Des colonies égyptiennes vinrent, à différentes époques, sétablir dans certaines parties de la Grèce, y apportèrent leurs moeurs, leur religion, et les firent insensiblement adopter par les habitants incivilisés de ce pays, qui étaient alors connus sous le nom de Pélasges. Un des chefs de ces colonies fonda, en Béotie, une ville à laquelle il donna le nom de Thèbes, que portait une autre ville très fameuse de la haute Égypte, où lon adorait particulièrement le soleil sous le nom de Bacchus, et par suite le Phallus, un de ses principaux symboles.
Hérodote et Diodore de Sicile saccordent à dire que le culte de Bacchus fut porté en Grèce par un nommé Mélampous, qui vivait cent soixante-dix ans avant la guerre de Troie. « Mélampous, fils dAmythaon, avait, dit Hérodote, une grande connaissance de la cérémonie sacrée du Phallus. Cest lui en effet qui a instruit les Grecs du nom de Bacchus, des cérémonies de son culte, et qui a introduit parmi eux la procession du Phallus. Il est vrai quil ne leur a pas découvert le fond de ces mystères ; mais les sages qui sont venus après lui en ont donné une plus ample explication.
« Cest donc Mélampous, ajoute-t-il, qui a institué la procession du Phallus que lon porte en lhonneur de Bacchus, et cest lui qui a instruit les Grecs des cérémonies quils pratiquent encore aujourdhui[1]. »
Le même historien nous apprend que Mélampous, instruit par les Égyptiens dun grand nombre de cérémonies, entre autres de celles qui concernent le culte de Bacchus, les introduisit dans la Grèce avec de légers changements. Il convient que les cérémonies pratiquées par les Grecs ont beaucoup de ressemblances avec celles des Égyptiens. Plutarque dit de même que les Pamylies des Égyptiens, fêtes célébrées en lhonneur du dieu-soleil Osiris et dans lesquelles on portait le Phallus, ne différaient point des Phallophories des Grecs, célébrées en lhonneur du dieu-soleil Bacchus, où lon portait aussi des Phallus[2]. La différence quy trouve Hérodote consiste en ce que les Grecs, dans leur fête, ne sacrifiaient point un porc, comme les Égyptiens, et que le Phallus quils portaient dans les processions nadhérait point à une figure humaine, mais quil était isolé.
Hérodote pense que les connaissances acquises par Mélampous sur le culte de Bacchus provenaient de ses liaisons avec les descendants de Cadmus de Tyr, et avec ceux des Tyriens de sa suite qui vinrent de Phénicie dans cette partie de la Grèce quon appelle aujourdhui Béotie.
Les Grecs ne composèrent pas seulement leur théologie de celle de la haute et basse Égypte, mais encore ils y amalgamèrent le culte grossier des Pélasges, anciens habitants de la Grèce. Hérodote nous apprend que lHermès à Phallus ou Mercure au membre droit, ne vient point dÉgypte, que les Athéniens le tiennent des Pélasges qui habitaient le même canton. « Les Pélasges, ajoute-t-il, en donnent une raison sacrée que lon trouve expliquée dans les mystères de Samothrace[3]. »
Au culte transmis par les Égyptiens, à celui quils trouvèrent établi chez les Pélasges, les Grecs ajoutèrent les cultes en vigueur chez les Syriens, les Babyloniens, les Phéniciens, les Phrygiens, et dautres peuples qui fondèrent des colonies chez eux ou avec lesquels ils étaient en commerce. Ce mélange confus devint la matière que limagination féconde et déréglée des Grecs mit en oeuvre pour enfanter le dédale inextricable de la mythologie, cet océan daventures ridicules ou merveilleuses, souvent contradictoires, qui ont fait le désespoir des commentateurs.
Au milieu de ce chaos, il subsiste cependant des points de reconnaissance qui établissent la conformité des cérémonies et des fables des Grecs, avec celles qui étaient en usage chez les étrangers. Le Phallus, par exemple, fut constamment chez eux, comme il était chez les Égyptiens et autres peuples, uni au culte du dieu-soleil.
Bacchus était nommé en Grèce Dionysos[4] et ses fêtes Dionysiaques. II y avait plusieurs fêtes de ce nom ; celles qui se célébraient à la ville étaient appelées les grandes Dionysiaques ou les Dionysiaques urbaines ; elles avaient lieu à Limna, dans lAttique, où Bacchus avait un temple, le 12 du mois élaphébolion, qui répond au 12 du mois de mars, et huit jours avant lépoque où la même fête se célébrait en Égypte sous le nom de Pamylies.
Les grandes Dionysiaques duraient pendant trois jours. Quatorze prêtresses, choisies par larchonte-roi et présidées par son épouse, figuraient dans cette solennité.
Ces fêtes, dans leur origine, se célébraient sans luxe et sans beaucoup dappareil. Voici ce quen dit Plutarque :
« Rien nétait plus simple et en même temps plus gai, que la manière dont on célébrait autrefois, dans ma patrie, les Dionysiaques. Deux hommes marchaient à la tête du cortège, dont lun portait une cruche de vin et lautre un cep de vigne ; un troisième traînait un bouc ; un quatrième était chargé dun panier de figues ; une figure du Phallus fermait la marche. On néglige aujourdhui, continue-t-il, cette heureuse simplicité ; on la fait même disparaître sous un vain appareil de vases dor et dargent, dhabits superbes, de chevaux attelés à des chars et de déguisements bizarres[5]. »
Voici quelle était ordinairement lordonnance de cette pompe religieuse :
La marche souvrait par des bacchantes qui portaient des vases pleins deau ; ensuite savançaient de jeunes vierges recommandables par la pureté de leurs moeurs et par leur naissance, appelées canéphores, parce quelles portaient des corbeilles dor remplies des prémices de tous les fruits, où se trouvaient des serpents apprivoisés, différentes fleurs, quelques objets mystiques, comme le sésame, le sel, la férule, le lierre, des pavots, des gâteaux de forme ombilicale, des placenta, et notamment le Phallus couronné de fleurs.
À la suite de cette troupe de vierges, paraissaient les phallophores : cétaient des hommes qui ne portaient point de masque sur leur visage, mais qui le couvraient avec un tissu formé par des feuilles de lierre, de serpolet et dacanthe. Une épaisse couronne de lierre et de violette ceignait leur tête. Ils portaient lamict[6] et la robe augurale ; ils tenaient en main de longs bâtons de la cime desquels pendaient des Phallus.
Cette partie de la solennité était nommée Phallophorie, Phallogogie, Périphallie.
Venait ensuite un choeur de musiciens qui chantaient ou accompagnaient, au son des instruments, des chansons analogues au simulacre que les phallophores étalaient, et criaient par intervalles : « Évohé Bacché, io Bacché, io Bacché ! »
À ce choeur de musiciens, succédaient les ithyphalles. Ils étaient, suivant Hésichius, vêtus dune robe de femme. Athénée les présente la tête couronnée, les mains couvertes de gants sur lesquels des fleurs étaient peintes, portant une tunique blanche et lamict tarentin, à demi vêtus, et, par leurs gestes et leur contenance, contrefaisant les ivrognes. Cétaient surtout les ithyphalles qui chantaient les chants phalliques et qui poussaient ces exclamations, eithé me ityphallé !
Suivaient le van mystique et autres objets sacrés.
Des groupes de satyres et de bacchantes figuraient souvent dans ces processions. Ces dernières, à demi nues ou couvertes seulement dune peau de tigre passée en écharpe, les cheveux épars, tenant en main des torches allumées ou des thyrses, sabandonnaient aux mouvements les plus impétueux, en hurlant des évohé, et menaçaient ou frappaient même les spectateurs. Elles exécutaient quelquefois des danses appelées phalliques, dont le principal caractère consistait en mouvements lascifs.
Les satyres traînaient des boucs ornés de guirlandes et destinés au sacrifice ; puis on voyait arriver, monté sur un âne, le personnage qui jouait le rôle de Silène, et représentait ce nourricier de Bacchus chancelant et à demi ivre.
On doit juger que de telles scènes religieuses devaient facilement dégénérer en abus : Aussi, tout ce que livresse et la débauche ont de plus dégoûtant était audacieusement offert aux yeux du public. Un médecin de lantiquité, Arétéus, dit en parlant des satyres qui accompagnaient les pompes de Bacchus, quils sy présentaient dune manière fort indécente, dans un état apparent de désir dont la continuité étonnante était regardée comme une grâce du ciel, une marque de lassistance divine[7].
Il est possible que ce déclamateur ait pris la fiction pour la réalité et le postiche pour la nature. Divers monuments antiques qui nous retracent les scènes des groupes de satyres, nous représentent des hommes dont la tête était couverte dun masque entier ou têtière, et le corps et les jambes enveloppés de peaux de bouc. On peut croire que le travestissement était complet, et quun Phallus artificiel était substitué au naturel ; car sans cela, la durée de létat en question, un éréthisme si soutenu, pendant une course longue et fatigante, serait vraiment un miracle.
Que les jeux obscènes des groupes de satyres fussent figurés ou réels, ils nen étaient pas moins des attentats à la pudeur publique ; et un Père de lÉglise grecque, révolté de ces scènes scandaleuses, sexprime de la sorte :
« Lhomme le plus débauché noserait jamais, dans le lieu le plus secret de son appartement, se livrer aux infamies que commet effrontément le choeur des satyres, dans une procession publique[8]. »
Cette marche religieuse était suivie de jeux qui avaient un caractère analogue. La jeunesse sexerçait à sauter sur des outres enflées de vent et à courir, les yeux bandés, parmi des Phallus ornés de fleurs et suspendus à des pins ou à des colonnes. On regardait comme un présage de bonheur lorsquen courant, la tête venait à se heurter contre ces simulacres.
Les prêtres dOsiris, dAdonis, dAttis, de Chiven et dautres dieux-soleil, avaient composé pour chacune de ces divinités une ou plusieurs fables ou légendes que lon récitait lors de leurs fêtes, qui servaient aussi de matière à leurs hymnes et dans lesquels on rendait raison de leur association avec le Phallus. Les prêtres de Bacchus suivirent cet exemple et composèrent une fable dont voici le sommaire :
Bacchus a perdu sa mère Sémélé, tuée par la foudre ou morte dans un incendie : il la cherche dans plusieurs pays, et va jusquaux enfers pour la trouver. Pendant le cours de ses recherches, il rencontre un jeune homme appelé Polymnus ou Nosumus qui promet de le conduire auprès de sa mère et de lui montrer le chemin des enfers sil en avait besoin ; mais Polymnus, devenu amoureux de Bacchus, exigea, pour prix de ce service, une complaisance honteuse. Le dieu consentit sans difficulté. On va voir de quelle manière il tint sa promesse.
Polymnus mourut en chemin. Bacchus lui éleva un tombeau et, en mémoire du défunt, il fabriqua, avec une branche de figuier, un Phallus quil plaça sur ce monument.
Deux Pères de Église, qui me fournissent ces détails, Arnobe et Clément dAlexandrie, en ajoutent de fort scandaleux. Leurs expressions sont si peu ménagées quà cause de la sévérité de notre langue et de la délicatesse de nos oreilles, je ne puis les traduire. Je me bornerai à dire que Bacchus, jaloux de remplir ses engagements, planta le Phallus de bois sur le tombeau du défunt, sassit à nu sur sa pointe, et que, dans cette attitude, il sacquitta complètement, envers ce simulacre, de la promesse quil avait faite au jeune Polymnus[9].
Cétait par ces contes obscènes qui décèlent limmoralité du temps auquel ils ont été inventés, que les prêtres amusaient le peuple et le trompaient sur le véritable motif de linstitution du Phallus ; comme si des mensonges orduriers devaient être plus profitables à la religion que des vérités simples, dont la connaissance était réservée aux seuls initiés des hautes classes.
Le scoliaste dAristophane attribue à une autre cause linstitution du Phallus en Grèce. Il raconte quun nommé Pégaze, ayant introduit le culte de Bacchus et de ses symboles dans lAttique, les habitants de ce pays refusèrent de ladopter. Ils en furent punis par ce dieu, qui les frappa de maladie dans les parties de la génération, maladie incurable qui résistait à tous les remèdes, et dont ils ne purent se débarrasser quen rendant de grands honneurs à Bacchus. Ils fabriquèrent alors des Phallus, comme un hommage particulier quils faisaient à cette divinité, et comme un monument de leur reconnaissance et de leur attachement pour elle.
Les Grecs, très affectionnés au culte du Phallus, lintroduisirent dans les cérémonies consacrées à plusieurs autres divinités. « On a conservé la coutume, dit Diodore de Sicile, de rendre quelques honneurs à Priape, non seulement dans les sacrés mystères de Bacchus, mais aussi dans ceux des autres dieux, et lon porte sa figure aux sacrifices, en riant et en folâtrant. »
Vénus et Cérès, la première présidant à la fécondité de lespèce humaine, la seconde à celle des champs, devaient avoir droit au Phallus, symbole général de la fécondité.
La consécration du Phallus par Isis, en Égypte, la réunion à Byblos, dans un même temple, du culte du Soleil, de Vénus Astarté et du Phallus, cette même réunion du simulacre des deux sexes dans lInde, prouvent que les Grecs ne manquaient pas dexemples pour associer le Phallus au culte de Vénus ; aussi lunissaient-ils souvent au Mullos, cest-à-dire au simulacre de la partie du sexe féminin, et cette réunion complétait lallégorie. Aussi voyait-on, dans lîle de Chypre, dans les mystères de la mère des amours, figurer lemblème de la virilité. Les initiés aux mystères de la Vénus cyprienne, recevaient ordinairement une poignée de sel et un Phallus.
Une secte particulière et peu connue, appelée la secte des Baptes, célébrait à Athènes, à Corinthe, dans lîle de Chio, en Thrace et ailleurs, les mystères nocturnes de Cotitto, espèce de Vénus populaire. Les initiés qui se livraient à tous les excès de la débauche, y employaient les Phallus dune manière particulière ; ils étaient de verre, et servaient de vase à boire[10].
Ceux qui ne voient, dans ce symbole de la reproduction, que le caractère du libertinage, doivent sétonner de ce quil faisait partie intégrante des cérémonies consacrées à Cérès, divinité si recommandée par sa pureté, et surnommée la Vierge sainte ; de ce quil figurait dans les mystères de cette déesse à Éleusis, appelés mystères par excellence, auxquels tous les hommes de lantiquité, distingués par leurs talents, par leurs vertus, shonoraient dêtre initiés, doù les scélérats, fussent-ils sur le trône, étaient rigoureusement exclus, dont la moralité des dogmes, ainsi que la sagesse des principes, sont garanties par le témoignage des écrivains grecs ou romains, connus par leur véracité et leurs belles actions. Cest Tertullien qui nous apprend que le Phallus faisait, à Éleusis, partie des objets mystérieux. Aucun autre écrivain de lantiquité navait fait connaître cette particularité, nul initié navait avant lui révélé ce secret. « Tout ce que ces mystères ont de plus saint, dit-il, ce qui est caché avec tant de soin, ce quon est admis à ne connaître que fort tard, ce que les ministres du culte, appelés Epoptes, font si ardemment désirer, cest le simulacre du membre viril[11]. »
Théodoret dit que lon vénérait aussi, dans les orgies secrètes Éleusis, limage du sexe féminin[12].
Pour justifier la présence de ces figures obscènes dans des mystères aussi saints, pour donner un prétexte à cette association du culte de Cérès et de celui du Phallus, voici la fable extravagante que les prêtres imaginèrent :
Cérès cherchait sa fille Proserpine que Pluton avait enlevée. Dans cette intention, elle parcourait le monde, tenant deux flambeaux quelle avait allumés aux feux du mont Etna. Elle arrive fatiguée à Éleusis, bourg de lAttique. Une femme, nommée Baubo, lui offre lhospitalité, lui fait un accueil gracieux, cherche par ses caresses à adoucir le chagrin dans lequel la déesse est plongée, et lui présente, pour la rafraîchir, cette liqueur fameuse dans les mystères, et que les Grecs appelaient cycéon. Cérès, en proie à sa douleur, refuse avec dédain ce breuvage, et repousse la main de celle qui linvite à se désaltérer.
Voyant que ses instances, plusieurs fois renouvelées, étaient vaines, Baubo, pour vaincre lobstination de la déesse, a recours à dautres moyens. Elle pense quune plaisanterie, en légayant, pourra la disposer à prendre la nourriture dont elle a besoin. Dans ce dessein, elle sort, fait ses dispositions, puis reparaît devant la déesse, se découvre à ses yeux, et de la main secoue et caresse une petite figure quelle a formée en certain lieu. À ce spectacle aussi étrange quinattendu, Cérès éclate de rire, oublie son chagrin, et consent avec joie à boire le cycéon[13].
Dans les fêtes Éleusis, on chantait un hymne dont une strophe contenait la conclusion de cette aventure. Clément dAlexandrie et Arnobe ont tous les deux publié cette fable ; ils nous ont de plus transmis cette strophe, monument authentique de la grossièreté et de lindécence des fables que débitaient les prêtres de lantiquité.
Dans les fêtes appelées Targilies, qui se célébraient le 6 du mois de targélion ou de mai, on voyait aussi figurer le Phallus. Sa présence, dans cette solennité, ne doit point étonner, puisquelle était consacrée à Apollon, dieu-soleil, et à Diane, divinité de la lune, ou, suivant le scoliaste dAristophane, au soleil et aux saisons. II ajoute que des jeunes gens portaient, dans cette fête, des branches dolivier, doù pendaient des pains, des légumes, des glands, des figues et des Phallus[14].
On a remarqué que le Phallus était constamment lié aux dieux-soleil, quels que fussent les noms quils portassent ; quil en était dépendant, et quil ne figurait, dans les mystères consacrés à cet astre, que comme un symbole, un objet secondaire de la cérémonie, mais non comme une divinité particulière. Les habitants de Lampsaque[15], ville située sur les bords de lHellespont, savisèrent, les premiers, de tirer ce symbole de la dépendance des dieux-soleil, de lériger en divinité, et de lui rendre un culte particulier sous le nom antique de Priape. Ce dieu naquit dans cette ville, dit la fable, ce qui, en langage allégorique, signifie que son culte y prit naissance.
Priape était représenté comme un Hermès, un Terme, dont la tête, et quelquefois la moitié du corps, appartenait à lespèce humaine. Sa figure était la copie de ces Hermès, ou Mercure, munis dun Phallus colossal, qui étaient si nombreux en Grèce, dans les champs, sur les chemins et dans les jardins. Ils étaient évidemment une imitation des figures à Phallus disproportionné que les femmes dÉgypte portaient en procession, pendant les fêtes dOsiris, et que lon conservait dans le temple dHiérapolis, en Syrie.
Cétaient de tels Hermès à Phallus qui, placés dans les carrefours dAthènes, furent mutilés dans une débauche nocturne par Alcibiade et ses compagnons, profanation qui eut pour lui des suites très fâcheuses.
Cétait aussi à ces Hermès à tête humaine et à Phallus, que Philippe, roi de Macédoine, comparait les Athéniens. Ils nont, disait-il, comme les Hermès, que la bouche et les parties de la génération, pour exprimer quils nétaient que babillards et libertins[16].
Les habitants de Lampsaque, ignorant lorigine de cette divinité, et nayant dautres données que sa figure pour lui composer une légende ou une fable, et trouvant entre certaine partie de lâne et le trait qui caractérisait Priape, des rapports frappants, lui sacrifièrent un âne, et introduisirent cet animal comme acteur, dans les aventures quils supposèrent à ce dieu. Voici en substance quelle fut cette fable.
Sa naissance est fort incertaine. Il était, suivant les uns, fils de Bacchus et dune nymphe appelée Naïade. Dautres lui donnent pour mère la nymphe Chionée ; Hygin le dit fils de Mercure, et Apollonius, dAdonis et de Vénus. Il naquit, suivant lopinion la plus généralement adoptée, de Bacchus et de Vénus. Les mythologues, qui le font fils dHermès ou de Mercure, annonçaient par-là que ce dieu devait sa naissance aux pierres ou aux troncs darbres appelés Hermès par les Grecs, et qui avaient servi à composer sa figure. Ceux qui le disent fils de Bacchus ou dAdonis, dieux-soleil, exprimaient son origine par une allégorie plus savante et plus conforme à la vérité.
La jalouse Junon, apprenant que sa fille Vénus était enceinte, la visita et, sous le prétexte de la secourir, elle employa, en lui touchant le ventre, un charme secret qui la fit accoucher dun enfant difforme, et dont le signe de la virilité était dune proportion gigantesque. Vénus, fâchée davoir donné le jour à un enfant monstrueux, labandonna, et le fit élever, loin delle, à Lampsaque. Devenu grand, le dieu courtisa les dames de cette ville, et sa difformité ne leur déplut pas : mais les maris, jaloux, le chassèrent honteusement. Ils furent bientôt punis de cette violence ; une maladie cruelle les attaqua à lendroit même où le dieu préside. Dans cette fâcheuse extrémité, on consulta loracle de Dodone et, daprès son avis, Priape fut honorablement rappelé, et les pauvres maris se virent contraints de lui dresser des autels et de lui rendre un culte[17].
Telles sont les fables fabriquées sur lorigine de Priape. Voici celles qui expliquent lassociation de lâne à son culte.
Un jour, Priape rencontra Vesta couchée sur lherbe et plongée dans un profond sommeil. Il allait profiter dune occasion aussi favorable à ses goûts lascifs, lorsquun âne vint fort à propos réveiller par ses braiments la déesse endormie, qui échappa heureusement aux poursuites du dieu libertin.
Lactance et Hygin attribuent à une autre cause lusage dimmoler un âne à ce dieu, et cette cause est encore moins décente. Priape eut, disent-ils, une dispute avec lâne de Silène que montait Bacchus lors de son voyage dans lInde. Priape prétendait être, à certain égard, mieux que lâne, avantagé de la nature. La question, dit Lactance, fut décidée en faveur de lanimal, et Priape, furieux dune telle humiliation, tua son concurrent. Hygin raconte au contraire que Priape fut vainqueur, et que lâne, vaincu, fut mis au rang des astres[18].
Le peuple de Lampsaque, dit Pausanias, est plus dévot à Priape quà toute autre divinité[19]. Il était le dieu tutélaire de cette ville, dont les médailles, conservées jusquà nos jours, offrent sa figure bien caractérisée et attestent encore la considération dont il jouissait parmi ses habitants. Ces médailles, qui se voient dans les cabinets des curieux, le présentent le plus ordinairement sous la forme dun Hermès où le monstrueux Phallus est ajusté.
Des empereurs romains, non pas de ceux qui se sont distingués par leur extrême débauche, ont voulu éterniser leur dévotion au dieu de Lampsaque, et faire frapper des médailles où leurs noms sont associés au signe indécent de cette divinité. On en trouve une de Septime Sévère, et une autre que la ville même de Lampsaque fit frapper en lhonneur de lempereur Maximin[20].
La ville de Priapis ou de Priape, bâtie sur les bords de la mer Propontide, dans la Troade, doit son nom au culte de cette divinité. Ce fut dans ce lieu, dit la fable, que Priape, chassé par les maris de Lampsaque, vint chercher un asile. On y voyait un temple où le dieu-soleil Apollon était adoré sous le nom de Priapesaeus. Ainsi, les habitants avaient conservé, dans leur culte, les rapports existant entre lastre du jour et lemblème de la fécondité.
Pline fait mention de plusieurs autres lieux qui portaient le nom de Priape, et où, sans doute, il était vénéré comme la divinité principale. En parlant des îles de la mer dÉphèse, il en nomme une appelée Priapos[21]. Il dit ailleurs quau golfe Céramique est lîle Priaponèse[22].
Priape était honoré dun culte particulier dans différentes villes de la Grèce ; telles étaient Ornée, située près de Corinthe, qui donna à ce dieu le surnom dOrnéates et à ses fêtes celui dOrnéennes ; Colophon, ville de lIonie, fameuse par son oracle dApollon. On y célébrait avec beaucoup déclat les fêtes de Priape, et ce dieu ny avait, pour ministres, que des femmes mariées.
Les Cylléniens rendaient aussi à Priape un culte particulier, ou plutôt ils confondaient cette divinité avec celle dHermès ou de Mercure ; car, comme je lai dit, les Hermès à Phallus ne différaient en rien des Priapes pour la figure : la matière de pierre ou de bois, le lieu où ils étaient placés, et les honneurs quon leur rendait, faisaient les seules différences. Une de ces figures ; que Pausanias qualifie dHermès, recevait les honneurs divins à Cylenne. Elle était élevée sur un piédestal et présentait un Phallus remarquable[23].
Le même auteur a vu sur le mont Hélicon une autre figure de Priape qui, dit-il, mérite lattention des curieux. Ce dieu est, continue-t-il, surtout honoré par ceux qui nourrissent des troupeaux de chèvres ou de brebis ou des mouches à miel[24].
Tous les auteurs qui parlent de Priape saccordent avec les monuments numismatiques et lapidaires à donner à son signe caractéristique des proportions plus grandes que nature. Les Grecs avaient conservé lantique tradition sur cette forme colossale qui rend le signe étranger à la figure humaine auquel il adhère.
Ils conservèrent aussi au Phallus et à Priape même ses rapports originels avec le soleil, et leur culte ne fut presque jamais séparé de celui de cet astre, sous quelque nom quil fût adoré. Déterminés par ces principes, ils accordèrent à Priape le titre auguste de sauveur du monde, quon a souvent donné aux dieux-soleil et surtout aux différents signes qui ont successivement marqué léquinoxe du printemps, tels que les Gémeaux, le Taureau, le Bouc, enfin le Bélier ou lAgneau. Cette qualification divine se trouve en une inscription grecque placée sur le Priape antique du musée du cardinal Albani[25].
On sacrifiait un âne à Priape ; on lui offrait des fleurs, des fruits, du lait et du miel ; on lui faisait des libations en versant du lait ou du vin sur la partie saillante qui distingue cette divinité ; on y appendait des couronnes et même de petits Phallus en ex-voto ; enfin, les dévots venaient baiser religieusement le Phallus consacré.
Lintroduction et les progrès du christianisme en Grèce devinrent funestes au culte du Phallus et de Priape, mais ne lanéantirent pas. Lors même que plusieurs écrivains chrétiens sattachaient à déclamer contre lui, se récriaient contre ses indécences, en décrivaient, et peut-être même en exagéraient les abus, une secte favorable au Phallus sétablissait sous une forme nouvelle. Cétait celle qui célébrait les fêtes appelées orphiques, espèce de Dionysiaques régénérées sous des noms différents. La divinité qui en était lobjet se nommait Phanès, surnom du soleil ; elle était figurée avec un Phallus très apparent qui, suivant quelques auteurs, était placé en sens inverse.
La secte des orphiques se distingua dabord par ses principes austères, par ses moeurs pures, qui dégénérèrent dans la suite en débauche[26].
Aux déclamations violentes et répétées des Pères de Église contre le Phallus, les partisans de ce culte répondaient quil était un emblème du soleil, de laction régénératrice de cet astre sur toute la nature.
Un philosophe platonicien, Jamblique, qui vivait sous le règne de Constantin, disait que linstitution des Phallus était le symbole de la force générative ; que ce symbole provoquait la génération des êtres. « Cest véritablement, ajoutait-il, parce quun grand nombre de Phallus sont consacrés, que les dieux répandent la fécondité sur la terre[27]. »
Malgré les atteintes du christianisme, le culte du Phallus se soutint encore longtemps chez les Grecs. Les femmes de cette nation continuèrent de porter à leur cou, comme un préservatif puissant, des amulettes ithyphalliques de diverses formes, comme les indiennes portent le taly ; elles le plaçaient même quelquefois plus bas que le sein. Arnobe et son disciple Lactance, qui vivaient sous lempire de Dioclétien, cest-à-dire vers le commencement du IIIe siècle de lère chrétienne, prouvent, par leurs déclamations, que ce culte était alors dans toute sa vigueur en Grèce. « Jai honte, dit Arnobe, de parler des mystères où le Phallus est consacré, et de dire quil nest point de canton dans la Grèce où lon ne trouve des simulacres de la partie caractéristique de la virilité[28]. »
Lactance tourne en ridicule la figure et la fable de Priape[29], et plusieurs Pères de lÉglise qui ont vécu après eux, tiennent le même langage et attestent la continuité de ce culte.
Lhistorien Évagrius, qui écrivait vers la fin du VIe siècle, témoigne que toutes les cérémonies du culte du Phallus existaient encore de son temps ; il se moque des ithyphalles, des Phallogonies, du Priape, remarquable par les dimensions gigantesques de son signe caractéristique, et de la corbeille sacrée qui contenait le Phallus[30].
Nicéphore Calixte, autre historien ecclésiastique plus récent et qui nest mort quau VIIe siècle, parle aussi des Phallus, des ithyphalles, ainsi que du culte de Pan et de Priape, comme des objets ridicules qui cependant recevaient encore les hommages religieux des Grecs[31].
Les exemples que je rapporterai dans la suite, de quelques peuples qui, ayant embrassé le christianisme, ont conservé plusieurs pratiques de lidolâtrie et du culte du Phallus, me portent à croire que les Grecs, devenus chrétiens et néanmoins restant attachés à une infinité de superstitions païennes, se sont difficilement déshabitués de ce culte, et quil doit en rester encore des traces parmi eux.