traduction C. Poyard

Discours en réponse à la lettre de Philippe

ARGUMENT DU DISCOURS EN RÉPONSE A LA LETTRE DE PHILIPPE (340 av. J.-C.)

L'orateur ne réfute pas les griefs allégués par le roi de Macédoine : il énumère rapidement ceux qu'Athènes peut, de son côté, présenter ; puis il développe les motifs qui font bien augurer de la lutte : Athènes aura pour elle les Grecs désabusés ; elle peut compter sur une assistance effective du Grand Roi, et surtout sur de riches subsides ; quant à la puissance de Philippe, elle n'est qu'apparente ; l'édifice est vaste, sans doute, mais vacillant ; au premier échec, il risque de s'effondrer. Il n'y a plus lieu d'hésiter : Philippe nous déclare la guerre. Secouons cette indolence qui nous a été si funeste ; faisons face au danger et nous en triompherons. Ces exhortations, assez banales, sont exprimées avec quelque mollesse ; de plus, on retrouve, dans toute la suite du discours, un grand nombre de phrases et même de développements empruntés à d'autres harangues de Démosthène, et surtout à la Deuxième Olynthienne ; ces morceaux ont été remaniés et, le plus souvent, affaiblis. - Aussi ce discours est-il considéré par les critiques modernes comme apocryphe, quoique les anciens, et en particulier Denys d'Halicarnasse, ne l'aient pas suspecté. Il est, en tout cas, assez médiocre de fond comme de forme.

DISCOURS EN RÉPONSE A LA LETTRE DE PHILIPPE

Philippe n'a pas fait la paix avec nous, Athéniens ; il a seulement différé la guerre : voilà ce qui éclate à tous les yeux. Quand il livrait Halos aux Pharsaliens, réglait en maître les affaires de Phocide(1), et soumettait la Thrace entière, il imaginait des motifs qui n'en étaient pas, vous leurrait d'ironiques prétextes : en fait, il y a longtemps qu'il vous fait la guerre et, aujourd'hui, il le reconnaît expressément dans la lettre qu'il vous a adressée. Mais ne tremblons pas devant sa puissance ; luttons sans faiblesse ; nos personnes, notre argent, nos vaisseaux, toutes nos ressources, prodiguons-les pour la guerre ; et nous vaincrons, je vais vous le montrer. D'abord, Athéniens, il est naturel que vous ayez les dieux souverains pour alliés et pour soutiens, puisque Philippe a foulé aux pieds la foi jurée en leur nom, et, au mépris des serments et de la justice, a violé la paix. En outre, les moyens auxquels il doit ses succès, c'est-à-dire ses tromperies, ses magnifiques promesses, tout cela est désormais percé à jour ; les Périnthiens, les Byzantins, et les alliés de ces deux peuples savent qu'il ne désire qu'agir envers eux comme il l'a fait à l'égard des Olynthiens ; les Thessaliens n'ignorent point qu'il prétend exercer non l'hégémonie, mais un pouvoir despotique sur ses alliés ; il est suspect aux Thébains, parce qu'il tient garnison dans Nicée, s'est introduit au conseil amphictyonique, attire à sa cour les ambassades des villes du Péloponnèse(2), et détourne à son profit leur alliance. Aussi, de ses anciens amis, les uns sont devenus des ennemis irréconciliables, les autres ne le soutiennent plus avec ardeur, tous se défient de lui et l'accusent. De plus, point important, les satrapes d'Asie ont envoyé tout récemment à Périnthe un corps de mercenaires qui l'a empêché d'enlever la place. Aussi sont-ils assurés de sa haine, et, sentant que le péril les menacerait de près, si Byzance tombait aux mains de Philippe, non seulement ils combattront avec ardeur à nos côtés, mais inviteront le Grand Roi à nous fournir des subsides ; or le Grand Roi possède à lui seul plus de richesses que tous les autres hommes réunis, et telle est son influence sur nos affaires que, au temps de notre lutte contre Sparte, celui des deux adversaires qu'il soutenait était assuré de la victoire, et, aujourd'hui, uni à nous, il triomphera aisément de la puissance de Philippe. A ces conjonctures, si favorables pour nous, on opposera, et je ne peux le nier, que, à la faveur de la paix, il nous a enlevé beaucoup de places et de ports, et tant d'autres ressources dont il tirera profit pour la guerre. Mais, l'histoire nous le montre, quand une alliance est fondée sur une sympathie réciproque, et que tous les peuples qui unissent leurs armes ont des intérêts communs ; la puissance ainsi établie est solide et durable ; quand, au contraire, un empire, né de la duplicité et de l'ambition, n'est maintenu que par la tromperie et la violence, comme l'est celui de Philippe, la moindre occasion, le plus léger échec a bientôt fait de tout disloquer et de tout détruire. Et je vois, par bien des faits, en y réfléchissant, Athéniens, que non seulement les alliés de Philippe le suspectent et le haïssent, mais que, dans son propre royaume, l'harmonie est loin de régner, comme on se l'imagine. En somme, la puissance macédonienne a du poids et de la valeur, comme appoint, mais, laissée à elle-même, elle est médiocre, et hors de proportion avec ses immenses visées. J'ajouterai que tant de guerres et d'expéditions, qui semblent avoir élevé si haut Philippe, n'ont fait, en réalité, que rendre son pouvoir plus chancelant. Gardez-vous de croire, en effet, Athéniens, que les vues de Philippe soient celles de ses sujets ; soyez assurés au contraire, que, si l'un désire la gloire, les autres n'aspirent qu'à la sécurité ; celui-ci ne peut atteindre son but sans s'exposer au péril ; mais ceux-là n'ont nullement le goût de délaisser foyers, parents, femmes et enfants, pour consumer leurs forces au service du roi, et braver chaque jour la mort.
On voit par là quelles sont les dispositions de la plupart des Macédoniens à l'égard de Philippe. Quant aux hommes qui composent son entourage et aux chefs des mercenaires, sans doute ils acquièrent de la gloire en combattant vaillamment, mais ils vivent dans la terreur, plus que les soldats obscurs. Ceux-ci n'ont à redouter que les périls de la guerre ; ceux-là craignent les flatteurs et les calomniateurs, plus que les combats. Le soldat lutte, confondu dans le rang, contre les adversaires ; mais les chefs, outre qu'ils ont aussi une part, et non la moindre, dans les maux de la guerre, ont encore spécialement à redouter les caprices du roi. En outre, qu'un homme du vulgaire commette une faute, il est châtié selon l'importance du délit ; mais, pour les chefs, c'est quand ils ont obtenu le plus de succès qu'ils sont surtout décriés et outragés, contre toute justice. Et c'est là ce dont nul homme de bon sens ne peut douter : telle est l'ambition de Philippe, au dire de ceux qui ont vécu auprès de lui, que, dans son désir que les plus belles actions soient attribuées à lui seul, il s'irrite plus contre ceux de ses généraux et de ses officiers qui ont accompli quelque exploit digne d'éloges, que contre ceux qui ont complètement échoué. Mais, si les choses se passent ainsi, pourquoi lui restent-ils depuis si longtemps fidèles ? C'est que le succès rejette dans l'ombre toutes ces misères ; l'heureuse fortune excelle à dissimuler, à voiler les fautes des hommes ; mais qu'un échec survienne, et toutes ces causes de faiblesse éclateront au grand jour. Que nous arrive-t-il au physique ? En état de santé, on ne s'aperçoit pas de telle ou telle tare ; mais vienne une maladie, le corps entier est ébranlé ; si un membre a été brisé ou luxé, si quelque organe n'est pas complètement sain, toutes les infirmités se réveillent ; il en est de même des royautés et de tous les pouvoirs despotiques ; tant que la fortune des combats leur est favorable, les maux qui les rongent sont dissimulés aux regards ; mais, au premier échec, et Philippe va sans doute en subir, puisque le fardeau qu'il assume dépasse ses forces, les vices de ce régime apparaîtront à tous les yeux.
S'il en est parmi vous, Athéniens, qui, voyant Philippe si heureux dans ses entreprises, pensent qu'il est un redoutable adversaire, ils montrent ainsi sagesse et prévoyance, la fortune, en effet, exerce la plus grande influence sur les choses humaines, ou plutôt c'est elle qui domine en souveraine(3) ; mais, à bien des égards, on pourrait soutenir qu'elle nous est plus favorable qu'à Philippe. Notre prospérité, en effet, dure depuis longtemps : nos ancêtres nous l'ont transmise ; et, à ce titre, nous sommes supérieurs non seulement à Philippe lui-même, mais, à tous les princes qui ont régné en Macédoine ; ils ont, en effet, payé tribut à Athènes, tandis que notre ville n'a jamais été tributaire de personne. Nous tenons aussi de la bienveillance divine de plus abondantes ressources, et nous les méritons, parce que, plus que lui, nous pratiquons la piété et la justice. Pourquoi donc Philippe, dans la dernière guerre, a-t-il obtenu plus de succès que nous ? Je vous le dirai en toute franchise, Athéniens ; c'est qu'il fait campagne en personne, supporte les fatigues, affronte les périls, saisit les occasions, profite de la saison favorable, tandis que nous, avouons-le, nous ne faisons rien de tout cela : nous restons à siéger ici, différant toujours, votant des décrets, et nous informant de ce qui se dit de nouveau sur l'Agora. Et que pourrait-on imaginer de plus nouveau que de voir un Macédonien mépriser les Athéniens, et leur adresser des messages tels que celui dont vous venez d'entendre la lecture ? Ce ne sont pas seulement des soldats à qui il paie un salaire ; ce sont aussi, grands dieux ! certains de nos orateurs qui, consentant à recevoir ici ses dons, ne rougissent pas de se consacrer à son service, et ne s'aperçoivent pas que c'est la ville, eux-mêmes, tout, en un mot, qu'ils lui vendent pour un maigre profit. Nous, cependant, nous ne cherchons pas à provoquer de dissensions dans ses États, nous ne voulons pas entretenir de mercenaires, et n'avons pas le courage de servir de nos personnes. Quoi de surprenant qu'il ait obtenu plus d'avantages que nous dans la dernière guerre ? Ce qui le serait bien plus, ce serait que, manquant à tous les devoirs d'un peuple qui est en guerre, nous pensions devoir l'emporter sur celui qui ne néglige rien pour le succès de ses projets ambitieux. Faites ces réflexions, Athéniens, et considérez qu'il ne nous est pas permis de prétendre que nous sommes en paix, puisque Philippe nous a déclaré la guerre, et, par ses actes, a pris l'offensive. Il faut donc ne ménager les deniers ni privés, ni publics, et, si les circonstances l'exigent, faire campagne tous, et de bon coeur. Il faut aussi choisir de meilleurs généraux. Ne supposez pas que ceux qui ont amené les affaires de la ville à un si triste état soient capables de les relever, de les améliorer ; ne pensez pas, non plus, que, si vous continuez à languir dans l'indolence, les autres cités soutiendront avec ardeur votre cause. Quelle honte pour vous, songez-y ! Quoi ! Vos pères ont affronté tant de redoutables périls, en combattant les Lacédémoniens ; et vous ne voulez pas même défendre résolument ce patrimoine, honorablement, acquis, que vous tenez d'eux ! Quoi ! cet homme, sorti du fond de la Macédoine, se plaît au milieu des dangers, pour agrandir son empire ; son corps est tout couvert de blessures reçues en combattant ses ennemis ; et des Athéniens, pour qui il est de tradition de n'obéir à personne, et de vaincre sur tous les champs de bataille, s'endorment dans l'indifférence et la mollesse, oubliant les hauts faits de leurs ancêtres et les intérêts de la patrie !
Je m'arrête, et me résume : préparez-vous à la guerre ; que des actes, et non des paroles, appellent les Grecs à s'allier à nous ! tout discours est vain, s'il ne s'appuie sur des faits, surtout quand c'est Athènes qui parle ; car nous passons pour manier les mots avec plus d'adresse que les autres Grecs.


1. A l'issue de la Guerre Sacrée.
2. Les principales étaient Mégalopolis et Messène, qui, par haine de Sparte, s'étaient alliées à Thèbes, et inclinaient maintenant vers la protection macédonienne.
3. Maxime favorite de Démosthène.