DU CULTE DU PHALLUS CHEZ LES GAULOIS, LES ESPAGNOLS, LES GERMAINS ET LES SUÈVES.

Extrait de l’ouvrage, Les divinités génératrices (1805), par Jacques-Antoine DULAURE

Avant l’établissement des Romains dans les Gaules, et tant que la religion des druides resta pure et sans mélange de pratiques étrangères, le culte des figures humaines ou d’animaux en fut absolument banni. C’est une vérité établie par plusieurs historiens de l’antiquité, et qui n’est contredite par aucun monument antérieur à l’introduction de l’idolâtrie romaine. Le culte de Priape, qui en faisait partie, fut en conséquence inconnu des Gaulois ou des Celtes. Il est possible cependant que les Phéniciens, qui faisaient commerce avec ces peuples, aient, longtemps avant les conquêtes de César, tenté d’établir ce culte parmi eux ; mais une religion fortement constituée, défendue par des prêtres revêtus d’une grande autorité, et par conséquent peu disposés à accueillir une nouveauté qui n’était pas leur ouvrage, qui contrariait les dogmes, les rites dont ils étaient les gardiens, ne leur permit pas de réussir.

D’ailleurs, les Gaulois, quoiqu’ils n’eussent pas la réputation d’être chastes, étaient cependant pudiques ; et lorsque, par bravade, ils se présentaient nus dans les combats, ils avaient soin de couvrir ce que, chez les nations civilisées, la décence défend de mettre en évidence. Le climat des Gaules, plus froid que celui de l’Italie et de l’Orient, avait habitué les habitants à se vêtir. Ce fut l’habitude de cacher certaines parties du corps, et non la nature, comme on le dit vulgairement, qui fit naître chez eux la pudeur.

Ce caractère pudique des Gaulois se remarque encore dans les premières figures humaines qu’ils érigèrent lorsqu’ils eurent admis les pratiques et le culte des Romains. Une statue de femme, qui paraît fort ancienne, conservée au château de Quénipili, est représentée avec une étole dont les deux parties descendent de son cou jusqu’au milieu de la figure et en couvrent le sexe. Une statue d’Hercule, qui existe dans la même province, est représentée avec la ceinture amplement couverte d’une peau de lion. Plusieurs statues de Mercure, trouvées sur la cime du mont Donon, situé entre la Lorraine et l’Alsace, quoique nues, offrent des singularités dont il serait difficile de trouver des exemples parmi les monuments purement romains. Le signe sexuel y est absolument caché ou déguisé. A sa place, une de ces statues présente un gros bouton en forme de tête de clou ; une autre porte une bandelette qui entoure ses reins et qui couvre l’endroit qui caractérise la masculinité ; enfin, trois autres Mercure, également nus, au lieu du sexe, laissent voir deux larges anneaux passés l’un dans l’autre[1].

Cet éloignement que marquèrent d’abord les Gaulois pour les nudités complètes et pour la représentation des parties sexuelles, ne fut pas de longue durée, et ne put résister, comme on le verra bientôt, à l’exemple des Romains, leurs dominateurs. Mais toujours est-il certain que le culte du Phallus ou de Priape ne fut point admis dans les Gaules avant les conquêtes de César[2].

Les peuples du Nord de l’Europe, n’offrirent pas les mêmes obstacles à l’introduction du culte du Phallus. Soit que les Phéniciens, qui, comme on le sait, transportaient partout où ils pouvaient aborder leurs marchandises et leurs dieux, y eussent transplanté ce culte ; soit qu’il leur parvînt des parties septentrionales de l’Asie, il est certain qu’il y existait à l’établissement de la domination romaine dans la Germanie.

Les Saxons, les Suèves et autres peuples du Nord adoraient des divinités qui, certainement, ne leur venaient pas des Romains ; tels étaient les trois dieux, souvent réunis, appelés Odin ou Woden, Thor et Fricco. Odin était le père[3], Thor son fils[4] et Fricco était la même divinité ou le même symbole que le Phallus ou Priape.

Adam de Brême, dans son Histoire ecclésiastique du Nord, rapporte que dans la capitale des Suéons, appelée Ubsolol, et voisine de la ville de Sietonie, on voyait un temple, revêtu d’or, dans lequel les statues de ces trois dieux étaient exposées aux adorations du peuple. Celle de Thor, placée sur un trône, occupait le milieu, comme le plus puissant ; à ses côtés, étaient Woden et Fricco. Ce dernier figurait avec un énorme Phallus. Avant que les Romains eussent introduit chez les Germains l’usage de représenter les dieux sous des figures humaines, Fricco n’était qu’un grand Phallus isolé.

Chez les Saxons, où il était nommé Frisco, on l’adorait sous cette dernière forme ; quelquefois, au dieu Fricco, on substituait une divinité appelée Frigga. C’était la déesse de la volupté, la Vénus germanique et scandinave.

On voit ici les simulacres de l’un et de l’autre sexes, adorés sous des noms à peu près semblables, réunis au dieu-soleil Thor. Les mêmes rapports se trouvent dans le Phallus des Orientaux et le Lingam des Indiens.

Telle fut la divinité équivalente du Phallus, que je crois avoir été introduite dans l’antique Germanie par les Phéniciens, ou par les peuples de l’Asie septentrionale.

Lorsque les Romains eurent soumis à leur domination les Gaulois, les Germains, etc., ils introduisirent leur culte parmi ces différents peuples. D’abord, ils ne s’immiscèrent dans la religion des Gaulois que pour y abolir les sacrifices humains qui y étaient en vigueur. Puis, attirés dans les Gaules par le commerce, la guerre, et par des fonctions publiques, ils y naturalisèrent leurs personnes et leur culte. Les Romains dominaient ; les druides, dépouillés d’une grande partie de leur autorité, avaient perdu leur influence sur le peuple, et la religion des vainqueurs devint celle des vaincus. Les dieux du Capitole allèrent s’établir dans les Gaules, se mêlèrent aux divinités celtiques, les dominèrent bientôt, ne leur laissèrent pour adorateurs que les habitants des campagnes et pénétrèrent jusqu’au sein de la Germanie.

Priape, quoique tombé dans le mépris chez les Romains, suivit dans cette migration la bande céleste, s’établit dans les Gaules, dans la Germanie, et laissa dans ces différents pays des témoignages de l’existence et de la longue durée de son culte.

Les Gaulois, les Bretons, les Germains lui dressèrent des autels, adorèrent ses simulacres, lui confièrent la garde des jardins, l’invoquèrent contre les maléfices contraires à la fécondité des champs, des bestiaux et des femmes.

En Espagne, Bacchus était adoré avec son Phallus sous le nom d’Hortanès. En France, plusieurs monuments antiques de ce culte existent encore. Les cabinets des curieux offrent des fascinum, des Phallus, des Priapes de toutes les formes. Le Phallus énorme en marbre blanc trouvé à Aix-en-Provence, et qu’on voit près des eaux thermales de cette ville, est orné de guirlandes, et semble être un ex-voto.

Les bas-reliefs du pont du Gard, de l’amphitéâtre de Nîmes, offrent des variétés singulières dans les formes du Phallus. On en voit de simples, de doubles avec une attache, et de triples, dont les trois branches sont becquetées par des oiseaux, et munis d’ailes, de pattes d’animaux et de sonnettes. Un de ces triples Phallus est bridé et surmonté par une femme qui tient les rênes[5].

Dans la ville de Saint-Bertrand et dans le ci-devant Comminges, on a découvert un Priape entier ; terminé en Hermès, sur lequel le président d’Orbessan lut, en 1770, une dissertation à l’Académie de Toulouse. L’idole est caractérisée par une corne d’abondance remplie de fruits, et plus encore par son signe ordinaire[6].

Une chapelle dédiée à la même divinité existait anciennement à Autun, sur la montagne de Couard ; la plupart des historiens de cette ville en font mention.

Plusieurs Phallus de bronze ont été découverts dans les fouilles faites sur la petite montagne du Châtelet en Champagne, où était bâtie une ville romaine. Voici comment en parle M. Grignon, qui a présidé à ces fouilles : « Trois Phallus pour pendre au cou. Ces Phallus-amulettes prouvent que les dames sollicitaient la protection du dieu Priape. Un de ces Phallus est triple : l’attribut du milieu est en repos ; les deux collatéraux sont dans un état du plus grand degré de puissance. Les deux autres, garnis de leurs appendices et bélières, sont simples[7] ».

Dans les mêmes fouilles, M. Grignon a découvert encore les fragments d’un Priape colossal. Ces fragments consistaient en une main avec partie de l’avant-bras, et dans le signe caractéristique de cette divinité. Les proportions gigantesques de cette dernière pièce ont tellement frappé M. Grignon, qu’il lui applique les épithètes qu’employa Virgile pour peindre le géant Polyphème :

Monstrum horrendum, informe, ingens, etc.[8]

A Anvers, Priape jouissait d’une grande vénération, et son culte y était si solidement établi qu’il s’est maintenu, malgré le christianisme, jusqu’au XVIIe siècle, comme je le prouverai dans la suite de cet ouvrage.

Plusieurs vases antiques portent des peintures ou des bas-reliefs offrant l’image des fêtes du même dieu, appelées Priapées : ils ont été découverts en France, et sont conservés dans les cabinets des curieux. « J’ai vu dans la sacristie de l’église de Saint-Ouen à Rouen, dit M. Millin, un ciboire orné de médaillons antiques, représentant des Priapées et des scènes de bergers siciliens avec leurs chèvres[9].

Ces citations sont suffisantes pour prouver que le culte du Phallus et de Priape fut introduit dans les Gaules par les Romains, et y triompha de la répugnance que leurs habitants marquèrent d’abord pour ses indécences.

Le culte de Priape eut le même succès en Allemagne, et s’y maintint jusqu’au XIIe siècle. Le nom de ce dieu n’y avait même presque point éprouvé d’altération. Le culte seul avait reçu l’empreinte des moeurs barbares et guerrières du peuple où il fut transplanté. Ce n’était plus la divinité qui présidait à la fécondation des animaux et des végétaux, à la prospérité de tous les êtres vivants, aux plaisirs des amants, des époux. C’était un dieu tutélaire du pays, un dieu féroce, comme les peuples qui l’adoraient, qui, au lieu de lui offrir des fleurs, de faire couler le miel, le lait sur ses autels, les abreuvait de sang humain. Ce culte ressemblait à une plante exotique qu’un sol ingrat avait fait dégénérer.

Les habitants de l’Esclavonie, encore livrés, dans le XIIe siècle, aux pratiques du paganisme, et ayant en horreur le nom chrétien, rendaient un culte à Priape, qu’ils nommaient Pripe-Gala. Les adorateurs de ce dieu étant en guerre avec leurs voisins, qui avaient embrassé le christianisme, faisaient des incursions fréquentes sur les diocèses de Magdebourg et de la Saxe. Les traitements qu’ils exerçaient sur leurs ennemis vaincus étaient d’autant plus cruels que le motif de leur animosité était sacré.

Plusieurs prélats et princes de Saxe se réunirent, vers l’an 1110, pour implorer le secours des peuples voisins ; en conséquence, ils écrivirent aux prélats d’Allemagne, de Lorraine et de France, et leur offrirent le tableau de la situation déplorable où les plongeait la haine de ces idolâtres. Leur lettre, dont les expressions semblent dictées par le désespoir et l’ardeur de la vengeance, avait pour objet de solliciter, contre eux, une croisade particulière. On y trouve quelques légers détails sur le culte de ce Priape.

 « Chaque fois, y est-il dit, que ces fanatiques s’assemblent pour célébrer leurs cérémonies religieuses, ils annoncent que leur dieu Pripe-Gala demande pour offrandes des têtes humaines. Pripe-Gala est, suivant eux, le même que l’impudique Beelphégor. Lorsqu’ils ont, devant l’autel profane de ce dieu, coupé la tête à quelques chrétiens, ils se mettent à pousser des hurlements terribles, et s’écrient : « Réjouissons-nous aujourd’hui, le Christ est vaincu, et notre invincible Pripe-Gala est son vainqueur.[10] »

Les faits contenus dans les chapitres suivants, en prouvant la continuité du culte du Phallus parmi les chrétiens, ne laisseront plus de doute sur son existence ancienne dans les Gaules et dans la Germanie.


[1] Mémoires manuscrits sur les Antiquités de l'Alsace et du mont Donon, accompagnés de dessins. Cette singularité m'en rappelle une autre du même genre. Les bas­reliefs du tombeau du roi Dagobert qu'on voyait autrefois à Saint-Denis, et qui se trouve aujourd'hui au muséum des antiquités nationales, représentent l'âme de ce roi aux prises avec les diables. On voit à l'un de ces derniers, au lieu du sexe, une face humaine.
[2] Aucun monument celtique ne prouve que ce culte y fût établi avant cette époque; car il ne faut pas considérer comme des productions de l'art, comme des objets de culte, les prétendus Phallus que Borel dit avoir découverts auprès de Castres. Voici comment s'exprime cet auteur.
«La seconde merveille du pays est le mont dit Puytalos, que nous pouvons nommer mont des Priapolithes, à cause qu'il est rempli de pierres longues et rondes en forme de membres virils ... car, outre sa figure, conforme au membre viril, si on la coupe, on y trouve un conduit au centre, plein de cristal, qui semble être le sperme congelé. Aux uns, on trouve des testicules attachés, d'autres sont couverts de veines, et d'autres montrent le balanus, et sont rongés comme étant échappés de quelque maladie vénérienne, et même parmi eux se trouvent des pierres ayant la figure des parties honteuses des femmes, et quelquefois on les trouve jointes ensemble, et quelques-uns se trouvent de figure droite, parmi ceux qui sont courbés, etc.» (Les Antiquités de la ville de Castres, par Borel, 1. II, p. 69.)
II est évident que ce sont des produits de la nature, des espèces de stalactites dont les formes extrêmement variées se rapprochent souvent des ouvrages de l'art.
[3] Odin ou Woden ou Godan, est évidemment une divinité orientale, dont le nom même n'a presque pas été altéré par les Germains. Ils en ont fait le mot Gott, nom générique de la divinité, l'adjectif gut, bon, bien, et Gotze, idole. On donna à ce mot la signification de joie, qui est une émanation de la divinité; et les Latins l'admirent dans cette acception, et en firent leur mot gaudium. C'est la même divinité que le Got-su-ten-oo des Japonais, le Godan ou Wodan de l'Hinddustan, le Pout, Boutan, Bouda, Boudham, ou Godma ou Godam des Cinghalais et des Siamois.
[4] Thor était une divinité-soleil. Ici, comme en Orient, le cuite du Phallus était réuni à celui de cet astre.
[5] Antiquités de Nîmes, par Gautier, p. 60, et Descriptions des princi­paux lieux de France, 1. IV, p. 162.
[6] Nouveaux Mélanges de l'Histoire de France, 1. Il. p. 28.
[7] Bulletin des fouilles faites, par ordre du roi, d'une ville romaine sur la petite montagne du Châtelet, p. 18.
[8] Idem, p. 51.
[9] Monuments antiques inédits, par A.-L. Millin, t. l, p. 262.
[10] Voyez la lettre qu'Aldegore, archevêque de Magdebourg, et que les prélats ou princes séculiers écrivirent aux évêques de Saxe, de Lorraine et de France, dans le tome 1 et aux pp. 625 et 626 de l'Amplissima collectio velerum scriptorum.