Mon dessein nest pas de traiter directement lHistoire des Oracles ; je ne me propose que de combattre lopinion commune qui les attribue aux démons et les fait cesser à la venue de Jésus-Christ ; mais, en la combattant, il faudra nécessairement que je fasse toute lhistoire des oracles, et que jexplique leur origine, leur progrès, les différentes manières dont ils se rendaient, et enfin leur décadence, avec la même exactitude que si je suivais, dans ces matières, lordre naturel et historique.
Il nest pas surprenant que les effets de la nature donnent bien de la peine aux philosophes. Les principes en sont si bien cachés, que la raison humaine ne peut presque, sans témérité, songer à les découvrir ; mais quand il nest question que de savoir si les oracles ont pu être un jeu et un artifice des prêtres païens, où peut être la difficulté ? Nous qui sommes hommes, ne savons-nous pas bien jusquà quel point dautres hommes ont pu être ou imposteurs, ou dupes ? Surtout quand il nest question que de savoir en quel temps les oracles ont cessé, doù peut naître le moindre sujet de douter ? Tous les livres sont pleins doracles. Voyons en quel temps ont été rendus les derniers dont nous ayons connaissance.
Mais nous navons garde de permettre que la décision des choses soit si facile : nous y faisons entrer des préjugés qui y forment des embarras bien plus grands que ceux qui sy fussent trouvés naturellement ; et ces difficultés, qui ne viennent que de notre part, sont celles dont nous avons nous-mêmes le plus de peine à nous démêler.
Laffaire des oracles nen aurait pas, à ce que je crois, de bien considérables, si nous ne les y avions mises. Elle était de sa nature une affaire de religion chez les païens ; elle en est devenue une sans nécessité chez les chrétiens ; et de toutes parts on la chargée de préjugés qui ont obscurci des vérités fort claires.
Javoue que les préjugés ne sont pas communs deux-mêmes à la vraie et aux fausses religions. Ils règnent nécessairement dans celles qui ne sont louvrage que de lesprit humain : mais dans la vraie, qui est un ouvrage de Dieu seul, il ne sy en trouverait jamais aucun, si ce même esprit humain pouvait sempêcher dy toucher et dy mêler quelque chose du sien. Tout ce quil y ajoute de nouveau, que serait-ce que des préjugés sans fondement ? Il nest pas capable dajouter rien de réel et de solide à louvrage de Dieu.
Cependant ces préjugés, qui entrent dans la vraie religion, trouvent, pour ainsi dire, le moyen de se faire confondre avec elle, et de sattirer un respect qui nest dû quà elle seule. On nose les attaquer, de peur dattaquer quelque chose de sacré. Je ne reproche point cet excès de religion, je les en loue, mais enfin, quelque louable que soit cet excès, on ne peut disconvenir que le juste milieu ne vaille encore mieux, et quil ne soit plus raisonnable de démêler lerreur davec la vérité, que de respecter lerreur mêlée avec la vérité.
Le christianisme a toujours été par lui-même en état de se passer de fausses preuves ; mais il y est encore présentement plus que jamais, par les soins que de grands hommes de ce siècle ont pris de létablir sur ses véritables fondements, avec plus de force que les anciens navaient jamais fait. Nous devons être remplis, sur notre religion, dune confiance qui nous fasse rejeter de faux avantages quun autre parti que le nôtre pourrait ne pas négliger.
Sur ce pied-là, javance hardiment que les oracles, de quelque nature quils aient été, nont point été rendus par les démons, et quils nont point cessé à la venue de Jésus-Christ. Chacun de ces deux points mérite bien une dissertation.
PREMIERE DISSERTATION
Que les oracles nont point été rendus par les démons.
Il est constant quil y a des démons, des génies malfaisants, et condamnés à des tourments éternels ; la religion nous lapprend. La raison nous apprend ensuite que ces démons ont pu rendre des oracles, si Dieu le leur a permis. Il nest question que de savoir sils ont reçu de Dieu cette permission.
Ce nest donc quun point de fait dont il sagit ; et, comme ce point de fait a uniquement dépendu de la volonté de Dieu, il était de nature à nous devoir être révélé, si la connaissance nous en eût été nécessaire.
Mais lÉcriture sainte ne nous apprend en aucune manière que les oracles aient été rendus par les démons, et dès lors nous sommes en liberté de prendre parti sur cette matière ; elle est du nombre de celles que la sagesse divine a jugées assez indifférentes pour les abandonner à nos disputes.
Cependant les avis ne sont point partagés ; tout le monde tient quil y a eu quelque chose de surnaturel dans les oracles. Doù vient cela ? La raison en est bien aisée à trouver, pour ce qui regarde le temps présent. On a cru, dans les premiers siècles du christianisme, que les oracles étaient rendus par les démons : il ne nous en faut pas davantage pour le croire aujourdhui. Tout ce quont dit les anciens, soit bon, soit mauvais, est sujet à être bien répété ; et ce quils nont pu eux-mêmes prouver par des raisons suffisantes, se prouve à présent par leur autorité seule. Sils ont prévu cela, ils ont bien fait de ne pas se donner toujours la peine de raisonner si exactement.
Mais pourquoi tous les premiers chrétiens ont-ils cru que les oracles avaient quelque chose de surnaturel ? Recherchons-en présentement les raisons, nous verrons ensuite si elles étaient assez solides.
Première raison pourquoi les anciens chrétiens ont cru que les oracles étaient rendus par les démons. Les histoires surprenantes qui couraient sur le fait des oracles et des génies.
Lantiquité est pleine de je ne sais combien dhistoires surprenantes et doracles quon croit ne pouvoir attribuer quà des génies. Nous nen rapporterons que quelques exemples, qui représenteront tout le reste.
Tout le monde sait ce qui arriva au pilote Thamus. Son vaisseau étant un soir vers de certaines îles de la mer Égée, le vent cessa tout à fait. Tous les gens du vaisseau étaient bien éveillés ; la plupart même passaient le temps à boire les uns avec les autres, lorsquon entendit tout dun coup une voix qui venait des îles, et qui appelait Thamus. Thamus se laissa appeler deux fois sans répondre ; mais à la troisième il répondit. La voix lui commanda que, quand il serait arrivé à un certain lieu, il criât que le grand Pan était mort. Il ny eut personne qui ne fût saisi de frayeur et dépouvante. On délibérait si Thamus devait obéir à la voix : mais Thamus conclut que si, quand ils seraient arrivés au lieu marqué, il faisait assez de vent pour passer outre, il ne fallait rien dire ; mais que si un calme les arrêtait là, il fallait sacquitter de lordre quil avait reçu. Il ne manqua point dêtre surpris dun calme à cet endroit-là, et aussitôt il se mit à crier de toute sa force que le grand Pan était mort. À peine avait-il cessé de parler, que lon entendit de tous côtés des plaintes et des gémissements, comme dun grand nombre de personnes surprises et affligées de cette nouvelle. Tous ceux qui étaient dans le vaisseau furent témoins de laventure. Le bruit sen répandit en peu de temps jusquà Rome ; et lempereur Tibère, ayant voulu voir Thamus lui-même, assembla des gens savants dans la théologie païenne, pour apprendre deux qui était ce grand Pan ; et il fut conclu que cétait le fils de Mercure et de Pénélope. Cest ainsi que, dans le dialogue où Plutarque traite des oracles qui ont cessé, Cléombrote conte cette histoire, et dit quil la tient dÉpithersès, son maître de grammaire, qui était dans le vaisseau de Thamus lorsque la chose arriva.
Thulis fut un roi dÉgypte, dont lempire sétendait jusquà lOcéan. Cest lui, à ce quon dit, qui donna le nom de Thulé à lîle quon appelle présentement Islande. Comme son empire allait apparemment jusque-là, il était dune belle étendue. Ce roi, enflé de ses succès et de sa prospérité, alla à loracle de Sérapis, et lui dit :
Toi qui es le maître du feu, et qui gouvernes le cours du ciel, dis-moi la vérité. Y a-t-il jamais eu et y aura-t-il jamais quelquun aussi puissant que moi ?
Loracle lui répondit :
Premièrement Dieu, ensuite la parole et lesprit avec eux, tous sassemblant en un, dont le pouvoir ne peut finir. Sors dici promptement, mortel, dont la vie est toujours incertaine.
Au sortir de là, Thulis fut égorgé.
Eusèbe a tiré des écrits mêmes de Porphyre, ce grand ennemi des chrétiens, les oracles suivants :
1. Gémissez, trépieds, Apollon vous quitte ; il vous quitte, forcé par une lumière céleste. Jupiter a été, il est, et il sera. Ô grand Jupiter ! hélas ! mes fameux oracles ne sont plus.
2. La voix ne peut revenir à la prêtresse : elle est déjà condamnée au silence depuis longtemps. Faites toujours à Apollon des sacrifices dignes dun Dieu.
3. Malheureux prêtre, disait Apollon à son prêtre, ne minterroge plus sur le divin Père, ni sur son Fils unique, ni sur lEsprit qui est lâme de toutes choses. Cest cet Esprit qui me chasse à jamais de ces lieux.
Auguste, déjà vieux, et songeant à se choisir un successeur, alla consulter loracle de Delphes. Loracle ne répondait point, quoique Auguste népargnât pas les sacrifices. À la fin cependant il en tira cette réponse : « Lenfant hébreu, à qui tous les dieux obéissent, me chasse dici, et me renvoie dans les enfers. Sors de ce temple sans parler. »
Il est aisé de voir que sur de pareilles histoires, on na pas pu douter que les démons ne se mêlassent des oracles. Ce grand Pan qui meurt sous Tibère, aussi bien que Jésus-Christ est le maître des démons, dont lempire est ruiné par cette mort dun Dieu si salutaire à lunivers ; ou si cette explication ne vous plaît pas, car enfin on peut, sans impiété, donner des sens contraires à une même chose, quoiquelle regarde la religion, ce grand Pan est Jésus-Christ lui-même, dont la mort cause une douleur et une consternation générales parmi les démons, qui ne peuvent plus exercer leur tyrannie sur les hommes. Cest ainsi quon a trouvé moyen de donner à ce grand Pan deux faces bien différentes.
Loracle rendu au roi Thulis, un oracle si positif sur la sainte Trinité, peut-il être une fiction humaine ? Comment le prêtre de Sérapis aurait-il deviné un si grand mystère, inconnu alors à toute la terre et aux Juifs mêmes ?
Si ces autres oracles eussent été rendus par des prêtres imposteurs, qui obligeait ces prêtres à se discréditer eux-mêmes et à publier la cessation de leurs oracles ? Nest-il pas visible que cétaient des démons que Dieu même forçait à rendre témoignage à la vérité ? De plus, pourquoi les oracles cessaient-ils, sils nétaient rendus que par des prêtres ?
Seconde raison des anciens chrétiens pour croire les oracles surnaturels. Convenance de cette opinion avec le système du christianisme.
Les démons étant une fois constants par le christianisme, il a été assez naturel de leur donner le plus demploi quon pouvait, et de ne les pas épargner pour les oracles et les autres miracles païens qui semblaient en avoir besoin. Par là, on se dispensait dentrer dans la discussion des faits, qui eût été longue et difficile ; et tout ce quils avaient de surprenant et dextraordinaire, on lattribuait à ces démons que lon avait en main. Il semblait quen leur rapportant ces événements on confirmât leur existence et la religion même qui nous la révèle.
De plus, il est certain que, vers le temps de la naissance de Jésus-Christ, il est souvent parlé de la cessation des oracles, même dans les auteurs profanes. Pourquoi ce temps-là plutôt quun autre avait-il été destiné à leur anéantissement ? Rien nest plus aisé à expliquer, selon le système de la religion chrétienne. Dieu avait fait son peuple du peuple juif, et avait abandonné lempire du reste de la terre aux démons jusquà larrivée de son Fils : mais alors il les dépouille du pouvoir quil leur avait laissé prendre, il veut que tout fléchisse sous Jésus-Christ, et que rien ne fasse obstacle à létablissement de son royaume sur les nations. Il y a je ne sais quoi de si heureux dans cette pensée, que je ne métonne pas quelle ait eu beaucoup de cours ; cest une de ces choses à la vérité desquelles on est bien aise daider, et qui persuadent, parce quon y est favorable.
Troisième raison des anciens chrétiens. Convenance de leur opinion avec la philosophie de Platon.
Jamais philosophie na été plus à la mode quy fut celle de Platon chez les chrétiens, pendant les premiers siècles de lÉglise. Les païens se partageaient encore entre les différentes sectes de philosophies : mais la conformité que lon trouva quavait le platonisme avec la religion mit dans cette seule secte presque tous les chrétiens savants. De là vient lestime prodigieuse dont on sentêta pour Platon ; on le regardait comme une espèce de prophète, qui avait deviné plusieurs points importants du christianisme, surtout la sainte Trinité, que lon ne peut guère nier qui ne soit assez clairement contenue dans ses écrits. Aussi ne manqua-t-on pas de prendre ses ouvrages pour des commentaires de Écriture, et de concevoir la nature du Verbe comme il lavait conçue. Il se figurait Dieu tellement élevé au-dessus des créatures, quil ne croyait pas quelles pussent être sorties immédiatement de ses mains, et il mettait entre elles et lui ce Verbe, comme un degré par lequel laction de Dieu pût passer jusquà elles. Les chrétiens prirent cette même idée de Jésus-Christ ; et cest là peut-être la cause pourquoi jamais hérésie na été ni plus généralement embrassée, ni soutenue avec plus de chaleur que larianisme.
Ce platonisme donc, qui semblait faire honneur à la religion chrétienne, lorsquil lui était favorable, se trouva tout plein de démons ; et de là ils se répandirent aisément dans le système que les chrétiens imaginèrent sur les oracles.
Platon veut que les démons soient dune nature moyenne entre celle des dieux et celle des hommes ; que ce soient des génies aériens destinés à faire tout le commerce des dieux et de nous ; que, quoiquils soient proches de nous, nous ne les puissions voir ; quils pénètrent dans toutes nos pensées, quils aient de lamour pour les bons et de la haine pour les méchants, et que ce soit en leur honneur quon a établi tant de cérémonies différentes.
Il ne paraît point par là que Platon reconnût de mauvais démons, auxquels on pût donner le soin des fourberies des oracles. Plutarque, dans le dialogue des oracles qui ont cessé, assure cependant quil en reconnaissait ; et, à légard des platoniciens, la chose est hors de doute. Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, rapporte quantité de passages de Porphyre, où ce philosophe païen assure que les mauvais démons sont les auteurs des enchantements, des philtres et des maléfices ; quils ne font que tromper nos yeux par des spectres et par des fantômes ; que le mensonge est essentiel à leur nature ; quils excitent en nous la plupart de nos passions ; quils ont lambition de vouloir passer pour des dieux ; que leurs corps aériens et spirituels se nourrissent de suffumigation, de sang répandu, et de la graisse des sacrifices ; quil ny a queux qui se mêlent de rendre des oracles, et à qui cette fonction, pleine de tromperie soit tombée en partage ; et enfin à la tête de cette troupe de mauvais démons, il met Hécate et Sérapis.
Jamblique, autre platonicien, en dit autant ; et comme la plupart de ces choses-là sont vraies, les chrétiens reçurent le tout avec joie, et y ajoutèrent même un peu du leur, selon Tertullien, dans son Apologétique : par exemple, que les démons dérobaient, dans les écrits des prophètes, quelque connaissance de lavenir, et puis sen faisaient honneur dans leurs oracles.
Ce système des chrétiens avait cela de commode, quil découvrait aux païens, par leurs propres principes, lorigine de leur faux culte, et la source de lerreur où ils avaient toujours été. Ils étaient persuadés quil y avait quelque chose de surnaturel dans leurs oracles ; et les chrétiens qui avaient à disputer contre eux, ne songeaient point à leur ôter cette pensée. Les démons, dont on convenait de part et dautre, servaient à expliquer tout ce surnaturel. On reconnaissait cette espèce de miracle ordinaire qui sétait fait dans la religion des païens : mais on leur en faisait perdre tout lavantage par les auteurs auxquels on lattribuait : et cette voie était bien plus courte et plus aisée que celle de contester le miracle même par une longue suite de recherches et de raisonnements.
Voilà comment sétablit, dans les premiers siècles de lÉglise, lopinion quon y prit sur les oracles des païens. Je pourrais aux trois raisons que jai apportées, en ajouter une quatrième, aussi bonne peut-être que toutes les autres ; cest que dans le système des oracles rendus par les démons, il y a du merveilleux ; et si on a un peu étudié lesprit humain, on sait quelle force le merveilleux a sur lui. Mais je ne prétends pas métendre sur cette réflexion : ceux qui y entreront men croiront bien, sans que je me mette en peine de la prouver, et ceux qui ny entreront pas, ne men croiraient pas peut-être après toutes mes preuves.
Examinons présentement, lune après lautre, les raisons quon a eues de croire les oracles surnaturels.
Que les histoires surprenantes quon débite sur les oracles doivent être fort suspectes.
Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux démons ; mais aussi tout cela est-il bien vrai ? Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule davoir trouvé la cause de ce qui nest point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants dAllemagne, que je ne puis mempêcher den parler ici.
« En 1593, le bruit courut que, les dents étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans, il lui en était venu une dor à la place dune de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans luniversité de Helmstad, écrivit, en 1595, lhistoire de cette dent, et prétendit quelle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et quelle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs ! Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens ni aux Turcs ! En la même année, afin que cette dent dor ne manquât pas dhistoriens, Rullandus en écrit lhistoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent dor, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon quil fût vrai que la dent était dor. Quand un orfèvre leut examinée, il se trouva que cétait une feuille dor appliquée à la dent, avec beaucoup dadresse : mais on commença par faire des livres, et puis on consulta lorfèvre. »
Rien nest plus naturel que den faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que, non seulement nous navons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons dautres qui saccommodent très bien avec le faux.
De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en été. De plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela nétait pas.
Les discussions historiques sont encore plus susceptibles de cette sorte derreur. On raisonne sur ce quont dit les historiens ; mais ces historiens nont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué.
Surtout quand on écrit des faits qui ont liaison avec la religion, il est assez difficile que, selon le parti dont on est, on ne donne à une fausse religion des avantages qui ne lui sont point dus, ou quon ne donne à la vraie de faux avantages dont elle na pas besoin. Cependant on devrait être persuadé quon ne peut jamais ajouter de la vérité à celle qui est vraie, ni en donner à celles qui sont fausses.
Quelques chrétiens des premiers siècles, faute dêtre instruits ou convaincus de cette maxime, se sont laissés aller à faire, en faveur du christianisme, des suppositions assez hardies, que la plus saine partie des chrétiens ont ensuite désavouées. Ce zèle inconsidéré a produit une infinité de livres apocryphes, auxquels on donnait des noms dauteurs païens ou juifs ; car comme lÉglise avait affaire à ces deux sortes dennemis, quy avait-il de plus commode que de les battre avec leurs propres armes, en leur présentant des livres qui, quoique faits, à ce quon prétendait, par des gens de leur parti, fussent néanmoins très avantageux au christianisme ? Mais, à force de vouloir tirer de ces ouvrages supposés un grand effet pour la religion, on les a empêchés den faire aucun. La clarté dont ils sont les trahit, et nos mystères y sont si nettement développés, que les prophètes de lAncien et du Nouveau Testament ny auraient rien entendu auprès de ces auteurs juifs et païens. De quelque côté quon se puisse tourner pour sauver ces livres, on trouvera toujours, dans ce trop de clarté, une difficulté insurmontable. Si quelques chrétiens étaient bien capables de supposer des livres aux païens ou aux juifs, les hérétiques ne faisaient point de façon den supposer aux orthodoxes. Ce nétaient que faux évangiles, fausses épîtres dapôtres, fausses histoires de leurs vies ; et ce ne peut être que par un effet de la providence divine que la vérité sest démêlée de tant douvrages apocryphes qui létouffaient.
Quelques grands hommes de lÉglise ont été quelquefois trompés, soit aux suppositions des hérétiques contre les orthodoxes, soit à celles des chrétiens contre les païens ou les juifs, mais plus souvent à ces dernières. Ils nont pas toujours examiné dassez près ce qui leur semblait favorable à la religion ; lardeur avec laquelle ils combattaient pour une si bonne cause ne leur laissait pas toujours la liberté de choisir assez bien leurs armes. Cest ainsi quil leur arrive quelquefois de se servir des livres des sibylles, ou de ceux dHermès Trismégiste, roi dÉgypte.
On ne prétend point par là affaiblir lautorité, ni attaquer le mérite de ces grands hommes. Après quon aura remarqué toutes les méprises où ils peuvent être tombés sur un certain nombre de faits, il leur restera une infinité de raisonnements solides, et de belles découvertes, sur quoi on ne les peut assez admirer. Si avec les vrais titres de notre religion ils nous en ont laissé dautres qui peuvent être suspects, cest à nous à ne recevoir deux que ce qui est légitime, et à pardonner à leur zèle de nous avoir fourni plus de titres quil ne nous en faut.
Il nest pas surprenant que ce même zèle les ait persuadés de la vérité de je ne sais combien doracles avantageux à la religion, qui coururent dans les premiers siècles de lÉglise. Les auteurs des livres des sibylles et de ceux dHermès ont bien pu lêtre aussi de ces oracles ; du moins il était plus aisé den supposer que des livres entiers.
Lhistoire de Thamus est païenne dorigine ; mais Eusèbe et dautres grands hommes lui ont fait lhonneur de la croire. Cependant elle est immédiatement suivie, dans Plutarque, dun autre conte si ridicule, quil suffirait pour la décréditer entièrement. Démétrius dit dans cet endroit que la plupart des îles qui sont vers lAngleterre sont désertes, et consacrées à des démons et à des héros ; quayant été envoyé par lempereur pour les reconnaître, il aborda à une de celles qui étaient habitées, que peu de temps après quil y fut arrivé, il y eut une tempête et des tonnerres effroyables, qui firent dire aux gens du pays quassurément quelquun des principaux démons venait de mourir, parce que leur mort était toujours accompagnée de quelque chose de funeste. À cela, Démétrius ajoute que lune de ces îles est la prison de Saturne, qui y est gardé par Briarée, et enseveli dans un sommeil perpétuel, ce qui rend, ce me semble, le géant assez inutile pour sa garde, et quil est environné dune infinité de démons, qui sont à ses pieds comme esclaves.
Ce Démétrius ne faisait-il pas des relations bien curieuses de ses voyages ? Et nest-il pas beau de voir un philosophe comme Plutarque nous conter froidement ces merveilles ? Ce nest pas sans raison quon a nommé Hérodote le père de lhistoire. Toutes les histoires grecques, qui, à ce compte-là sont ses filles, tiennent beaucoup de son génie ; elles ont peu de vérité, mais beaucoup de merveilleux et de choses amusantes. Quoi quil en soit, lhistoire de Thamus serait presque suffisamment réfutée, quand elle naurait point dautre défaut que celui de se trouver dans un même traité avec les démons de Démétrius.
Mais, de plus, elle ne peut recevoir un sens raisonnable. Si ce grand Pan était un démon, les démons ne pouvaient-ils se faire savoir sa mort les uns aux autres sans y employer Thamus ? Nont-ils point dautres voies pour senvoyer des nouvelles, et dailleurs sont-ils si imprudents que de révéler aux hommes leurs malheurs et la faiblesse de leur nature ? Dieu les y forçait, direz-vous. Dieu avait donc un dessein ; mais voyons ce qui sensuivit. Il ny eut personne qui se désabusât du paganisme pour avoir appris la mort du grand Pan. Il fut arrêté que cétait le fils de Mercure et de Pénélope, et non pas celui que lon reconnaissait en Arcadie pour le Dieu de tout, ainsi que son nom le porte. Quoique la voix eût nommé le grand Pan, cela sentendit pourtant du petit Pan ; sa mort ne tira guère à conséquence, et il ne paraît pas quon y ait eu grand regret.
Si ce grand Pan était Jésus-Christ, les démons nannoncèrent aux hommes une mort si salutaire que parce que Dieu les y contraignait. Mais quen arriva-t-il ? Quelquun entendit-il ce mot de Pan dans son vrai sens ? Plutarque vivait dans le second siècle de lÉglise, et cependant personne ne sétait encore avisé de dire que Pan fût Jésus-Christ mort en Judée.
Lhistoire de Thulis est rapportée par Suidas, auteur qui ramasse beaucoup de choses, mais qui ne les choisit guère. Son oracle de Sérapis pêche de la même manière que le livre des sibylles, par le trop de clarté sur nos mystères ; mais, de plus, ce Thulis, roi dÉgypte, nétait pas assurément un des Ptolémées. Et que deviendra tout loracle, sil faut que Sérapis soit un Dieu qui nait été amené en Égypte que par un Ptolémée, qui le fit venir de Pont, comme beaucoup de savants le prétendent sur des apparences très fortes ? Du moins, il est certain quHérodote, qui aime tant à discourir sur lancienne Égypte, ne parle point de Sérapis, et que Tacite conte tout au long comment et pourquoi un des Ptolémées fit venir de Pont le dieu Sérapis, qui nétait alors connu que là.
Loracle rendu à Auguste sur lenfant hébreu nest point du tout recevable. Cédrénus le cite dEusèbe, et aujourdhui il ne sy trouve point. Il ne serait pas impossible que Cédrénus citât à faux, ou citât quelque ouvrage faussement attribué à Eusèbe. Il est bien homme à vous rapporter, sur la foi de certains faux actes de saint Pierre, qui couraient encore de son temps, que Simon le Magicien avait à sa porte un gros dogue qui dévorait ceux que son maître ne voulait pas laisser entrer ; que saint Pierre, voulant parler à Simon, ordonna à ce chien daller lui dire, en langage humain, que Pierre, serviteur de Dieu, le demandait ; que le chien sacquitta de cet ordre, au grand étonnement de ceux qui étaient alors avec Simon ; mais que Simon, pour leur faire voir quil nen savait pas moins que saint Pierre, ordonna au chien, à son tour, daller lui dire quil entrât, ce qui fut exécuté aussitôt ! Voilà ce qui sappelle, chez les Grecs, écrire lhistoire. Cédrénus vivait dans un siècle ignorant, où la licence décrire impunément des fables se joignait encore à linclination générale qui y porte les Grecs.
Mais quand Eusèbe, dans quelque ouvrage qui ne serait pas venu jusquà nous, aurait effectivement parlé de loracle dAuguste, Eusèbe lui-même se trompait quelquefois, et on en a des preuves constantes. Les premiers défenseurs du christianisme, Justin, Tertullien, Théophile, Tatien, auraient-ils gardé le silence sur un oracle si favorable à la religion ? Étaient-ils assez peu zélés pour négliger cet avantage ? Mais ceux mêmes qui nous donnent cet oracle le gâtent en y ajoutant quAuguste, de retour à Rome, fit élever dans le Capitole un autel avec cette inscription : Cest ici lautel du fils unique, ou aîné de Dieu. Où avait-il pris cette idée dun fils unique de Dieu, dont loracle ne parle point ?
Enfin, ce quil y a de plus remarquable, cest quAuguste, depuis le voyage quil fit en Grèce, dix-neuf ans avant la naissance de Jésus-Christ, ny retourna jamais ; et même, lorsquil en revint, il nétait guère dans la disposition délever des autels à dautres dieux quà lui : car il souffrit, non seulement que les villes dAsie lui en élevassent et lui célébrassent des jeux sacrés, mais même quà Rome on consacrât un autel à la Fortune, qui était de retour, Fortunae: reduci, cest-à-dire à lui-même, et que lon mît le jour dun retour si heureux entre les jours de fête.
Les oracles quEusèbe rapporte de Porphyre paraissent plus embarrassants que tous les autres. Eusèbe naura pas supposé à Porphyre des oracles quil ne citait point ; et Porphyre, qui était si attaché au paganisme, naura pas cité de faux oracles sur la cessation des oracles mêmes, et à lavantage de la religion chrétienne. Voici, ce semble, le cas où le témoignage dun ennemi a tant de force.
Mais aussi, dun autre côté, Porphyre nétait pas assez malhabile homme pour fournir aux chrétiens des armes contre le paganisme, sans y être nécessairement engagé par la suite de quelque raisonnement, et cest ce qui ne parait point ici. Si ces oracles eussent été allégués par les chrétiens, et que Porphyre, en convenant quils avaient été effectivement rendus, se fût défendu des conséquences quon en voulait tirer, il est sûr quils seraient dun très grand poids ; mais cest de Porphyre même que les chrétiens, selon quil paraît par lexemple dEusèbe, tiennent ces oracles : cest Porphyre qui prend plaisir à ruiner sa religion et à établir la nôtre. En vérité, cela est suspect de soi-même, et le devient encore davantage par lexcès où il pousse la chose ; car on nous rapporte de lui-même je ne sais combien dautres oracles très clairs et très positifs sur la personne de Jésus-Christ, sur sa résurrection, sur son ascension ; enfin, le plus entêté et le plus habile des païens nous accable de preuves du christianisme. Défions-nous de cette générosité.
Eusèbe a cru que cétait un assez grand avantage de mettre le nom de Porphyre à la tête de tant doracles si favorables à la religion. Il nous les donne dépouillés de tout ce qui les accompagnait dans les écrits de Porphyre. Que savons-nous sil ne les réfutait pas ? Selon lintérêt de sa cause, il le devait faire ; et sil ne la pas fait, assurément il avait quelque intention cachée.
On soupçonne que Porphyre était assez méchant pour faire de faux oracles, et les présenter aux chrétiens, à dessein de se moquer de leur crédulité sils les recevaient pour vrais et appuyaient leur religion sur de pareils fondements. Il en eût tiré des conséquences pour des choses bien plus importantes que ces oracles, et eût attaqué tout le christianisme par cet exemple, qui, au fond, neût pourtant rien conclu.
Il est toujours certain que ce même Porphyre, qui nous fournit tous ces oracles, soutenait, comme nous avons vu, que les oracles étaient rendus par des génies menteurs. Il se pourrait donc bien faire quil eût mis en oracles tous les mystères de notre religion, exprès pour tâcher à les détruire et pour les rendre suspects de fausseté, parce quils auraient été attestés par de faux témoins. Je sais bien que les chrétiens ne le prenaient pas ainsi ; mais comment eussent-ils jamais prouvé par raisonnement que les démons étaient quelquefois forcés à dire la vérité ? Ainsi Porphyre demeurait toujours en état de se servir de ses oracles contre eux ; et selon le tour de cette dispute, ils devaient nier que ces oracles eussent jamais été rendus, comme nous le nions présentement. Cela, ce me semble, explique pourquoi Porphyre était si prodigue doracles favorables à notre religion, et quel tour avait pu prendre le grand procès dentre les chrétiens et les païens. Nous ne faisons que le deviner, car toutes les pièces nen sont pas venues jusquà nous. Cest ainsi quen examinant un peu les choses de près, on trouve que ces oracles, qui paraissent si merveilleux, nont jamais été. Je nen rapporterai point dautres exemples : tout le reste est de la même nature.
Que lopinion commune sur les oracles ne saccorde pas si bien quon pense avec la religion.
Le silence de lÉcriture sur ces démons que lon prétend qui président aux oracles ne nous laisse pas seulement en liberté de nen rien croire, mais il nous y porte assez naturellement. Serait-il possible que lÉcriture neût point appris aux juifs et aux chrétiens une chose quils ne pouvaient jamais deviner sûrement par leur raison naturelle, et quil leur importait extrêmement de savoir, pour nêtre pas ébranlés par ce quils verraient arriver de surprenant dans les autres religions ? Car je conçois que Dieu na parlé aux hommes que pour suppléer à la faiblesse de leurs connaissances, qui ne suffisaient pas à leurs besoins, et que tout ce quil ne leur a pas dit est de telle nature quils le peuvent apprendre deux-mêmes ou quil nest pas nécessaire quils le sachent. Ainsi, si les oracles eussent été rendus par de mauvais démons, Dieu nous leût appris pour nous empêcher de croire quil les rendît lui-même, et quil y eût quelque chose de divin dans des religions fausses.
David reproche aux païens des dieux qui ont une bouche et nont point de parole, et souhaite à leurs adorateurs, pour toute punition, de devenir semblables à ce quils adorent ; mais si ces dieux eussent eu, non seulement lusage de la parole, mais encore la connaissance des choses futures, je ne vois pas que David eût pu faire ce reproche aux païens, ni quils eussent dû être fâchés de ressembler à leurs dieux.
Quand les saints Pères semportent avec tant de raison contre le culte des idoles, ils supposent toujours quelles ne peuvent rien ; et si elles eussent parlé, si elles eussent prédit lavenir, il ne fallait pas attaquer avec mépris leur impuissance ; il fallait désabuser les peuples du pouvoir extraordinaire qui paraissait en elles. En effet, aurait-on eu tant de tort dadorer ce quon croyait être animé dune vertu divine, ou tout au moins dune vertu plus quhumaine ? Il est vrai que ces démons étaient ennemis de Dieu ; mais les païens pouvaient-ils le deviner ? Si les démons demandaient des cérémonies barbares et extravagantes, les païens les croyaient bizarres ou cruels ; mais ils ne laissaient pas pour cela de les croire plus puissants que les hommes, et ils ne savaient pas que le vrai Dieu leur offrait sa protection contre eux.
Ils ne se soumettaient le plus souvent à leurs dieux que comme à des ennemis redoutables quil fallait apaiser à quelque prix que ce fût ; et cette soumission et cette crainte nétaient pas sans fondement si en effet les démons donnaient des preuves de leur pouvoir qui fussent au-dessus de la nature. Enfin le paganisme, ce culte si abominable aux yeux de Dieu, neût été quune erreur involontaire et excusable.
Mais, direz-vous, si les faux prêtres ont toujours trompé les peuples, le paganisme na été non plus quune simple erreur où tombaient les peuples crédules, qui, au fond, avaient dessein dhonorer un être supérieur.
La différence est bien grande. Cest aux hommes à se précautionner contre les erreurs où ils peuvent être jetés par dautres hommes, mais ils nont nul moyen de se précautionner contre celles où ils seraient jetés par des génies qui sont au-dessus deux. Mes lumières suffisent pour examiner si une statue parle ou ne parle pas ; mais du moment quelle parle, rien ne me peut plus désabuser de la divinité que je lui attribue. En un mot, Dieu nest obligé, par les lois de sa bonté, quà me garantir des surprises dont je ne puis me garantir moi-même ; pour les autres, cest à ma raison de faire son devoir.
Aussi voyons-nous que quand Dieu a permis aux démons de faire des prodiges, il les a en même temps confondus par des prodiges plus grands. Pharaon eût pu être trompé par ses magiciens ; mais Moïse était là plus puissant que les magiciens de Pharaon. Jamais les démons nont eu tant de pouvoir ni nont fait tant de choses surprenantes que du temps de Jésus-Christ et des apôtres.
Cela nempêche pas que le paganisme nait toujours été appelé, avec justice, le culte des démons. Premièrement, lidée quon y prend de la divinité ne convient nullement au vrai Dieu, mais à ces génies réprouvés et éternellement malheureux.
Secondement, lintention des païens nétait pas tant dadorer le premier être, la source de tous les biens, que ces êtres malfaisants, dont ils craignaient la colère ou le caprice. Enfin, les démons, qui ont sans contredit le pouvoir de tenter les hommes et de leur tendre des pièges, favorisaient, autant quil était en eux, lerreur grossière des païens et leur fermaient les yeux sur des impostures visibles. De là vient quon dit que le paganisme roulait, non pas sur les prodiges, mais sur les prestiges des démons, ce qui suppose quen tout ce quils faisaient il ny avait rien de réel ni de vrai.
Il peut être cependant que Dieu ait quelquefois permis aux démons quelques effets réels. Si cela est arrivé, Dieu avait alors ses raisons, et elles sont toujours dignes dun profond respect ; mais, à parler en général, la chose na point été ainsi. Dieu permit au diable de brûler les maisons de Job, de désoler ses pâturages, de faire mourir tous ses troupeaux, de frapper son corps de mille plaies ; mais ce nest pas à dire que le diable soit lâché sur tous ceux à qui les mêmes malheurs arrivent. On ne songe point au diable, quand il est question dun homme malade ou ruiné. Le cas de Job est un cas particulier : on raisonne indépendamment de cela, et nos raisonnements généraux nexcluent jamais les exceptions que la toute-puissance de Dieu peut faire à tout.
Il paraît donc que lopinion commune, sur les oracles, ne saccorde pas bien avec la bonté de Dieu, et quelle décharge le paganisme dune bonne partie de lextravagance, et même de labomination que les saints Pères y ont toujours trouvée. Les païens devaient dire, pour se justifier, que ce nétait pas merveille quils eussent obéi à des génies qui animaient des statues, et faisaient tous les jours cent choses extraordinaires ; et les chrétiens, pour leur ôter toute excuse, ne devaient jamais leur accorder ce point. Si toute la religion païenne navait été quune imposture des prêtres, le christianisme profitait de lexcès ridicule où elle tombait.
Aussi y a-t-il bien de lapparence que les disputes des chrétiens et des païens étaient en cet état, lorsque Porphyre avouait si volontiers que les oracles étaient rendus par de mauvais démons. Ces mauvais démons lui étaient dun double usage. Il sen servait, comme nous avons vu, à rendre inutiles, et même désavantageux à la religion chrétienne, les oracles dont les chrétiens prétendaient se parer ; mais, de plus, il rejetait sur ces génies cruels et artificieux toute la folie et toute la barbarie dune infinité de sacrifices que lon reprochait sans cesse aux païens.
Cest donc attaquer Porphyre jusque dans ses derniers retranchements ; et cest prendre les vrais intérêts du christianisme, que de soutenir que les démons nont point été les auteurs des oracles.
Que les démons ne sont pas suffisamment établis par le paganisme.
Dans les premiers temps, la poésie et la philosophie étaient la même chose ; toute sagesse était renfermée dans les poèmes. Ce nest pas que par cette alliance la poésie en valût mieux, mais la philosophie en valait beaucoup moins. Homère et Hésiode ont été les premiers philosophes grecs, et de là vient que les autres philosophes ont toujours pris fort sérieusement ce quils avaient dit, et ne les ont cités quavec honneur.
Homère confond le plus souvent les dieux et les démons ; mais Hésiode distingue quatre espèces de natures raisonnables : les dieux, les démons, les demi-dieux ou héros, et les hommes. Il va plus loin, il marque la durée de la vie des démons ; car ce sont des démons que les nymphes dont il parle dans lendroit que nous allons citer, et Plutarque lentend ainsi : « Une corneille, dit Hésiode, vit neuf fois autant quun homme ; un cerf quatre fois autant quune corneille ; un corbeau trois fois autant quun cerf ; le phénix neuf fois autant quun corbeau ; et les nymphes, enfin, dix fois autant que le phénix. »
On ne prendrait volontiers tout ce calcul que pour une pure rêverie poétique, indigne quun philosophe y fasse aucune réflexion, et indigne même quun poète limite ; car lagrément y manque autant que la vérité ; mais Plutarque nest pas de cet avis. Comme il voit quen supposant la vie de lhomme de soixante-dix ans, ce qui en est la durée ordinaire, les démons devraient vivre six cent quatre-vingt mille quatre cents ans, et quil ne conçoit pas bien quon ait pu avoir lexpérience dune si longue vie dans les démons, il aime mieux croire quHésiode, par le mot dâge dhomme, na entendu quune année. Linterprétation nest pas trop naturelle ; mais sur ce pied-là on ne compte pour la vie des démons que sept mille neuf cent vingt ans, et alors Plutarque na plus de peine à concevoir comment on a pu expérimenter que les démons vivaient ce temps-là. De plus, il remarque dans le nombre de sept mille neuf cent vingt de certaines perfections pythagoriciennes qui le rendent tout à fait digne de marquer la durée de la vie des démons. Voilà les raisonnements de cette antiquité si vantée.
Des poèmes dHomère et dHésiode, les démons ont passé dans la philosophie de Platon. Il ne peut être trop loué de ce quil est celui dentre les Grecs qui a conçu la plus haute idée de Dieu ; mais cela même la jeté dans de faux raisonnements. Parce que Dieu est infiniment élevé au-dessus des hommes, il a cru quil devait y avoir entre lui et nous des espèces moyennes qui fissent la communication de deux extrémités si éloignées, et par le moyen desquelles laction de Dieu passât jusquà nous. Dieu, disait-il, ressemble à un triangle qui a ses trois côtés égaux, les démons à un triangle qui nen a que deux égaux, et les hommes à un triangle qui les a inégaux tous les trois. Lidée est assez belle, il ne lui manque que dêtre mieux fondée.
Mais quoi ! ne se trouve-t-il pas après tout que Platon a raisonné juste ? Et ne savons-nous pas certainement, par lÉcriture sainte, quil y a des génies, ministres des volontés de Dieu, et ses messagers auprès des hommes ? Nest-il pas admirable que Platon ait découvert cette vérité par ses seules lumières naturelles ?
Javoue que Platon a deviné une chose qui est vraie, et cependant je lui reproche de lavoir devinée. La révélation nous assure de lexistence des anges et des démons ; mais il nest point permis à la raison humaine de nous en assurer. On est embarrassé de cet espace infini qui est entre Dieu et les hommes, et on le remplit de génies et de démons ; mais de quoi remplira-t-on lespace infini qui sera entre Dieu et ces génies, ou ces démons mêmes ? Car de Dieu à quelque créature que ce soit, la distance est infinie. Comme il faut que laction de Dieu traverse, pour ainsi dire, ce vide infini pour aller jusquaux démons, elle pourra bien aller aussi jusquaux hommes, puisquils ne sont plus éloignés que de quelques degrés qui nont nulle proportion avec ce premier éloignement. Lorsque Dieu traite avec les hommes, par le moyen des anges, ce nest pas à dire que les anges soient nécessaires pour cette communication, ainsi que Platon le prétendait ; Dieu les y emploie pour des raisons que la philosophie ne pénétrera jamais, et qui ne peuvent être parfaitement connues que de lui seul.
Selon lidée que donne la comparaison des triangles, on voit que Platon avait imaginé les démons, afin que, de créature plus parfaite en créature plus parfaite, on montât enfin jusquà Dieu, de sorte que Dieu naurait que quelques degrés de perfection par-dessus la première des créatures. Mais il est visible que, comme elles sont toutes infiniment imparfaites à son égard, parce quelles sont toutes infiniment éloignées de lui, les différences de perfection qui sont entre elles disparaissent dès quon les compare avec Dieu : ce qui les élève les unes au-dessus des autres, ne les approche pourtant pas de lui.
Ainsi, à ne consulter que la raison humaine, on na besoin de démons, ni pour faire passer laction de Dieu jusquaux hommes, ni pour mettre entre Dieu et nous quelque chose qui approche de lui, plus que nous ne pouvons en approcher.
Peut-être Platon lui-même nétait-il pas aussi sûr de lexistence de ses démons que les platoniciens lont été depuis. Ce qui me le fait soupçonner, cest quil met lAmour au nombre des démons ; car il mêle souvent la galanterie avec la philosophie, et ce nest pas la galanterie qui lui réussit le plus mal. Il dit que lAmour est fils du dieu des richesses et de la pauvreté ; quil tient de son père la grandeur de courage, lélévation des pensées, linclination à donner, la prodigalité, la confiance en ses propres forces, lopinion de son mérite, lenvie davoir toujours la préférence ; mais quil tient de sa mère cette indigence qui fait quil demande toujours, cette importunité avec laquelle il demandait, cette timidité qui lempêche quelquefois doser demander, cette disposition quil a à la servitude, et cette crainte dêtre méprisé quil ne peut jamais perdre. Voilà, à mon sens, une des plus jolies fables qui se soient jamais faites. Il est plaisant que Platon en fît quelquefois daussi galantes et daussi agréables quavait pu faire Anacréon lui-même, et quelquefois aussi ne raisonnât pas plus solidement que naurait fait Anacréon. Cette origine de lAmour explique parfaitement bien toutes les bizarreries de sa nature ; mais aussi on ne sait plus ce que cest que les démons, du moment que lAmour en est un. Il ny a pas dapparence que Platon ait entendu cela dans un sens naturel et philosophique, ni quil ait voulu dire que lAmour fût un être hors de nous, qui habitât les airs. Assurément il la entendu dans un sens galant, et alors il me semble quil nous permet de croire que tous ses démons sont de la même espèce que lAmour ; et puisquil mêle de gaieté de coeur des fables dans son système, il ne se soucie pas beaucoup que le reste de son système passe pour fabuleux. Jusquici, nous navons fait que répondre aux raisons qui ont fait croire que les oracles avaient quelque chose de surnaturel ; commençons présentement à attaquer cette opinion.
Que de grandes sectes de philosophes païens nont point cru quil y eût rien de surnaturel dans les oracles.
Si au milieu de la Grèce même, où tout retentissait doracles, nous avions soutenu que ce nétaient que des impostures, nous naurions étonné personne par la hardiesse de ce paradoxe, et nous naurions point eu besoin de prendre des mesures pour le débiter secrètement. La philosophie sétait partagée sur le fait des oracles ; les platoniciens et les stoïciens tenaient leur parti : mais les cyniques, les péripatéticiens et les épicuriens sen moquaient hautement. Ce quil y avait de miraculeux dans les oracles, ne létait pas tant que la moitié des savants de la Grèce ne fussent encore en liberté de nen rien croire, et cela malgré le préjugé commun à tous les Grecs, qui mérite dêtre compté pour quelque chose.
Eusèbe (liv. IV de la Préparation évangélique) nous dit que six cents personnes dentre les païens avaient écrit contre les oracles : mais je crois quun certain Oenomaos, dont il nous parle, et dont il nous a conservé quelques fragments, est un de ceux dont les ouvrages méritent le plus dêtre regrettés.
Il y a plaisir à voir, dans ses fragments qui nous restent, cet Oenomaos, plein de la liberté cynique, argumenter sur chaque oracle contre le Dieu qui la rendu, et le prendre lui-même à partie. Voici, par exemple, comment il traite le dieu de Delphes, sur ce quil avait répondu à Crésus : « Crésus, en passant le fleuve Halis, renversera un grand empire. »
En effet, Crésus, en passant le fleuve Halis, attaqua Cyrus, qui, comme tout le monde sait, vint fondre sur lui et le dépouilla de tous ses États.
« Tu tétais vanté dans un autre oracle rendu à Crésus, dit Oenomaos à Apollon, que tu savais le nombre des grains de sable : tu tétais bien fait valoir sur ce que tu voyais de Delphes cette tortue que Crésus faisait cuire en Lydie dans le même moment. Voilà de belles connaissances pour en être si fier ! Quand on te vient consulter sur le succès quaura la guerre de Crésus et de Cyrus, tu demeures court ; car si tu lis dans lavenir ce qui en arrivera, pourquoi te sers-tu de façons de parler quon ne peut entendre ? Ne sais-tu point quon ne les entendra pas ? Si tu le sais, tu te plais donc à te jouer de nous ? Si tu ne le sais point, apprends de nous quil faut parler plus clairement, et quon ne tentend point. Je te dirai même que, si tu as voulu te servir déquivoques, le mot grec par lequel tu exprimes que Crésus renversera un grand empire nest pas bien choisi, et quil ne peut signifier que la victoire de Crésus sur Cyrus. Sil faut nécessairement que les choses arrivent, pourquoi nous amuser avec tes ambiguïtés ? Que fais-tu à Delphes, malheureux, occupé, comme tu es, à nous chanter des prophéties inutiles ? Pourquoi tous ces sacrifices que nous te faisons ? Quelle fureur nous possède ! »
Mais cet Oenomaos est encore de plus mauvaise humeur sur cet oracle que rendit Apollon aux Athéniens, lorsque Xerxès fondit sur la Grèce avec toutes les forces de lAsie. La Pythie leur donna pour réponse que Minerve, protectrice dAthènes, tâchait en vain, par toutes sortes de moyens, dapaiser la colère de Jupiter ; que cependant Jupiter, en faveur de sa fille, voulait bien souffrir que les Athéniens se sauvassent dans des murailles de bois, et que Salamine verrait la perte de beaucoup denfants chers à leurs mères, soit quand Cérès serait dispersée, soit quand elle serait ramassée. Sur cela Oenomaos perd entièrement le respect pour le dieu de Delphes.
« Ce combat du père et de la fille, dit-il, sied bien à des dieux ; il est beau quil y ait dans le ciel des inclinations et des intérêts contraires. Jupiter est courroucé contre Athènes, il a fait venir contre elle toutes les forces de lAsie ; mais sil na pas pu la ruiner autrement, sil navait plus de foudres, sil a été réduit à emprunter des forces étrangères, comment a-t-il eu le pouvoir de réunir contre cette ville toutes les forces de lAsie ? Après cela cependant il permet quon se sauve dans des murailles de bois ; sur qui donc tombera sa colère ? Sur des pierres ? Beau devin, tu ne sais point à qui seront ces enfants dont Salamine verra la perte, sils seront Grecs ou Perses ; il faut bien quils soient de lune ou de lautre armée : mais ne sais-tu point du moins quon verra que tu ne le sais point ? Tu caches le temps de la bataille sous ces belles expressions poétiques, « soit quand Cérès sera dispersée, soit quand elle sera ramassée » ; tu veux nous éblouir par ce langage pompeux : mais ne sait-on pas bien quil faut quune bataille navale se donne au temps des semailles ou de la moisson ? Apparemment ce ne sera pas en hiver. Quoi quil arrive, tu te tireras daffaire par le moyen de ce Jupiter que Minerve tâche dapaiser. Si les Grecs perdent la bataille, Jupiter a été inexorable ; sils la gagnent, Jupiter sest enfin laissé fléchir. Tu dis, Apollon, quon fuie dans des murs de bois ; tu conseilles, tu ne devines pas. Moi qui ne sais point deviner, jen eusse bien dit autant ; jeusse bien jugé que leffet de la guerre serait tombé sur Athènes ; et que, puisque les Athéniens avaient des vaisseaux, le meilleur pour eux était dabandonner leur ville et de se mettre tous sur la mer. »
Telle était la vénération que de grandes sectes de philosophes avaient pour les oracles, et pour les dieux quon en croyait auteurs. Il est assez plaisant que toute la religion païenne ne fût quun problème de philosophie. Les dieux prennent-ils soin des affaires des hommes ? nen prennent-ils pas soin ? Cela est essentiel ; il sagit de savoir si on les adorera, ou si on les laissera là sans aucun culte : tous les peuples ont déjà pris le parti dadorer ; on ne voit de tous côtés que temples, que sacrifices ; cependant une grande secte de philosophes soutient publiquement que ces sacrifices, ces temples, ces adorations sont autant de choses inutiles, et que les dieux, loin de sy plaire, nen ont aucune connaissance. Il ny a point de Grec qui naille consulter les oracles sur ses affaires ; mais cela nempêche pas que dans trois grandes écoles de philosophie, on ne traite hautement les oracles dimpostures.
Quil me soit permis de pousser un peu plus loin cette réflexion ; elle pourra servir à faire entendre ce que cétait que la religion chez les païens. Les Grecs, en général, avaient extrêmement de lesprit ; mais ils étaient fort légers, curieux, inquiets, incapables de se modérer sur rien, et, pour dire tout ce que jen pense, ils avaient tant desprit, que leur raison en souffrait un peu. Les Romains étaient dun autre caractère ; gens solides, sérieux, appliqués, qui savaient suivre un principe et prévoir de loin une conséquence. Je ne serais pas surpris que les Grecs, sans songer aux suites, eussent traité étourdiment le pour et le contre de toutes choses, quils eussent fait des sacrifices, en disputant si les sacrifices pouvaient toucher les dieux, et quils eussent consulté les oracles, sans être assurés que les oracles ne fussent pas de pures illusions. Apparemment les philosophes sintéressaient assez peu au gouvernement pour ne se pas soucier de choquer la religion dans leurs disputes, et peut-être le peuple navait pas assez de foi aux philosophes pour abandonner la religion, ni pour y rien changer sur leur parole, et enfin la passion dominante des Grecs était de discourir sur toutes les matières, à quelque prix que ce pût être. Mais il est sans doute plus étonnant que les Romains, et les plus habiles dentre les Romains, et ceux qui savaient le mieux combien la religion tirait à conséquence pour la politique, aient osé publier des ouvrages où non seulement ils mettaient leur religion en question, mais même la tournaient entièrement en ridicule. Je parle de Cicéron, qui, dans ses livres de la Divination, na rien épargné de ce qui était le plus saint à Rome. Après quil a fait voir assez vivement à ceux contre qui il dispute, quelle extrême folie cétait de consulter les entrailles danimaux, il les réduit à répondre que les dieux, qui sont tout-puissants, changent les entrailles dans le moment du sacrifice, afin de marquer par elles leur volonté et lavenir. Cette réponse était de Chrysippe, dAntipater et de Posidonius, tous grands philosophes, et chefs du parti des stoïciens.
« Ah ! que dites-vous ? reprend Cicéron, il ny a point de vieilles si ridicules que vous. Croyez-vous que le même veau ait le foie bien disposé, sil est choisi pour le sacrifice par une certaine personne, et mal disposé, sil est choisi par une autre ? Cette disposition de foie peut-elle changer en un instant, pour saccommoder à la fortune de ceux qui sacrifient ? Ne voyez-vous pas que cest le hasard qui fait le choix des victimes ? Lexpérience même ne vous lapprend-elle pas ? Car souvent les entrailles dune victime sont tout à fait funestes, et celles de la victime quon immole immédiatement après, sont les plus heureuses du monde. Que deviennent les menaces de ces premières entrailles ? ou comment les dieux se sont-ils apaisés si promptement ? Mais vous dites quun jour il ne se trouva point de coeur à un boeuf que César sacrifiait, et que, comme cet animal ne pouvait pas pourtant vivre sans en avoir un, il faut nécessairement quil se soit retiré dans le moment du sacrifice. Est-il possible que vous ayez assez desprit pour voir quun boeuf na pu vivre sans coeur, et que vous nen ayez pas assez pour voir que ce coeur na pu en un moment senvoler je ne sais où ? »
Et un peu après il ajoute : « Croyez-moi, vous ruinez toute la physique pour défendre lart des aruspices : car ce ne sera pas le cours ordinaire de la nature qui fera naître et mourir toutes choses, et il y aura quelques corps qui viendront de rien, et retourneront dans le néant. Quel physicien a jamais soutenu cette opinion ? il faut pourtant que les aruspices la soutiennent. »
Je ne donne ce passage de Cicéron que comme un exemple de lextrême liberté avec laquelle il insultait la religion quil suivait lui-même ; en mille autres endroits, il ne fait pas plus de grâce aux poulets sacrés, au vol des oiseaux, et à tous les miracles dont les annales des pontifes étaient remplies.
Pourquoi ne lui faisait-on pas son procès sur son impiété ? Pourquoi tout le peuple ne le regardait-il pas avec horreur ? Pourquoi tous les collèges des prêtres ne sélevaient-ils pas contre lui ? Il y a lieu de croire que, chez les païens, la religion nétait quune pratique, dont la spéculation était indifférente. Faites comme les autres, et croyez ce quil vous plaira. Ce principe est fort extravagant ; mais le peuple, qui nen reconnaissait pas limpertinence, sen contentait, et les gens desprit sy soumettaient aisément, parce quil ne les gênait guère.
Aussi voit-on que toute la religion païenne ne demandait que des cérémonies, et nuls sentiments du coeur. Les dieux sont irrités, tous leurs foudres sont prêts à tomber : comment les apaisera-t-on ? Faut-il se repentir des crimes quon a commis ? Faut-il rentrer dans les voies de la justice naturelle, qui devrait être entre tous les hommes ? Point du tout ; il faut seulement prendre un veau de telle couleur, né en tel temps, légorger avec un tel couteau, et cela désarmera les dieux : encore vous est-il permis de vous moquer en vous-même du sacrifice, si vous voulez ; il nen ira pas plus mal.
Apparemment quil en était de même des oracles ; y croyait qui voulait ; mais on ne laissait pas de les consulter. La coutume a sur les hommes une force qui na nullement besoin dêtre appuyée de la raison.
Que dautres que des philosophes ont assez souvent fait peu de cas des oracles.
Les histoires sont pleines doracles, ou méprisés par ceux qui les recevaient, ou modifiés à leur fantaisie. Pactias (Hérodote, liv. I), Lydien, et sujet des Perses, sétant réfugié à Cumes, ville grecque, les Perses ne manquèrent pas denvoyer demander quon le leur livrât. Les Cuméens firent aussitôt consulter loracle des Branchides, pour savoir comment ils en devaient user. Loracle répondit quils livrassent Pactias. Aristodicus, un des premiers de Cumes, qui nétait pas de cet avis, obtint par son crédit quon envoyât une seconde fois vers loracle, et même il se fit mettre du nombre des députés. Loracle ne lui fit que la réponse quil avait déjà faite. Aristodicus, peu satisfait, savisa, en se promenant autour du temple, den faire sortir de petits oiseaux, qui y faisaient leurs nids. Aussitôt, il sortit du sanctuaire une voix qui lui criait :
Détestable mortel, qui te donne la hardiesse de chasser dici ceux qui sont sous ma protection ?
Eh quoi ! grand dieu, répondit bien vite Aristodicus, vous nous ordonnez bien de chasser Pactias, qui est sous la nôtre ?
Oui, je vous lordonne, reprit le dieu, afin que vous, qui êtes des impies, vous périssiez plus tôt, et que vous ne veniez plus importunez les oracles sur vos affaires.
Il parait bien que le dieu était poussé à bout, puisquil avait recours aux injures ; il paraît bien aussi quAristodicus ne croyait pas trop que ce fût un dieu qui rendît ces oracles, puisquil cherchait à lattraper par la comparaison des oiseaux ; et après quil leut attrapé en effet, apparemment il le crut moins dieu que jamais. Les Cuméens eux-mêmes nen devaient être guère persuadés, puisquils croyaient quune seconde députation pouvait le faire dédire, et que du moins il penserait mieux à ce quil devait répondre. Je remarque ici, en passant, que, puisque Aristodicus tendait un piège à ce dieu, il fallait quil eût prévu quon ne lui laisserait pas chasser les oiseaux dun asile si saint sans en rien dire, et que, par conséquent, les prêtres étaient extrêmement jaloux de leurs temples.
Ceux dÉgine (Hérodote, liv. V) ravageaient les côtes de lAttique, et les Athéniens se préparaient à une expédition contre Égine, lorsquil leur vint de Delphes un oracle qui les menaçait dune ruine entière, sils faisaient la guerre aux Éginètes plus tôt que dans trente ans ; mais, ces trente ans passés, ils navaient quà bâtir un temple à Éaque, et entreprendre la guerre, et alors tout devait leur réussir. Les Athéniens, qui brûlaient denvie de se venger, coupèrent loracle par la moitié ; ils ny déférèrent quen ce qui regardait le temple Éaque, et ils le bâtirent sans retardement ; mais pour les trente ans, ils sen moquèrent ; ils allèrent aussitôt attaquer Égine, et eurent tout lavantage. Ce nest point un particulier qui a si peu dégard pour les oracles ; cest tout un peuple, et un peuple très superstitieux.
Il nest pas trop aisé de dire comment les peuples païens regardaient leur religion. Nous avons dit quils se contentaient que les philosophes se soumissent aux cérémonies ; cela nest pas tout à fait vrai. Je ne sache point que Socrate refusât doffrir de lencens aux dieux, ni de faire son personnage comme les autres dans les fêtes publiques ; cependant le peuple lui fit son procès sur les sentiments particuliers quon lui imputait en matière de religion, et quil fallait presque deviner en lui, parce quil ne sen était jamais expliqué ouvertement. Le peuple entrait donc en connaissance de ce qui se traitait dans les écoles de la philosophie ; et comment souffrait-il quon y soutînt hautement tant dopinions contraires au culte établi, et souvent même à lexistence des dieux ? Du moins, il savait parfaitement ce qui se jouait sur les théâtres. Ces spectacles étaient faits pour lui, et il est sûr que jamais les dieux nont été traités avec moins de respect que dans les comédies dAristophane. Mercure, dans le Plutus, vient se plaindre de ce quon a rendu la vue au dieu des richesses, qui auparavant était aveugle ; et de ce que, Plutus commençant à favoriser également tout le monde, les autres dieux à qui on ne fait plus de sacrifices pour avoir du bien, meurent tous de faim. Ils poussent la chose jusquà demander un emploi, quel quil soit, dans une maison bourgeoise, pour avoir du moins de quoi manger. Les Oiseaux dAristophane sont encore bien libres. Toute la pièce roule sur ce quune certaine ville des oiseaux, que lon a dessein de bâtir dans les airs, interromprait le commerce qui est entre les dieux et les hommes, rendrait les oiseaux maîtres de tout, et réduirait les dieux à la dernière misère. Je vous laisse à juger si tout cela est bien dévot. Ce fut pourtant ce même Aristophane qui commença à exciter le peuple contre la prétendue impiété de Socrate. Il y a là je ne sais quoi dinconcevable qui se trouve souvent dans les affaires du monde.
Il est toujours constant par ces exemples, et il le serait encore par une infinité dautres sil en était besoin, que le peuple était quelquefois dhumeur à écouter des plaisanteries sur sa religion. Il en pratiquait les cérémonies seulement pour se délivrer des inquiétudes quil eût pu avoir en ne les pratiquant pas ; mais, au fond, il ne paraît pas quil y eût trop de foi. À légard des oracles, il en usait de même. Le plus souvent, il les consultait pour navoir plus à les consulter, et, sils ne saccommodaient pas à ses desseins, il ne se gênait pas beaucoup pour leur obéir. Ainsi, ce nétait peut-être pas une chose si constante, même parmi le peuple, que les oracles fussent rendus par des divinités.
Après cela, il serait fort inutile de rapporter des histoires de grands capitaines qui ne se sont pas fait une affaire de passer par-dessus des oracles ou des auspices. Ce quil y a de remarquable, cest que cela sest pratiqué même dans les premiers siècles de la république romaine, dans ces temps dune heureuse grossièreté, où lon était si scrupuleusement attaché à la religion et où, comme dit Tite-Live, dans lendroit même que nous allons citer de lui, on :ne connaissait point encore cette philosophie qui apprend à mépriser les dieux. Papirius faisait la guerre aux Samnites, et, dans les conjonctures où lon était, larmée romaine souhaitait avec une extrême ardeur que lon en vînt à un combat. Il fallut auparavant consulter les poulets sacrés, et lenvie de combattre était si générale, que, quoique les poulets ne mangeassent point quand on les mit hors de la cage, ceux qui avaient soin dobserver lauspice ne laissèrent pas de rapporter au consul quils avaient fort bien mangé. Sur cela, le consul promet en même temps à ses soldats et la bataille et la victoire. Cependant, il y eut contestation entre les gardes des poulets sur cet auspice quon avait rapporté à faux. Le bruit en vint jusquà Papirius, qui dit quon lui avait rapporté un auspice favorable et quil sen tenait là ; que si on ne lui avait pas dit la vérité, cétait laffaire de ceux qui prenaient les auspices et que tout le mal devait tomber sur leur tête. Aussitôt, il ordonna quon mît ces malheureux aux premiers rangs, et, avant que lon eût encore donné le signal de la bataille, un trait partit sans que lon sût de quel côté et alla percer le garde des poulets qui avait rapporté lauspice à faux. Dès que le consul sut cette nouvelle, il sécria :
« Les dieux sont ici présents, le criminel est puni ; ils ont déchargé toute leur colère sur celui qui la méritait ; nous navons plus que des sujets despérance. »
Aussitôt, il fit donner le signal et il remporta une victoire entière sur les Samnites.
Il y a bien de lapparence que les dieux eurent moins de part que Papirius à la mort de ce pauvre garde des poulets et que le général en voulut tirer un sujet de rassurer les soldats que le faux auspice pouvait avoir ébranlés. Les Romains savaient déjà de ces sortes de tours dans le temps de leur plus grande simplicité.
Il faut donc avouer que nous aurions grand tort de croire les auspices ou les oracles plus miraculeux que les païens ne les croyaient eux-mêmes. Si nous nen sommes pas aussi désabusés que quelques philosophes et quelques généraux darmées, soyons-le du moins autant que le peuple létait quelquefois.
Mais tous les païens méprisaient-ils les oracles ? Non, sans doute. Eh bien ! quelques particuliers qui ny ont point eu dégard suffisent-ils pour les discréditer entièrement ? À lautorité de ceux qui ny croyaient pas, il ne faut quopposer lautorité de ceux qui y croyaient.
Ces deux autorités ne sont pas égales. Le témoignage de ceux qui croient une chose déjà établie na point de force pour lappuyer, mais le témoignage de ceux qui ne la croient pas a de la force pour la détruire. Ceux qui croient peuvent nêtre pas instruits des raisons de ne point croire ; mais il ne se peut guère que ceux qui ne croient point ne soient point instruits des raisons de croire.
Cest tout le contraire quand la chose sétablit : le témoignage de ceux qui la croient est de soi-même plus fort que celui de ceux qui ne la croient point, car naturellement ceux qui la croient doivent lavoir examinée et ceux qui ne la croient point peuvent ne lavoir pas fait.
Je ne veux pas dire que, dans lun ni dans lautre cas, lautorité de ceux qui croient ou ne croient point soit de décision ; je veux dire seulement que, si on na point dégard aux raisons sur lesquelles les deux partis se fondent, lautorité des uns est tantôt plus recevable, tantôt celle des autres. Cela vient en général de ce que, pour quitter une opinion commune ou pour en recevoir une nouvelle, il faut faire quelque usage de sa raison, bon ou mauvais ; mais il nest point besoin den faire aucun pour rejeter une opinion nouvelle ou pour en prendre une qui est commune. Il faut des forces pour résister au torrent, mais il nen faut point pour le suivre.
Et il nimporte, sur le fait des oracles, que parmi ceux qui y croyaient quelque chose de divin et de surnaturel il se trouve des philosophes dun grand nom, tels que les stoïciens. Quand les philosophes sentêtent une fois dun préjugé, ils sont plus incurables que le peuple même, parce quils sentêtent également et du préjugé et des fausses raisons dont ils le soutiennent. Les stoïciens en particulier, malgré le faste de leur secte, avaient des opinions qui font pitié. Comment neussent-ils pas cru aux oracles ? Ils croyaient bien aux songes ! Le grand Chrysippe ne retranchait de sa créance aucun des points qui entraient dans celle de la moindre femmelette.
Que les anciens chrétiens eux-mêmes nont pas trop cru que les oracles fussent rendus par les démons.
Quoiquil paraisse que les chrétiens savants des premiers siècles aimassent assez à dire que les oracles étaient rendus par les démons, ils ne laissaient pas de reprocher aux païens quils étaient joués par leurs prêtres. Il fallait que la chose fût bien vraie, puisquils la publiaient aux dépens de ce système des démons, quils croyaient leur être si favorable.
Voici comment parle Clément dAlexandrie au troisième livre des Tapisseries : « Vante-nous, si tu veux, ces oracles remplis de folie et dimpertinence, ceux de Claros, dApollon Pythien, de Didyme, dAmphilocus ; tu peux encore y ajouter les augures et les interprètes des songes et des prodiges. Fais-nous paraître aussi, devant lApollon Pythien, ces gens qui devinaient par la farine ou par lorge, et ceux qui ont été estimés parce quils parlaient du ventre. Que les secrets des temples des Égyptiens et que la nécromancie des Étrusques demeurent dans les ténèbres ; toutes ces choses ne sont certainement que des impostures extravagantes et de pures tromperies pareilles à celle des jeux de dés. Les chèvres quon a dressées à la divination et les corbeaux quon a instruits à rendre des oracles ne sont pour ainsi dire que les associés de ces charlatans qui fourbent tous les hommes. »
Eusèbe, au commencement du quatrième livre de sa Préparation évangélique, propose dans toute leur étendue les meilleures raisons qui soient au monde pour prouver que tous les oracles ont pu nêtre que des impostures, et ce nest que sur ces mêmes raisons que je prétends mappuyer dans la suite, quand je viendrai au détail des fourberies des oracles.
Javoue cependant que, quoique Eusèbe sût si bien tout ce qui pouvait empêcher quon les crût surnaturels, il na pas laissé de les attribuer aux démons, et il semble que lautorité dun homme si bien instruit des raisons des deux partis est dun grand préjugé pour le parti quil embrasse.
Mais remarquez quEusèbe, après avoir fort bien prouvé que les oracles ont pu nêtre que des impostures des prêtres, assure, sans détruire ni affaiblir ses premières preuves, quils ont pourtant été le plus souvent rendus par des démons. Il fallait quil apportât quelque oracle non suspect et rendu dans de telles circonstances, que, quoique beaucoup dautres pussent être imputés à lartifice des prêtres, celui-là ny pût jamais être imputé ; mais cest ce quEusèbe ne fait point du tout. Je vois bien que tous les oracles peuvent navoir été que des fourberies, mais je ne le veux pourtant pas croire. Pourquoi ? parce que je suis bien aise dy faire entrer les démons. Voilà une assez pitoyable espèce de raisonnement. Ce serait autre chose si Eusèbe, dans les circonstances des temps où il sest trouvé, navait osé dire ouvertement que les oracles ne fussent pas louvrage des démons ; mais quen faisant semblant de le soutenir, il eût insinué le contraire avec le plus dadresse quil eût pu.
Cest à nous à croire lun ou lautre, selon que nous estimerons plus ou moins Eusèbe. Pour moi, je crois voir clairement que, dans lendroit dont il est question, il ny a placé les démons que par manière dacquit et par un respect forcé quil a eu pour lopinion commune.
Un passage dOrigène, dans son livre septième contre Celse, prouve assez bien quil nattribuait les oracles aux démons que pour saccommoder au temps et à létat où était alors cette grande dispute entre les chrétiens et les païens.
« Je pourrais, dit-il, me servir de lautorité dAristote et des péripatéticiens pour rendre la Pythie fort suspecte ; je pourrais tirer des écrits dÉpicure et de ses sectateurs une infinité de choses qui décréditeraient les oracles et je ferais voir aisément que les Grecs eux-mêmes nen faisaient pas trop de cas ; mais jaccorde que ce nétaient point des fictions ni des impostures ; voyons si en ce cas-là même, à examiner la chose de près, il serait besoin que quelque dieu sen fût mêlé et sil ne serait pas plus raisonnable dy faire présider de mauvais démons et des génies ennemis du genre humain. »
Il paraît assez que naturellement Origène eût cru des oracles ce que nous en croyons ; mais les païens, qui les produisaient pour un titre de la divinité de leur religion, navaient garde de consentir quils ne fussent quun artifice de leurs prêtres. Il fallait donc, pour gagner quelque chose sur les païens, leur accorder ce quils soutenaient si opiniâtrement et leur faire voir que, quand même il y aurait eu du surnaturel dans les oracles, ce nétait pas à dire que la vraie Divinité y eût eu part ; alors, on était obligé de mettre les démons en jeu.
Il est vrai quabsolument parlant, il valait mieux en exclure tout à fait les démons, et que lon eût donné par là une plus grande atteinte à la religion païenne ; mais tout le monde ne pénétrait peut-être pas si avant dans cette matière, et lon croyait faire bien assez lorsque, par lhypothèse des démons, qui satisfait à tout avec deux paroles, on rendrait inutile aux païens toutes les choses miraculeuses quils pouvaient jamais alléguer en faveur de leur faux culte.
Voilà apparemment ce qui fut cause que, dans les premiers siècles de lÉglise, on embrassa si généralement ce système sur les oracles. Nous perçons encore assez dans les ténèbres dune antiquité si éloignée pour y démêler que les chrétiens ne prenaient pas tant cette opinion à cause de la vérité quils y trouvaient quà cause de la facilité quelle leur donnait à combattre le paganisme, et sils renaissaient dans les temps où nous sommes, délivrés, comme nous, des raisons étrangères qui les déterminaient à ce parti, je ne doute point quils ne suivissent presque tous le nôtre.
Jusquici, nous navons fait que lever les préjugés qui sont contraires à notre opinion et que lon tire ou du système de la religion chrétienne, ou de la philosophie, ou du sentiment général des. païens et des chrétiens mêmes. Nous avons répondu à tout cela, non pas en nous tenant simplement sur la défensive, mais le plus souvent même en attaquant. Il faut présentement attaquer encore avec plus de force et faire voir, par toutes les circonstances particulières quon peut remarquer dans les oracles, quils nont jamais mérité dêtre attribués à des génies.
Oracles corrompus.
On corrompait les oracles avec une facilité qui faisait bien voir quon avait affaire à des hommes. La Pythie philippise, disait Démosthène lorsquil se plaignait que les oracles de Delphes étaient toujours conformes aux intérêts de Philippe.
Quand Cléomène, roi de Sparte, voulut dépouiller de la royauté Démarate, lautre roi, sous prétexte quil nétait pas fils dAriston son prédécesseur et quAriston lui-même sétait plaint quil lui était né trop peu de temps après son mariage, on envoya à loracle sur une question si difficile, et, en effet, elle était de la nature de celles qui ne peuvent être décidées que par les dieux. Mais Cléomène avait pris les devants auprès de la supérieure des prêtresses de Delphes ; elle déclara que Démarate nétait point fils dAriston. La fourberie fut découverte quelque temps après, et la prêtresse privée de sa dignité. Il fallait bien venger lhonneur de loracle et tâcher de le réparer.
Pendant quHippias était tyran dAthènes, quelques citoyens quil avait bannis obtinrent de la Pythie, à force dargent, que quand il viendrait des Lacédémoniens la consulter sur quoi que ce pût être, elle leur dit toujours quils eussent à délivrer Athènes de la tyrannie. Les Lacédémoniens, à qui on redisait toujours la même chose à tout propos, crurent enfin que les dieux ne leur pardonneraient jamais de mépriser des ordres si fréquents et prirent les armes contre Hippias, quoiquil fût leur allié.
Si les démons rendaient les oracles, les démons ne manquaient pas de complaisance pour les princes qui étaient devenus redoutables, et on peut remarquer que lenfer avait bien des égards pour Alexandre et pour Auguste. Quelques historiens disent nettement quAlexandre voulut, dautorité absolue, être fils de Jupiter Ammon, et pour lintérêt de sa vanité et pour lhonneur de sa mère, qui était soupçonnée davoir eu quelque amant moins considérable que Jupiter. On y a ajouté quavant daller au temple il fit avertir le dieu de sa volonté, et que le dieu lexécuta de fort bonne grâce. Les autres auteurs tiennent tout au moins que les prêtres imaginèrent deux-mêmes ce moyen de flatter Alexandre. Il ny a que Plutarque qui fonde toute cette divinité dAlexandre sur une méprise du prêtre dAmmon, qui, en saluant ce roi et lui voulant dire en grec : Ô mon fils, prononça dans ces mots S au lieu dun N, parce quétant Libyen, il ne savait pas trop bien prononcer le grec, et ces mots, avec ce changement, signifiaient : Ô fils de Jupiter. Toute la cour ne manqua pas de relever cette faute à lavantage dAlexandre ; et sans doute le prêtre lui-même la fit passer pour une inspiration du dieu qui avait conduit sa langue, et confirma, par des oracles, sa mauvaise prononciation. Cette dernière façon de conter lhistoire est peut-être la meilleure. Les petites origines conviennent assez aux grandes choses.
Auguste fut si amoureux de Livie, quil lenleva à son mari toute grosse quelle était, et ne se donna pas le loisir dattendre quelle fût accouchée pour lépouser. Comme laction était un peu extraordinaire, on en consulta loracle. Loracle, qui savait faire sa cour, ne se contenta pas de lapprouver : il assura que jamais un mariage ne réussissait mieux que quand on épousait une personne déjà grosse. Voilà pourtant, ce me semble, une étrange maxime.
Il ny avait à Sparte que deux maisons dont on pût prendre des rois. Lysandre, un des plus grands hommes que Sparte ait jamais eus, forma le dessein dôter cette distinction trop avantageuse à deux familles et trop injurieuse à toutes les autres, et douvrir le chemin de la royauté à tous ceux qui se sentiraient assez de mérite pour y prétendre. Il fit pour cela un plan si composé et qui embrassait tant de choses, que je métonne quun homme desprit en ait pu espérer quelque succès. Plutarque dit fort bien que cétait comme une démonstration de mathématiques à laquelle on narrive que par de longs circuits. Il y avait une femme dans le Pont qui prétendait être grosse dApollon. Lysandre jeta les yeux sur ce fils dApollon, pour sen servir quand il serait né. Cétait avoir des vues bien étendues. Il fit courir le bruit que les prêtres de Delphes gardaient danciens oracles quil ne leur était pas permis de lire, parce quApollon avait réservé ce droit à quelquun qui serait sorti de son sang et qui viendrait à Delphes faire reconnaître sa naissance. Ce fils dApollon devait être le petit enfant du Pont ; et parmi ces oracles si mystérieux, il devait y en avoir qui eussent annoncé aux Spartiates quil ne fallait donner la couronne quau mérite, sans avoir égard aux familles. Il nétait plus question que de composer des oracles, de gagner le fils dApollon, qui sappelait Silénus, de le faire venir à Delphes et de corrompre les prêtres. Tout cela était fait, ce qui me paraît fort surprenant ; car quelles machines navait-il pas fallu faire jouer ? Déjà Silénus était en Grèce, et il se préparait à saller faire reconnaître à Delphes pour fils dApollon ; mais malheureusement un des ministres de Lysandre fut effrayé, quoique tard, de se voir embarqué dans une affaire si délicate, et il ruina tout.
On ne peut guère voir un exemple plus remarquable de la corruption des oracles ; mais, en le rapportant, je ne veux pas dissimuler ce que mon auteur dissimule : cest que Lysandre avait déjà essayé de corrompre beaucoup dautres oracles et nen avait pu venir à bout. Dodone avait résisté à son argent ; Jupiter Ammon avait été inflexible, et même les prêtres du lieu députèrent à Sparte pour accuser Lysandre ; mais il se tira daffaire par son crédit. La grande prêtresse même de Delphes avait refusé de lui vendre sa voix ; et cela me fait croire quil y avait à Delphes deux collèges qui navaient rien de commun : lun de prêtres et lautre de prêtresses ; car Lysandre, qui ne put corrompre la grande prêtresse, corrompit bien les prêtres. Les prêtresses étaient les seules qui rendissent les oracles de vive voix et qui fissent les enragées sur le trépied ; mais apparemment les prêtres avaient un bureau de prophéties écrites, dont ils étaient les maîtres, les dispensateurs et les interprètes.
Je ne doute point que ces gens-là, pour lhonneur de leur métier, ne fissent quelquefois les difficiles avec ceux qui les voulaient gagner, surtout si on leur demandait des choses dont il ny eût pas lieu despérer beaucoup de succès, telle quétait la nouveauté que Lysandre avait dessein dintroduire dans le gouvernement de Sparte. Peut-être même le parti dAgésilas, qui était alors opposé à celui de Lysandre, avait soupçonné quelque chose de ce projet et avait pris les devants auprès des oracles. Les prêtres dAmmon eussent-ils pris la peine de venir du fond de la Libye à Sparte faire un procès à un homme tel que Lysandre, sils ne se fussent entendus avec ses ennemis et sils ny eussent été poussés par eux ?
Nouveaux établissements doracles.
Les oracles quon établissait quelquefois de nouveau font autant de tort aux démons que les oracles corrompus.
Après la mort dÉphestion, Alexandre voulut absolument, pour se consoler, quÉphestion fût dieu. Tous les courtisans y consentirent sans peine ; aussitôt voilà des temples que lon bâtit à Éphestion en plusieurs villes, des fêtes quon institue en son honneur, des sacrifices quon lui fait, des guérisons miraculeuses quon lui attribue, et, afin quil ny manquât rien, des oracles quon lui fait rendre. Lucien dit quAlexandre, étonné dabord de voir la divinité Éphestion réussir si bien, la crut enfin vraie lui-même, et se sut bon gré de nêtre pas seulement dieu, mais davoir encore le pouvoir de faire des dieux.
Adrien fit les mêmes folies pour le bel Antinous. Il fit bâtir, en mémoire de lui, la ville dAntinopolis, lui donna des temples et des prophètes, dit saint Jérôme. Or, il ny avait des prophètes que dans les temples à oracles. Nous avons encore une inscription grecque qui porte :
A. ANTINOUS
LE COMPAGNON DES DIEUX DEGYPTE
M. Ulpius Apollonius, son prophète.
Après cela on ne sera pas surpris quAuguste ait aussi rendu des oracles, ainsi que nous lapprenons de Prudence. Assurément Auguste valait bien Antinous et Éphestion, qui, selon toutes les apparences, ne durent leur divinité quà leur beauté.
Sans doute ces nouveaux oracles faisaient faire des réflexions à ceux qui étaient le moins du monde capables den faire. Ny avait-il pas assez de sujets de croire quils étaient de la même nature que les anciens, et pour juger de lorigine de ceux dAmphiaraos, de Trophonius, dOrphée, dApollon même, ne suffisait-il pas de voir lorigine de ceux dAntinous, Éphestion et dAuguste ?
Nous ne voyons pourtant pas, à dire le vrai, que ces nouveaux oracles fussent dans le même crédit que les anciens ; il sen fallait beaucoup.
On ne faisait rendre à ces dieux de nouvelle création quautant de réponses quil en fallait pour en pouvoir faire sa cour aux princes ; mais, du reste, on ne les consultait pas bien sérieusement, et quand il était question de quelque chose dimportant, on allait à Delphes. Les vieux trépieds étaient en possession de lavenir depuis un temps immémorial, et la parole dun dieu expérimenté était bien plus sûre que celle de ces dieux qui navaient encore nulle expérience.
Les empereurs romains, qui étaient intéressés à faire valoir la divinité de leurs prédécesseurs, puisquune pareille divinité les attendait, auraient dû tâcher à rendre plus célèbres les oracles des empereurs déifiés comme Auguste, si ce neût été que les peuples, accoutumés à leurs anciens oracles, ne pouvaient prendre la même confiance pour les autres. Je croirais bien même que, quelque penchant quils eussent aux plus ridicules superstitions, ils se moquaient de ces nouveaux oracles, et, en général, de toutes les nouvelles institutions de dieux. Le moyen quon prit laigle qui se lâchait du bûcher dun empereur romain pour lâme de cet empereur qui allait prendre sa place au ciel ?
Pourquoi donc le peuple avait-il été trompé à la première institution des dieux et des oracles ? En voici, je crois, la raison. Pour ce qui regarde les dieux, le paganisme nen a eu que de deux sortes principales : ou des dieux que lon supposait être essentiellement de nature divine, ou des dieux qui ne létaient devenus quaprès avoir été de nature humaine. Les premiers avaient été annoncés par les sages ou par les législateurs avec beaucoup de mystère, et le peuple ni ne les voyait ni ne les avait vus. Les seconds, quoiquils eussent été hommes aux yeux de tout le monde, avaient été érigés en dieux par un mouvement naturel des peuples, touchés de leurs bienfaits. On se formait une idée très relevée des uns parce quon ne les voyait point, et des autres parce quon les aimait ; mais on nen pouvait pas faire autant pour un empereur romain, qui était dieu par ordre de la cour, et non pas par lamour du peuple, et qui, outre cela, venait dêtre homme publiquement.
Quant aux oracles, leur premier établissement nest pas non plus difficile à expliquer. Donnez-moi une demi-douzaine de personnes à qui je puisse persuader que ce nest pas le soleil qui fait le jour, je ne désespérerai pas que des nations entières nembrassent cette opinion. Quelque ridicule que soit une pensée, il ne faut que trouver moyen de la maintenir pendant quelque temps : la voilà qui devient ancienne, et elle est suffisamment prouvée. Il y avait sur le Parnasse un trou, doù il sortait une exhalaison qui faisait danser les chèvres et qui montait à la tête. Peut-être quelquun qui en fut entêté se mit à parler sans savoir ce quil disait, et dit quelque vérité. Aussitôt il faut quil y ait quelque chose de divin dans cette exhalaison ; elle contient la science de lavenir : on commence à ne sapprocher plus de ce trou quavec respect ; les cérémonies se forment peu à peu. Ainsi naquit apparemment loracle de Delphes ; et comme il devait son origine à une exhalaison qui entêtait, il fallait absolument que la Pythie entrât en fureur pour prophétiser. Dans la plupart des autres oracles, la fureur nétait pas nécessaire. Quil y en ait une fois un détabli, vous jugez bien quil va sen établir mille. Si les dieux parlent bien là, pourquoi ne parleront-ils point ici ? Les peuples, frappés du merveilleux de la chose, et avides de lutilité quils en espèrent, ne demandent quà voir naître des oracles, en tous lieux, et puis lancienneté survient à tous ces oracles, qui leur fait tous les biens du monde. Les nouveaux navaient garde de réussir tant : cétaient les princes qui les établissaient. Les peuples croient bien mieux à ce quils ont fait eux-mêmes.
Ajoutez à tout cela que, dans le temps de la première institution et des dieux et des oracles, lignorance était beaucoup plus grande quelle ne fut dans la suite. La philosophie nétait point encore née, et les superstitions les plus extravagantes navaient aucune contradiction à essuyer de sa part. Il est vrai que ce quon appelle le peuple nest jamais fort éclairé ; cependant, la grossièreté dont il est toujours reçoit encore quelque différence selon les siècles ; du moins, il y en a où tout le monde est peuple, et ceux-là sont sans comparaison les plus favorables à létablissement des erreurs. Ce nest donc pas merveille si les peuples faisaient moins de cas des nouveaux oracles que des anciens ; mais cela nempêchait pas que les anciens ne ressemblassent parfaitement aux nouveaux. Ou un démon allait se loger dans un temple Éphestion, pour y rendre des oracles, dès quil avait plu à Alexandre den faire élever un à Éphestion comme à un dieu ; ou, sil se rendait des oracles dans ce temple sans démon, il pouvait bien sen rendre de même dans le temple dApollon Pythien. Or, il serait, ce me semble, fort étrange et fort surprenant quil neût fallu quune fantaisie dAlexandre pour envoyer un démon en possession dun temple, et faire naître par là une éternelle occasion derreur à tous les hommes.
Lieux où étaient les oracles.
Nous allons entrer présentement dans le détail des artifices que pratiquaient les prêtres : cela renferme beaucoup de choses de lantiquité assez agréables et assez particulières.
Les pays montagneux, et par conséquent pleins dantres et de cavernes, étaient les plus abondants en oracles. Telle était la Béotie, qui anciennement, dit Plutarque, en avait une très grande quantité. Remarquez, en passant, que les Béotiens étaient en réputation dêtre les plus sottes gens du monde ; cétait là un bon pays pour les oracles : des sots et des cavernes !
Je ne crois point que le premier établissement des oracles ait été une imposture méditée ; mais le peuple tomba dans quelque superstition qui donna lieu à des gens un peu plus raffinés den profiter. Car les sottises du peuple sont telles, assez souvent, quelles nont pu être prévues ! et quelquefois ceux qui le trompent ne songeaient à rien moins et ont été invités par lui-même à le tromper. Ainsi ma pensée est quon na point mis dabord les oracles dans la Béotie parce quelle est montagneuse, mais que loracle de Delphes ayant une fois pris naissance dans la Béotie de la manière que nous avons dit, les autres, que lon fit à son imitation dans le même pays, furent mis dans des cavernes, parce que les prêtres en avaient reconnu la commodité.
Cet usage ensuite se répandit presque partout. Le prétexte des exhalaisons .divines rendait les cavernes nécessaires ; et il semble de plus que les cavernes inspirent delles-mêmes je ne sais quelle horreur qui nest pas inutile à la superstition. Dans les choses qui ne sont faites que pour frapper limagination des hommes, il ne faut rien négliger. Peut-être la situation de Delphes a-t-elle bien servi à la faire regarder comme une ville sainte. Elle était à moitié chemin de la montagne du Parnasse, bâtie sur un peu de terre-plein et environnée de précipices qui la fortifiaient sans le secours de lart. La partie de la montagne qui était au-dessus avait à peu près la figure dun théâtre, et le cri des hommes et le son des trompettes se multipliaient dans les rochers. Croyez quil ny avait pas jusquà ces échos qui ne valussent leur prix.
La commodité des prêtres et la majesté des oracles demandaient donc également des cavernes ; aussi ne voyez-vous pas un si grand nombre de temples prophétiques en plat pays ; mais, sil y en avait quelques-uns, on savait bien remédier à ce défaut de leur situation : au lieu de cavernes naturelles, on en faisait dartificielles, cest-à-dire de ces sanctuaires qui étaient des espèces dantres où résidait particulièrement la divinité et où dautres que les prêtres nentraient jamais.
Quand la Pythie se mettait sur le trépied, cétait dans son sanctuaire, lieu obscur et éloigné dune certaine petite chambre où se tenaient ceux qui venaient consulter loracle. Louverture même de ce sanctuaire était couverte de feuillages de laurier, et ceux à qui on permettait den approcher navaient garde dy rien voir.
Doù croyez-vous que vienne la diversité avec laquelle les anciens parlent de la forme de leurs oracles ? Cest quils ne voyaient point ce qui se passait dans le fond de leurs temples.
Par exemple, ils ne saccordent point les uns avec les autres sur loracle de Dodone, et cependant, que devait-il y avoir de plus connu des Grecs ? Aristote, au rapport de Suidas, dit quà Dodone il y a deux colonnes, sur lune desquelles est un bassin dairain, et sur lautre la statue dun enfant qui tient un fouet, dont les cordes, étant aussi dairain, font du bruit contre le bassin lorsquelles y sont poussées par le vent.
Démon, suivant le même Suidas, dit que loracle de Jupiter Dodonéen est tout environné de bassins qui, aussitôt que lun est poussé contre lautre, se communiquent ce mouvement en rond, et fond un bruit qui dure assez de temps.
Dautres disent que cétait un chêne résonnant qui secouait ses branches et ses feuilles lorsquil était consulté, et qui déclarait ses volontés par des prêtresses nommées Dodonides.
Il paraît bien, par tout cela, quil ny avait que le bruit de constant, parce quon lentendait de dehors ; mais comme on ne voyait point le dedans du lieu où se rendait loracle, on ne savait que par conjecture ou par le rapport infidèle des prêtres ce qui causait le bruit. Il se trouve pourtant dans lhistoire que quelques personnes ont eu le privilège dentrer dans ces sanctuaires ; mais ce nétaient pas des gens moins considérables quAlexandre et Vespa-sien. Strabon rapporte de Callisthène quAlexandre entra seul avec le prêtre dans le sanctuaire dAmmon, et que tous les autres nentendirent loracle que de dehors.
Tacite dit aussi que Vespasien, étant à Alexandrie et ayant déjà des desseins sur lempire, voulut consulter loracle de Sérapis, mais quil fit auparavant sortir tout le monde du temple. Peut-être cependant nentra-t-il pas pour cela dans le sanctuaire. À ce compte, les exemples dun tel privilège seront très rares, car mon auteur avoue quil nen connaît point dautres que ces deux-là, si ce nest peut-être quon y veuille ajouter ce que Tacite dit de Titus, à qui le prêtre de la Vénus de Paphos ne voulut découvrir quen secret beaucoup de grandes choses qui regardaient les desseins quil méditait alors ; mais cet exemple prouve encore moins que celui de Vespasien la liberté que les prêtres accordaient aux grands dentrer dans les sanctuaires de leurs temples. Sans doute il fallait un grand crédit pour les obliger à la confidence de leurs mystères, et même ils ne la faisaient quà des princes naturellement intéressés à leur garder le secret, et qui, dans le cas où ils se trouvaient, avaient quelque raison particulière de faire valoir les oracles.
Dans ces sanctuaires ténébreux étaient cachées toutes les machines des prêtres, et ils y entraient par des conduits souterrains. Rufin nous décrit le temple de Sérapis tout plein de chemins couverts ; et, pour rapporter un témoignage encore plus fort que le sien, lÉcriture sainte ne nous apprend-elle pas comment Daniel découvrit limposture des prêtres de Bélus, qui savaient bien rentrer secrètement dans son temple pour prendre les viandes quon y avait offertes ? Il me semble que cette histoire seule devait décider toute la question en notre faveur. Il sagit là dun des miracles du paganisme qui était cru le plus universellement, de ces victimes que les dieux prenaient la peine de venir manger eux-mêmes. LÉcriture attribue-t-elle ce prodige aux démons ? Point du tout, mais à des prêtres imposteurs ; et cest là la seule fois où lÉcriture sétend un peu sur un prodige du paganisme ; et en ne nous avertissant point que tous les autres nétaient pas de la même nature, elle nous donne à entendre fort clairement quils en étaient. Combien, après tout, devait-il être plus aisé de persuader aux peuples que les dieux descendaient dans des temples pour leur parler, leur donner des instructions utiles, que de leur persuader quils venaient manger des membres de chèvres et de moutons ? Et si les prêtres mangeaient bien en la place des dieux, à plus forte raison pouvaient-ils parler aussi en leur place.
Les voûtes des sanctuaires augmentaient la voix et faisaient un retentissement qui imprimait de la terreur ; aussi voyez-vous dans tous les poètes que la Pythie poussait une voix plus quhumaine ; peut-être même les trompettes, qui multipliaient le son, nétaient-elles pas alors tout à fait inconnues ; peut-être le chevalier Morland na-t-il fait que renouveler un secret que les prêtres païens avaient su avant lui, et dont ils avaient mieux aimé tirer du profit, en ne le publiant pas, que de lhonneur en le publiant. Du moins, le P. Kirker assure quAlexandre avait une de ces trompettes avec laquelle il se faisait entendre de toute son armée en même temps.
Je ne veux pas oublier une bagatelle qui peut servir à marquer lextrême application que les prêtres avaient à fourber. Du sanctuaire ou du fond des temples il sortait quelquefois une vapeur très agréable, qui remplissait tout le lieu où étaient les consultants. Cétait larrivée du dieu qui parfumait tout. Juger si des gens qui poussaient jusquà ces minuties, presque inutiles, lexactitude de leurs impostures, pouvaient rien négliger dessentiel.
Distinctions de jours et autres mystères des oracles.
Les prêtres noubliaient aucune sorte de précaution. Ils marquaient à leur gré de certains jours où il nétait point permis de consulter loracle. Cela avait un air mystérieux, ce qui est déjà beaucoup en pareilles matières ; mais la principale utilité quils en retiraient, cest quils pouvaient vous renvoyer sur ce prétexte, sils avaient des raisons pour ne pas vouloir vous répondre, ou que, pendant ce temps de silence, ils prenaient leurs mesures et faisaient leurs préparatifs.
À loccasion de ces prétendus jours malheureux, il fut rendu à Alexandre un des plus jolis oracles qui ait jamais été. Il était allé à Delphes pour consulter le dieu, et la prêtresse, qui prétendait quil nétait point alors permis de linterroger, ne voulait point entrer dans le temple.
Alexandre, qui était brusque, la prit par le bras pour ly mener de force, et elle sécria :
Ah ! mon fils, on ne peut te résister.
Je nen veux pas davantage, dit Alexandre, cet oracle me suffit.
Les prêtres avaient encore un secret pour gagner du temps, quand il leur plaisait. Avant que de consulter loracle, il fallait sacrifier ; et si les entrailles des victimes nétaient pas heureuses, le dieu nétait pas encore en humeur de répondre. Et qui jugeait des entrailles des victimes ? Les prêtres. Le plus souvent même, ainsi quil paraît par beaucoup dexemples, ils étaient seuls à les examiner ; et tel quon obligeait à recommencer le sacrifice, avait pourtant immolé un animal dont le coeur et le foie étaient les plus beaux du monde.
Ce quon appelait les mystères et les cérémonies secrètes dun dieu était sans doute un des meilleurs artifices que les prêtres eussent imaginés pour leur sûreté. Ils ne pouvaient si bien couvrir leur jeu, que bien des gens ne soupçonnassent la fourberie. Ils savisèrent détablir de certains mystères qui engageaient à un secret inviolable ceux qui y étaient initiés.
Il est vrai quil y avait de ces mystères dans des temples qui navaient point doracles ; mais il y en avait aussi dans beaucoup de temples à oracles, par exemple, dans celui de Delphes. Plutarque, dans ce dialogue si souvent cité, dit quil ny avait personne à Delphes, ni dans tout ce pays, qui ne fût initié aux mystères. Ainsi tout était dans la dépendance des prêtres ; si quelquun eût osé ouvrir la bouche contre eux, on eût bien crié à lathée et à limpie et on lui eût fait des affaires dont il ne se fût jamais tiré.
Sans les mystères, les habitants de Delphes neussent pas laissé dêtre toujours engagés à garder le secret aux prêtres sur leurs friponneries, car Delphes était une ville qui navait point dautre revenu que celui de son temple, et qui ne vivait que doracles ; mais les prêtres sassuraient encore mieux de ces peuples en se les attachant par le double lien de lintérêt et de la superstition. On eût été bien reçu à parler contre les oracles dans une telle ville !
Ceux quon initiait aux mystères donnaient des assurances de leur discrétion ; ils étaient obligés à faire aux prêtres une confession de tout ce quil y avait de plus caché dans leur vie, et cétait après cela à ces pauvres initiés à prier les prêtres de leur garder le secret.
Ce fut sur cette confession quun Lacédémonien, qui sallait faire initier aux mystères de Samothrace, dit brusquement aux prêtres :
Si jai fait des crimes, les dieux le savent bien. Un autre répondit à peu près de la même façon.
Est-ce à toi ou au dieu quil faut confesser ses crimes ?
Cest au dieu, dit le prêtre.
Eh bien, retire-toi donc, reprit le Lacédémonien, et je les confesserai au dieu.
Tous ces Lacédémoniens navaient pas extrêmement lesprit de dévotion. Mais ne pouvait-il pas se trouver quelque impie qui allât, avec une fausse confession, se faire initier aux mystères et qui en découvrit ensuite toute lextravagance et publiât la fourberie des prêtres ?
Je crois que ce malheur a pu arriver, et je crois aussi que les prêtres le prévenaient autant quil leur était possible. Ils voyaient bien à qui ils avaient affaire, et je vous garantis que les deux Lacédémoniens dont nous venons de parler ne furent point reçus. De plus, on avait déclaré les épicuriens incapables dêtre initiés aux mystères, parce que cétaient des gens qui faisaient profession de sen moquer, et je ne crois pas même quon leur rendît doracles. Ce nétait pas une chose difficile que de les reconnaître ; tous ceux dentre les Grecs qui se mêlaient un peu de littérature, faisaient choix dune secte de philosophie, et le surnom quils tiraient de leur secte était presque ce quest parmi nous celui quon prend dune terre. On distinguait, par exemple, trois Démétrius parce que lun était Démétrius le Cynique, lautre Démétrius le Stoïcien, lautre Démétrius le Péripatéticien.
La coutume dexclure les épicuriens de tous les mystères était si générale et si nécessaire pour la sûreté des choses sacrées, quelle fut prise par ce grand fourbe dont Lucien nous décrit si agréablement la vie, cet Alexandre qui joua si longtemps les Grecs avec ses serpents. Il avait même ajouté les chrétiens aux épicuriens, parce quà son égard ils ne valaient pas mieux les uns que les autres ; et avant que de commencer ses cérémonies, il criait : « Quon chasse dici les chrétiens » ; à quoi le peuple répondait, comme en une espèce de choeur : « Quon chasse les épicuriens. » Il fit bien pis ; car, se voyant tourmenté par ces deux sortes de gens, qui, quoique poussés par différents intérêts, conspiraient à tourner ces cérémonies en ridicule, il déclara que le Pont, où il faisait alors sa demeure, se remplissait dimpies, et que le dieu dont il était le prophète ne parlerait plus, si on ne len voulait défaire ; et sur cela il fit courir sus aux chrétiens et aux épicuriens.
LApollon de Daphné, faubourg dAntioche, était dans la même peine, lorsque, du temps de Julien lApostat, il répondit à ceux qui lui demandaient la cause de son silence, quil sen fallait prendre à de certains morts enterrés dans le voisinage. Ces morts étaient des martyrs chrétiens, et entre autres saint Babylas. On veut communément que ce fût la présence de ces corps bienheureux qui était aux démons le pouvoir de parler dans loracle ; mais il y a plus dapparence que le grand concours de chrétiens qui se faisait aux sépulcres de ces martyrs incommodait les prêtres dApollon, qui naimaient pas à avoir pour témoins de leurs actions des ennemis clairvoyants, et quils tâchèrent par ce faux oracle dobtenir dun empereur païen quil fit jeter hors de là ces corps dont le dieu se plaignait.
Pour revenir présentement aux artifices dont les oracles étaient pleins, et pour comprendre en une seule réflexion toutes celles quon peut faire là-dessus, je voudrais bien quon me dit pourquoi les démons ne pouvaient prédire lavenir que dans des trous, dans des cavernes et dans des lieux obscurs, et pourquoi ils ne savisaient jamais danimer une statue, ou de faire parler une prêtresse dans un carrefour, exposée de toutes parts aux yeux de tout le monde.
On pourra dire que les oracles qui se rendaient sur des billets cachetés, et plus encore ceux qui se rendaient en songe, avaient absolument besoin de démons ; mais il nous sera bien aisé de faire voir quils navaient rien de plus miraculeux que les autres.
Des oracles qui se rendaient sur les billets cachetés.
Les prêtres nétaient pas scrupuleux jusquau point de noser décacheter les billets quon leur apportait : il fallait quon les laissât sur lautel, après quoi on fermait le temple, où les prêtres savaient bien rentrer sans quon sen aperçût ; ou bien il fallait mettre ces billets entre les mains des prêtres, afin quils dormissent dessus et reçussent en songe la réponse quil y fallait faire ; et dans lun et lautre cas, ils avaient le loisir et la liberté de les ouvrir. Ils savaient pour cela plusieurs secrets, dont nous voyons quelques-uns mis en pratique par le faux prophète de Lucien. On peut les voir dans Lucien même, si lon est curieux dapprendre comment on pouvait décacheter les billets des anciens sans quil y parût.
Assurément, on sétait servi de quelquun de ces secrets pour ouvrir le billet que ce gouverneur de Cilicie, dont parle Plutarque, avait envoyé à loracle de Mopsus, qui était à Malle, ville de cette province. Le gouverneur ne savait que croire des dieux ; il était obsédé dépicuriens, qui lui avaient jeté beaucoup de doutes dans lesprit. Il se résolut, comme dit agréablement Plutarque, denvoyer un espion chez les dieux, pour apprendre ce qui en était. Il lui donna un billet bien cacheté pour le porter à loracle de Mopsus. Cet envoyé dormit dans le temple, et vit en songe un homme fort bien fait qui lui dit noir. Il porta cette réponse au gouverneur. Elle parut très ridicule à tous les épicuriens de sa cour ; mais il en fut frappé détonnement et dadmiration ; et en leur ouvrant son billet, il leur montra ces mots quil y avait écrits : T'immolerai-je un boeuf blanc ou noir ? Après ce miracle, il fut toute sa vie fort dévot au dieu Mopsus. Nous éclaircirons ensuite ce qui regarde le songe ; il suffit présentement que le billet avait pu être décacheté et refermé avec adresse. Il avait toujours fallu le porter au temple, et il neût pas été nécessaire quil fût sorti des mains du gouverneur, si un démon eût dû y répondre.
Si les prêtres nosaient se hasarder à décacheter les billets, ils tâchaient de savoir adroitement ce qui amenait les gens à loracle. Dordinaire, cétaient des gens considérables, qui avaient dans la tête quelque dessein ou quelque passion qui nétait pas inconnue dans le monde. Les prêtres avaient tant de commerce avec eux, à loccasion des sacrifices quil fallait faire, ou des délais quil fallait observer avant que loracle parlât, quil nétait pas trop difficile de tirer de leur bouche, ou du moins de conjecturer quel était le sujet de leur voyage. On leur faisait recommencer sacrifices sur sacrifices, jusquà ce quon se fût éclairci. On les mettait entre les mains de certains menus officiers du temple, qui, sous prétexte de leur en montrer les antiquités, les statues, les peintures, les offrandes, avaient lart de les faire parler sur leurs affaires. Ces antiquaires, pareils à ceux qui vivent aujourdhui de ce métier en Italie, se trouvaient dans tous les temples un peu considérables. Ils savaient par coeur tous les miracles qui sy étaient faits ; ils vous faisaient bien valoir la puissance et les merveilles du dieu ; ils vous contaient fort au long lhistoire de chaque présent quon lui avait consacré. Sur cela, Lucien dit assez plaisamment que tous ces gens-là ne vivaient et ne subsistaient que de fables, et que dans la Grèce on eût été bien fâché dapprendre des vérités dont il neût rien coûté. Si ceux qui venaient consulter loracle ne parlaient point, leurs domestiques se taisaient-ils ? Il faut savoir que dans une ville à oracle, il ny avait presque que des officiers de loracle. Les uns étaient prophètes et prêtres ; les autres poètes, qui habillaient en vers les oracles rendus en prose ; les autres simples interprètes ; les autres petits sacrificateurs, qui immolaient les victimes et en examinaient les entrailles ; les autres vendeurs de parfums ou dencens, ou de bêtes pour les sacrifices ; les autres antiquaires ; les autres, enfin, nétaient que des hôteliers, que le grand abord des étrangers enrichissait. Tous ces gens-là étaient dans les intérêts de loracle et du dieu ; et si, par le moyen des domestiques et des étrangers, ils découvraient quelque chose qui fût bon à savoir, vous ne devez pas douter que les prêtres nen fussent avertis.
Le faux prophète Alexandre, qui avait établi son oracle dans le Pont, avait bien jusque dans Rome des correspondants, qui lui mandaient les affaires les plus secrètes de ceux qui lallaient consulter.
Par ces moyens, on pouvait répondre même sans avoir besoin de recevoir de billet ; et ces moyens nétaient pas sans doute inconnus aux prêtres de lApollon de Claros, sil est vrai quil suffisait de leur dire le nom de ceux qui les consultaient. Voici comme Tacite en parle au deuxième livre des Annales : « Germanicus alla consulter Apollon de Claros. Ce nest point une femme qui y rend les oracles comme à Delphes, mais un homme quon choisit dans de certaines familles, et qui est presque toujours de Milet. Il suffit de lui dire le nombre et les noms de ceux qui viennent le consulter ; ensuite il se retire dans une grotte, et ayant pris de leau dune source qui y est, il vous répond en vers à ce que vous avez dans lesprit, quoique le plus souvent il soit très ignorant. »
Nous pourrions remarquer ici que lon confiait bien à une femme loracle de Delphes, parce quil nétait question que dy faire la démoniaque ; mais que comme celui de Claros avait plus de difficulté, on ne le donnait quà un homme. Nous pourrions remarquer encore que lignorance du prophète, sur laquelle roule une bonne partie de ce quil y a de miraculeux dans loracle, ne pouvait jamais être fort bien prouvée ; quenfin le démon de loracle, tout démon quil était, ne pouvait se passer de savoir les noms de ceux qui le consultaient. Mais nous nen sommes pas là présentement ; cest assez davoir fait voir comment on pouvait répondre, non seulement à des billets cachetés, mais à de simples pensées. Il est vrai quon ne pouvait pas répondre aux pensées de tout le monde, et que ce que le prêtre de Claros faisait pour Germanicus, il ne leût pas pu faire pour un simple bourgeois de Rome.
Des oracles en songe.
Le nombre est fort grand des oracles qui se rendaient par songes. Cette manière avait plus de merveilleux quaucune autre, et avec cela, elle nétait pas fort difficile dans la pratique.
Le plus fameux de tous ces oracles était celui de Trophonius, dans la Béotie. Trophonius nétait quun simple héros ; mais ses oracles se rendaient avec plus de cérémonies que ceux daucun dieu. Pausanias, qui avait été lui-même le consulter, et qui avait passé par toutes ces cérémonies, nous en a laissé une description fort ample, dont je crois quon sera bien aise de trouver ici un abrégé exact.
Avant que de descendre dans lantre de Trophonius, il fallait passer un certain nombre de jours dans une petite chapelle, quon appelait de la Bonne-Fortune et du Bon-Génie. Pendant ce temps, on recevait des expiations de toutes les sortes : on sabstenait deaux chaudes ; on se lavait souvent dans le fleuve Hircinas, on sacrifiait à Trophonius et à toute sa famille, à Apollon, à Jupiter, surnommé roi, à Saturne, à Junon, à une Cérès-Europe, qui avait été nourrice de Trophonius, et on ne vivait que des chairs sacrifiées. Les prêtres apparemment ne vivaient aussi dautre chose. Il fallait consulter les entrailles de toutes ces victimes, pour voir si Trophonius trouvait bon que lon descendît dans son antre : mais quand elles auraient été toutes les plus heureuses du monde, ce nétait encore rien ; les entrailles qui décidaient étaient celles dun certain bélier quon immolait en dernier lieu. Si elles étaient favorables, on vous menait la nuit au fleuve Hircinas. Là, deux jeunes enfants de douze à treize ans vous frottaient tout le corps dhuile. Ensuite, on vous conduisait jusquà la source du fleuve, et on vous y faisait boire de deux sortes deaux, celles de Léthé, qui effaçaient de votre esprit toutes les pensées profanes qui vous avaient occupé auparavant, et celles de Mnémosyne, qui avaient la vertu de vous faire retenir tout ce que vous deviez voir dans lantre sacré.
Après tous ces préparatifs, on vous faisait voir la statue de Trophonius à qui vous faisiez vos prières ; on vous équipait dune tunique de lin, on vous mettait de certaines bandelettes sacrées, et enfin vous alliez à loracle.
Loracle était sur une montagne, dans une enceinte faite de pierres blanches, sur laquelle sélevaient des obélisques dairain. Dans cette enceinte était une caverne, de la figure dun four, taillée de main dhomme. Là souvrait un trou assez étroit, où lon ne descendait point par des degrés, mais par de petites échelles. Quand on y était descendu, on trouvait une autre petite caverne, dont lentrée était assez étroite. On se couchait à terre : on prenait dans chaque main de certaines compositions de miel, quil fallait nécessairement porter ; on passait les pieds dans louverture de la petite caverne, et aussitôt on se sentait emporté au-dedans avec beaucoup de vitesse.
Cétait là que lavenir se déclarait, mais non pas à tous dune même manière. Les uns voyaient, les autres entendaient. Vous sortiez de lantre, couché par terre, comme vous y étiez entré, et les pieds les premiers. Aussitôt on vous mettait dans la chaise de Mnémosyne, où lon vous demandait ce que vous aviez vu ou entendu. Delà, on vous ramenait dans cette chapelle du Bon-Génie, encore tout étourdi et hors de vous. Vous repreniez vos sens peu à peu, et vous recommenciez à pouvoir rire, car jusque-là la grandeur des mystères et la divinité dont vous étiez rempli vous en avaient bien empêché. Pour moi, il me semble quon neût pas dû attendre si tard pour rire.
Pausanias nous dit quil ny a jamais eu quun homme qui soit entré dans lantre de Trophonius et qui nen soit pas sorti. Cétait un certain espion que Démétrius y envoya pour voir sil ny avait pas dans ce lieu saint quelque chose qui fût bon à piller. On trouva loin de là le corps de ce malheureux, qui navait point été jeté dehors par louverture sacrée de lantre.
Il ne nous est que trop aisé de faire nos réflexions sur tout cela. Quels loisirs navaient pas les prêtres, pendant tous ces différents sacrifices quils faisaient faire, dexaminer si on était propre à être envoyé dans lantre ! Car assurément Trophonius choisissait ses gens et ne recevait pas tout le monde. Combien toutes ces ablutions, et ces expiations, et ces voyages nocturnes, et ces passages dans des cavernes étroites et obscures, remplissaient-elles lesprit de superstition, de frayeur et de crainte ? Combien de machines pouvaient jouer dans ces ténèbres ? Lhistoire de lespion de Démétrius nous apprend quil ny avait pas de sûreté dans lantre pour ceux qui ny apportaient pas de bonnes intentions ; et de plus, quoutre louverture sacrée qui était connue de tout le monde, lantre en avait une secrète qui nétait connue que des prêtres. Quand on sy sentait entraîné par les pieds, on était sans doute tiré par des cordes, et on navait garde de sen apercevoir en y portant les mains, puisquelles étaient embarrassées de ces compositions de miel quil ne fallait pas lâcher. Ces cavernes pouvaient être pleines de parfums et dodeurs qui troublaient le cerveau ; ces eaux de Léthé et de Mnémosyne pouvaient aussi être préparées pour le même effet. Je ne dis rien des spectacles et des bruits dont on pouvait être épouvanté ; et quand on sortait de là tout hors de soi, on disait ce quon avait vu ou entendu à des gens qui, profitant de ce désordre, le recueillaient comme il leur plaisait, y changeaient ce quils voulaient, ou enfin en étaient toujours les interprètes.
Ajoutez à tout cela que de ces oracles qui se rendaient par songes, il y en avait auxquels il fallait se préparer par des jeûnes, comme celui dAmphiaraos (Philostrate, livre Il de la Vie dApollonius), dans lAttique ; que si vos songes ne pouvaient pas recevoir quelque, interprétation apparente, on vous faisait dormir dans le temple sur nouveaux frais ; que lon ne manquait jamais de vous remplir lesprit didées propres à vous faire avoir des songes où il entrât des dieux et des choses extraordinaires ; et quon vous faisait dormir le plus souvent sur des peaux de victimes, qui pouvaient avoir été frottées de quelque drogue qui fit son effet sur le cerveau.
Quand cétaient les prêtres qui, en dormant sur les billets cachetés, avaient eux-mêmes les songes prophétiques, il est clair que la chose est encore plus aisée à expliquer. En vérité, il y avait du superflu dans les soins que prenaient les prêtres païens pour cacher leurs impostures. Si on était assez crédule et assez stupide pour se contenter de leurs songes et pour y ajouter foi, il nétait pas besoin quils laissassent aux autres la liberté den avoir ; ils pouvaient se réserver ce droit à eux seuls, sans quon y eût trouvé à redire. De la manière dont ces peuples étaient faits, cétait leur faire trop dhonneur que de les fourber avec quelque précaution et quelque adresse. Croira-t-on bien quil y avait dans lAchaïe un oracle de Mercure qui se rendait de cette sorte ? Après beaucoup de cérémonies, on parle au dieu à loreille, et on lui demande ce quon veut. Ensuite on se bouche les oreilles avec les mains ; on sort du temple, et les premières paroles quon entend au sortir de là, cest la réponse du dieu. Encore, afin quil fût plus aisé de faire entendre, sans être aperçu, telles paroles quon voudrait, cet oracle ne se rendait que le soir.
Ambiguïté des oracles.
Un des plus grands secrets des oracles, et une des choses qui marquent autant que les hommes sen mêlaient, cest lambiguïté des réponses, et lart quon avait de les accommoder à tous les événements quon pouvait prévoir.
Lorsque Alexandre tomba malade tout dun coup à Babylone, quelques-uns des principaux de sa cour allèrent passer une nuit dans le temple de Sérapis, pour demander à ce dieu sil ne serait point à propos de lui faire apporter le roi, afin quil le guérît. Le dieu répondit quil valait mieux pour Alexandre quil demeurât où il était. Sérapis avait raison ; car sil se le fût fait apporter, et quAlexandre fût mort en chemin, ou même dans le temple, que neût-on pas dit ? Mais si le roi recouvrait sa santé à Babylone, quelle gloire pour loracle ! Sil mourait, cest quil lui était avantageux de mourir, après des conquêtes quil ne pouvait ni augmenter ni conserver. Il sen fallut tenir à cette dernière interprétation, qui ne manqua pas dêtre trouvée à lavantage de Sérapis, sitôt quAlexandre fut mort.
Macrobe dit que quand Trajan eut pris le dessein daller attaquer les Parthes, on le pria den consulter loracle de la ville dHéliopolis, auquel il ne fallait quenvoyer un billet cacheté. Trajan ne se fiait point trop aux oracles, il voulut auparavant éprouver celui-là. Il y envoie un billet cacheté, où il ny avait rien ; on lui en renvoie autant : voilà Trajan convaincu de la divinité de loracle. Il y envoie une seconde fois un autre billet cacheté, par lequel il demandait au dieu sil retournerait à Rome après avoir mis fin à la guerre quil entreprenait. Le dieu ordonna que lon prît une vigne qui était une des offrandes de son temple, quon la mît par morceaux, et quon lapportât à Trajan. Lévénement, dit Macrobe, fut parfaitement conforme à cet oracle ; car Trajan mourut à cette guerre, on reporta à Rome ses os qui avaient été représentés par la vigne rompue.
Tout le monde savait assurément que lempereur songeait à faire la guerre aux Parthes, et quil ne consultait loracle que sur cela ; et loracle eut lesprit de lui rendre une réponse allégorique et si générale, quelle ne pouvait manquer dêtre vraie. Car, que Trajan retournât à Rome victorieux, mais blessé, ou ayant perdu une partie de ses soldats ; quil fût vaincu, et que son armée fût mise en fuite ; quil y arrivât seulement quelque division ; quil en arrivât dans celle des Parthes ; quil en arrivât même dans Rome, en labsence de lempereur ; que les Parthes fussent absolument défaits ; quils ne fussent défaits quen partie ; quils fussent abandonnés de quelques-uns de leurs alliés, la vigne rompue convenait merveilleusement à tous ces cas différents ; il y eût eu bien du malheur, sil nen fût arrivé aucun ; et je crois que les os de lempereur reportés à Rome, sur quoi lon fit tomber lexplication de loracle, étaient pourtant la seule chose à quoi loracle navait point pensé.
À propos de cette vigne, je ne crois pas devoir oublier une espèce doracle qui saccommodait à tout, dont Apulée nous apprend que les prêtres de la déesse de Syrie avaient été les inventeurs. Ils avaient fait deux vers dont le sens était : « Les boeufs attelés coupent la terre, afin que les campagnes produisent leurs fruits. » Avec ces deux vers, il ny avait rien à quoi ils ne répondissent. Si on les venait consulter sur un mariage, cétait la même chose : des boeufs attelés ensemble, des campagnes fécondes. Si on les consultait sur quelque terre que lon voulait acheter, voilà des boeufs pour la labourer, voilà des champs fertiles. Si on les consultait sur un voyage, les boeufs sont attelés et tout prêts à partir, ces campagnes fécondes vous promettent un grand gain. Si on allait à la guerre, ces boeufs, sous le joug, ne nous annoncent-ils pas que vous y mettrez aussi vos ennemis ? Cette déesse de Syrie apparemment naimait pas à parler, et elle avait trouvé moyen de satisfaire, par une seule réponse, à toutes sortes de questions.
Ceux qui recevaient ces oracles ambigus prenaient volontiers la peine dy ajuster lévénement, et se chargeaient eux-mêmes de le justifier. Souvent ce qui navait eu quun sens dans lintention de celui qui avait rendu loracle, se trouvait en avoir deux après lévénement ; et le fourbe pouvait se reposer sur ceux quil fourbait, du soin de sauver son honneur. Quand le faux prophète Alexandre répondit à Rutilien, qui lui demandait quels précepteurs il donnerait à son fils, quil lui donnât Pythagore et Homère, il entendit tout simplement quon lui fit étudier la philosophie et les belles-lettres. Le jeune homme mourut peu de jours après, et on représentait à Rutilien que son prophète sétait bien mépris. Mais Rutilien trouvait, avec beaucoup de subtilité, la mort de son fils annoncée dans loracle parce quon lui donnait pour précepteurs Pythagore et Homère, qui étaient morts.
Fourberies des oracles manifestement découvertes.
Il nest plus question de deviner les finesses des prêtres par des moyens qui pourraient eux-mêmes paraître trop fins : un temps a été quon les a découvertes de toutes parts aux yeux de toute la terre : ce fut quand la religion chrétienne triompha hautement du paganisme sous les empereurs chrétiens.
Théodoret dit que Théophile, évêque dAlexandrie, fit voir à ceux de cette ville les statues creuses où les prêtres entraient par des chemins cachés, pour y rendre les oracles.
Lorsque, par lordre de Constantin, on abattit le temple dEsculape à Égès en Cilicie, « on en chassa, dit Eusèbe dans la Vie de cet empereur, non pas un dieu ni un démon, mais le fourbe qui en avait si longtemps imposé à la crédulité des peuples ». À cela il ajoute, en général, que, dans les simulacres des dieux abattus, on ny trouvait rien moins que des dieux ou des démons ; non pas même quelques malheureux spectres obscurs et ténébreux ; mais seulement du foin et de la paille, ou des ordures, ou des os de morts. Cest de lui que nous apprenons lhistoire de Théotecnus, qui consacra, dans la ville dAntioche, une statue de Jupiter, dieu de lAmitié, à laquelle il fit sans doute rendre des oracles, puisque Eusèbe dit que ce dieu avait des prophètes. Théotecnus se mit par là en si grand crédit, que Maximin le fit gouverneur de toute la province. Mais Lucinius, étant venu à Antioche, et se doutant de limposture, y fit mettre à la question les prêtres et les prophètes de ce nouveau Jupiter. Ils avouèrent tout, et furent punis du dernier supplice, eux et leurs associés, et avant eux tous, Théotecnus leur maître. Le même Eusèbe nous assure encore, au quatrième livre de la Préparation évangélique, que de son temps le plus fameux prophète dentre les païens et leurs théologiens les plus célèbres, dont quelques-uns même étaient magistrats dans leurs villes, avaient été obligés par les tourments dexpliquer en détail tout lappareil de la fourberie des oracles. Sil sagissait présentement de ce que les chrétiens en ont cru, tous ces passages dEusèbe décideraient, ce me semble, la question. On plaçait les démons dans un certain système général qui servait pour les disputes : mais quand on venait à un point de fait particulier, on ne parlait guère deux ; au contraire, on leur donnait nettement lexclusion.
Je ne crois pas quil puisse jamais y avoir de meilleurs témoins contre les démons que les prêtres païens ; ainsi, après leurs dépositions, la chose me paraît terminée. Jajouterai seulement ici un chapitre sur les sorts, non pas pour en découvrir limposture, car cela est compris dans ce que nous avons dit sur les oracles, et de plus elle se découvre assez delle-même, mais pour ne pas oublier une espèce doracles très fameux dans lantiquité.
Des sorts.
Le sort est leffet du hasard, et comme la décision ou loracle de la fortune ; mais les sorts sont les instruments dont on se sert pour savoir quelle est cette décision.
Les sorts étaient le plus souvent des espèces de dés, sur lesquels étaient gravés quelques caractères, ou quelques mots dont on allait chercher lexplication dans des tables faites exprès. Les usages étaient différents sur les sorts : dans quelques temples, on les jetait soi-même ; dans dautres, on les faisait sortir dune urne, doù est venue cette manière de parler si ordinaire aux Grecs, le sort est tombé.
Ce jeu de dés était toujours précédé de sacrifices et de nombreuses cérémonies. Apparemment les prêtres savaient manier les dés ; mais sils ne voulaient pas prendre cette peine, ils navaient quà les laisser aller ; ils étaient toujours maîtres de lexplication.
Les Lacédémoniens allèrent un jour consulter les sorts de Dodone, sur quelque guerre quils entreprenaient ; car outre les chênes parlants, et les colombes, et les bassins, et loracle, il y avait encore des sorts à Dodone. Après toutes les cérémonies faites, sur le point quon allait jeter les sorts avec beaucoup de respect et de vénération, voilà un singe du roi des Molosses, qui, étant entré dans le temple, renverse les sorts et lurne. La prêtresse, effrayée, dit aux Lacédémoniens quils ne devaient pas songer à vaincre, mais seulement à se sauver ; et tous les écrivains (Cicéron, livre Il de la Divination) assurent que jamais Lacédémone ne reçut un présage plus funeste.
Les plus célèbres entre les sorts étaient à Préneste et à Antium, deux petites villes dItalie. À Préneste était la Fortune, et à Antium les Fortunes.
Les Fortunes dAntium avaient cela de remarquable, que cétaient des statues qui se remuaient delles-mêmes, selon le témoignage de Macrobe (livre I, chapitre XXIII), et dont les mouvements différents, ou servaient de réponse, ou marquaient si lon pouvait consulter les sorts.
Un passage de Cicéron, au livre Il de la Divination, où il dit que lon consultait les sorts de Préneste par le consentement de la Fortune, peut faire croire que cette Fortune savait aussi remuer la tête, ou donner quelque autre signe de ses volontés.
Nous trouvons encore quelques statues qui avaient cette même propriété. Diodore de Sicile et Quinte-Curce disent que Jupiter Ammon était porté par quatre-vingts prêtres dans une gondole dor, doù pendaient des coupes dargent ; quil était suivi dun grand nombre de femmes et de filles, qui chantaient des hymnes en langue du pays ; et que ce Dieu, porté par ses prêtres, les conduisait en leur marquant par quelques mouvements où il voulait aller.
Le dieu dHéliopolis de Syrie, selon Macrobe, en faisait autant. Toute la différence était quil voulait être porté par des gens les plus qualifiés de la province, qui eussent longtemps auparavant vécu en continence, et qui se fussent fait raser la tête.
Lucien, dans le traité de la Déesse de Syrie, dit quil a vu un Apollon encore plus miraculeux ; car étant porté sur les épaules de ses prêtres, il savisa de les laisser là, et de se promener dans les airs, et cela aux yeux dun homme tel que Lucien ; ce qui est considérable.
Je suis si las de découvrir les fourberies des prêtres païens, et je suis si persuadé quon est las de men entendre parler, que je ne mamuserai point à dire comment on pouvait faire jouer de pareilles marionnettes.
Dans lOrient, les sorts étaient des flèches, et aujourdhui encore les Turcs et les Arabes sen servent de la même manière. Ézéchiel dit que Nabuchodonosor mêla ses flèches contre Ammon et Jérusalem, et que la flèche sortit contre Jérusalem. Cétait là une belle manière de résoudre auquel de ces deux peuples il ferait la guerre.
Dans la Grèce et dans lItalie, on tirait souvent les sorts de quelque poète célèbre, comme Homère ou Euripide ; ce qui se présentait à louverture du livre était larrêt du ciel. Lhistoire en fournit mille exemples.
On voit même que quelque deux cents ans après la mort de Virgile, on faisait déjà assez de cas de ses vers pour les croire prophétiques, et pour les mettre en la place des sorts qui avaient été à Préneste. Car Alexandre Sévère, encore particulier, et dans le temps que lempereur Héliogabale ne lui voulait pas de bien, reçut pour réponse, dans le temple de Préneste, cet endroit de Virgile dont le sens est : « Si tu peux surmonter les destins contraires, tu seras Marcellus. »
Ici mon auteur se souvient que Rabelais a parlé des sorts virgilianes, que Panurge va consulter sur son mariage ; et il trouve cet endroit du livre aussi savant quil est agréable et badin. Il dit que les bagatelles et les sottises de Rabelais valent souvent mieux que les discours les plus sérieux des autres. Je nai point voulu oublier cet éloge, parce que cest une chose singulière que de la rencontrer au milieu dun traité des oracles, plein de science et dérudition. Il est certain que Rabelais avait beaucoup desprit et de lecture, et un art très particulier de débiter des choses savantes comme de pures fadaises, et de dire de pures fadaises, le plus souvent, sans ennuyer. Cest dommage quil nait vécu dans un siècle qui leût obligé à plus dhonnêteté et de politesse.
Les sorts passèrent jusque dans le christianisme ; on les prit dans les livres sacrés, au lieu que les païens les prenaient dans leurs poètes. Saint Augustin, dans lépître 119 à Januarius, paraît ne désapprouver cet usage que sur ce qui regarde les affaires du siècle. Grégoire de Tours nous apprend lui-même quelle était sa pratique ; il passait plusieurs jours dans le jeûne et dans la prière : ensuite il allait au tombeau de saint Martin, où il ouvrait tel livre de lÉcriture quil voulait, et il prenait pour la réponse de Dieu le premier passage qui soffrait à ses yeux. Si ce passage ne faisait rien au sujet, il ouvrait un autre livre de lÉcriture.
Dautres prenaient pour sort divin la première chose quils entendaient chanter en entrant dans lÉglise.
Mais qui croirait que lempereur Héraclius, délibérant en quel lieu il ferait passer lhiver à son armée, se détermina par cette espèce de sort ? Il fit purifier son armée pendant trois jours, ensuite il ouvrit le livre des Évangiles, et trouva que son quartier dhiver lui était marqué dans lAlbanie. Était-ce là une affaire dont on pût espérer de trouver la décision dans lÉcriture ?
LÉglise est enfin venue à bout dexterminer cette superstition ; mais il lui a fallu du temps. Du moment que lerreur est en possession des esprits, cest merveille si elle ne sy maintient toujours.
Que les oracles nont point cessé au temps de la venue de Jésus-Christ.
La plus grande difficulté qui regarde les oracles est surmontée, depuis que nous avons reconnu que les démons nont point dû y avoir de part. Les oracles étant ainsi devenus indifférents à la religion chrétienne, on ne sintéressera plus à les faire finir précisément à la venue de Jésus-Christ.
Faiblesse des raisons sur lesquelles cette opinion est fondée.
Ce qui a fait croire à la plupart des gens que les oracles avaient cessé à la venue de Jésus-Christ, ce sont les oracles mêmes qui ont été rendus sur le silence des oracles, et laveu des païens qui, vers le temps de Jésus-Christ, disent souvent quils ont cessé.
Nous avons déjà vu la fausseté de ces prétendus oracles, par lesquels un démon, devenu muet, disait lui-même quil était muet. Ils ont été, ou exposés par le trop de zèle des chrétiens, ou trop facilement reçus par leur crédulité.
Voici un de ceux sur lesquels Eusèbe se fonde pour soutenir que la naissance de Jésus-Christ les a fait cesser. Il est tiré de Porphyre, et Eusèbe ne manque jamais de se prévaloir autant quil peut du témoignage de cet ennemi.
« Je tapprendrai la vérité sur les oracles et de Delphes et de Claros, disait Apollon à son prêtre. Autrefois il sortit du sein de la terre une infinité doracles, et des fontaines, et des exhalaisons qui inspiraient des fureurs divines. Mais la terre, par les changements continuels que le temps amène, a repris et fait rentrer en elle-même, et fontaines, et exhalaisons, et oracles. Il ne reste plus que les eaux de Micale, dans les campagnes de Didyme, et celles de Claros, et loracle du Parnasse. »
Sur cela Eusèbe conclut, en général, que tous les oracles avaient cessé.
Il est certain quil y en a du moins trois dexceptés, selon cet oracle quil rapporte lui-même ; mais il ne songe quà ce commencement qui lui est favorable, et ne sinquiète point du reste.
Mais cet oracle de Porphyre nous dit-il quand tous ces autres oracles avaient cessé ? Point du tout. Eusèbe veut lentendre du temps de la venue de Jésus-Christ. Son zèle est louable, mais sa manière de raisonner ne lest pas tout à fait.
Et quand même loracle de Porphyre parlerait du temps de Jésus-Christ, il sensuivrait qualors plusieurs oracles cessèrent, mais quil en resta pourtant quelques-uns.
Eusèbe a peut-être cru que cette exception nétait rien, et quil suffisait que le plus grand nombre doracles eût cessé ; mais cela ne va pas ainsi. Si les oracles ont été rendus par des démons, que la naissance de Jésus-Christ ait condamnés au silence, nul démon na été privilégié. Quil soit resté un seul oracle après Jésus-Christ, il ne men faut pas davantage ; ce nest point sa naissance qui a fait taire les oracles. Cest ici un de ces cas où la moindre exception ruine la proposition générale.
Mais peut-être les démons, à la naissance de Jésus-Christ, ont cessé de rendre des oracles, et les oracles nont pas laissé de continuer, parce que les prêtres les ont contrefaits.
Cette proposition serait sans aucun fondement. Je prouverai que les oracles ont duré quatre cents ans après Jésus-Christ. On na remarqué aucune différence entre ces oracles qui ont suivi la naissance de Jésus-Christ et ceux qui lavaient précédée. Si les prêtres ont si bien fourbe pendant quatre cents ans, pourquoi ne lont-ils pas toujours fait ?
Un des auteurs païens qui ont le plus servi à faire croire que les oracles avaient cessé à la venue de Jésus-Christ, cest Plutarque. Il vivait quelque cent ans après Jésus-Christ, et il a fait un dialogue sur les oracles qui avaient cessé. Bien des gens, sur ce titre seul, ont formé leur opinion et pris leur parti. Cependant Plutarque excepte positivement loracle de Lébadée, cest-à-dire de Trophonius, et celui de Delphes, où il dit quil fallait anciennement deux prêtresses, bien souvent trois, mais qualors cétait assez dune. Du reste, il avoue que les oracles étaient taris dans la Béotie, qui en avait été autrefois une source très féconde.
Tout cela prouve la cessation de quelques oracles et la diminution de quelques autres, mais non pas la cessation entière de tous les oracles ; ce qui serait pourtant absolument nécessaire pour le système commun.
Encore loracle de Delphes nétait-il pas si fort déchu du temps de Plutarque ; car lui-même, dans un autre traité, nous dit que le temple de Delphes était plus magnifique quon ne lavait jamais vu ; quon en avait relevé danciens bâtiments que le temps commençait à ruiner, et quon y en avait ajouté dautres tout modernes ; que même on voyait une petite ville qui, sétant formée peu à peu auprès de Delphes, en tirait sa nourriture comme un petit arbre qui pousse au pied dune grand, et que cette petite ville était parvenue à être plus considérable quelle navait été depuis mille ans. Mais dans ce dialogue même des oracles qui ont cessé, Démétrius Cilicien, lun des interlocuteurs, dit quavant quil commençât ses voyages, les oracles dAmphilochus et de Mopsus en son pays étaient aussi florissants que jamais ; que véritablement depuis quil en était parti, il ne savait pas ce qui leur pouvait être arrivé.
Voilà ce quon trouve dans ce traité de Plutarque, auquel je ne sais combien de gens savants vous renvoient, pour vous prouver que les oracles ont cessé à la venue de Jésus-Christ.
Ici mon auteur prétend quon est tombé aussi dans une méprise grossière sur un passage du second livre de la Divination. Cicéron se moque dun oracle quon disait quApollon avait rendu en latin à Pyrrhus, qui le consultait sur la guerre quil allait faire aux Romains. Cet oracle est équivoque, de sorte quon ne sait sil veut dire que Pyrrhus vaincra les Romains, ou que les Romains vaincront Pyrrhus. Léquivoque est attachée à la construction de la phrase latine, et nous ne la saurions rendre en français. Voici les propres termes de Cicéron sur cet oracle.
« Premièrement, dit-il, Apollon na jamais parlé latin. Secondement, les Grecs ne connaissent point cet oracle. Troisièmement, Apollon, du temps de Pyrrhus, avait déjà cesse de faire des vers. Enfin, quoique les Éacides, de la famille desquels était Pyrrhus, ne fussent pas gens dun esprit bien fin ni bien pénétrant, cependant léquivoque de loracle était si manifeste, que Pyrrhus eût dû sen apercevoir... Mais ce qui est le principal, pourquoi y a-t-il déjà longtemps quil ne se rend plus doracles à Delphes de cette sorte, ce qui fait quil ny a présentement rien de plus méprisé ? »
Cest sur ces dernières paroles que lon sest fondé pour dire que, du temps de Cicéron, il ne se rendait plus doracles à Delphes.
Mon auteur dit quon se trompe, et que ces mots : Pourquoi ne se rendit-il plus doracles de cette sorte ? marquent bien que Cicéron ne parle que des oracles en vers, puisquil était alors question dun oracle renfermé en un vers.
Je ne sais sil faut être tout à fait de son avis : car voici comme Cicéron continue immédiatement : « Ici, quand on presse les défenseurs des oracles, ils répondent que cette vertu, qui était dans lexhalaison de la terre, et qui inspirait la Pythie, sest évaporée avec le temps. Vous diriez quils parlent de quelque vin qui a perdu sa force. Quel temps peut consumer ou épuiser une vertu toute divine ? Or, quy a-t-il de plus divin quune exhalaison de la terre qui fait un tel effet sur lâme, quelle lui donne, et la connaissance de lavenir, et le moyen de sen expliquer en vers ? »
Il me semble que Cicéron entend que la vertu tout entière avait cessé, et il eût bien vu quil en eût toujours dû demeurer une bonne partie, quand il ne se fût plus rendu à Delphes que des oracles en prose. Nest-ce donc rien quune prophétie, à moins quelle ne soit en vers ?
Je ne crois pas quon ait eu tant de tort de prendre ce passage pour une preuve de la cessation entière de loracle de Delphes ; mais on a eu tort de prétendre en tirer avantage pour attribuer cette cessation à la naissance de Jésus-Christ. Loracle a cessé trop tôt, puisque, selon ce passage, il avait cessé longtemps avant Cicéron.
Mais il nest pas vrai que la chose soit comme Cicéron paraît lavoir entendue en cet endroit. Lui-même, au premier livre de la Divination, fait parler en ces termes Quintus, son frère, qui soutient les oracles : « Je marrête sur ce point. Jamais loracle de Delphes neût été si célèbre, et jamais il neût reçu tant doffrandes des peuples et des rois, si de tout temps on neût reconnu la vérité de ses prédictions. Il nest pas si célèbre présentement. Comme il lest moins, parce que ses prédictions sont moins vraies, jamais, si elles neussent été extrêmement vraies, il neût été célèbre au point quil la été. »
Mais ce qui est encore plus fort, Cicéron même, à ce que dit Plutarque dans sa Vie, avait dans sa jeunesse consulté loracle de Delphes sur la conduite quil devait tenir dans le monde, et il lui avait été répondu quil suivît son génie plutôt que de se régler sur les opinions vulgaires. Sil nest pas vrai que Cicéron ait consulté loracle de Delphes, il faut du moins que, du temps de Cicéron, on le consultât encore.
Pourquoi les auteurs anciens se contredisent souvent sur le temps de la cessation des oracles.
Doù vient donc, dira-t-on, que Lucain, au cinquième livre de la Pharsale, parle en ces termes de loracle de Delphes ? « Loracle de Delphes, qui a gardé le silence depuis que les grands ont redouté lavenir et ont défendu aux dieux de parler, est le plus considérable de toutes les faveurs du ciel que notre siècle a perdues. »
Et peu après : « Appius, qui voulait savoir quelle serait la destinée de lItalie, eut la hardiesse daller interroger cette caverne depuis si longtemps muette, et daller remuer ce trépied oisif depuis si longtemps. »
Doù vient que Juvénal dit, en un endroit : « puisque loracle ne parle plus à Delphes » ?
Doù vient enfin que, parmi les auteurs dun même temps, on en trouve qui disent que loracle de Delphes ne parle plus, dautres qui disent quil parle encore ? Et doù vient que quelquefois un même auteur se contredit sur ce chapitre ?
Cest quassurément les oracles nétaient plus dans leur ancienne vogue, et quaussi ils nétaient pas encore tout à fait ruinés. Ainsi, par rapport à ce quils avaient été autrefois, ils nétaient plus rien ; et, en effet, ils ne laissaient pourtant pas dêtre encore quelque chose.
Il y a plus : il arrivait quun oracle était ruiné pour un temps, et quensuite il se relevait, car les oracles étaient sujets à diverses aventures. Il ne les faut pas croire anéantis du moment quon les voit muets : ils pourront reprendre la parole.
Plutarque dit quanciennement un dragon, qui sétait venu loger sur le Parnasse, avait fait déserter loracle de Delphes ; quon croyait communément que cétait la solitude qui y avait fait venir le dragon ; mais quil y avait plus dapparence que le dragon y avait causé la solitude ; que, depuis, la Grèce sétait remplie de villes, etc.
Vous voyez que Plutarque vous parle dun temps assez éloigné. Ainsi loracle, depuis sa naissance, avait déjà été abandonné une fois ; ensuite, il est sûr quil sétait merveilleusement bien rétabli.
Après cela, le temple de Delphes essuya diverses fortunes. Il fut pillé par un brigand descendu de Phlégios, par larmée de Xerxès, par les Phocenses, par Pyrrhus, par Néron, enfin par les chrétiens sous Constantin. Tout cela ne faisait pas de bien à loracle : les prêtres étaient ou massacrés ou dispersés ; on abandonnait le lieu ; les ustensiles sacrés étaient perdus : il fallait des soins, des frais et du temps pour remettre loracle sur pied.
Il se peut donc faire que Cicéron ait, pendant sa jeunesse, consulté loracle de Delphes ; que, pendant la guerre de César et de Pompée, et dans ce désordre général de lunivers, loracle ait été muet, comme le veut Lucain ; quenfin, après le feu de cette guerre, lorsque Cicéron écrivait ses livres de philosophie, il commençait à se rétablir assez pour donner lieu à Quintus de dire quil était encore au monde, et assez peu pour donner lieu à Cicéron de supposer quil ny était plus.
Quand Dorimaque, au rapport de Polybe, brûla les portiques du temple de Dodone, renversa de fond en comble le lieu sacré de loracle, pilla ou ruina toutes les offrandes, un auteur de ce temps-là aurait bien pu dire que loracle de Dodone ne parlait plus. Cela nempêcherait pas que, dans le siècle suivant, on ne trouvât un autre auteur qui en rapporterait quelque réponse.
Histoire de la durée de loracle de Delphes et de quelques autres oracles.
Nous ne saurions mieux prouver que, vers le temps de la naissance de Jésus-Christ, où lon parle tant du silence de loracle de Delphes, il navait pas cessé tout à fait, mais était seulement interrompu, quen rapportant toutes les occasions différentes où lon trouve, depuis ce temps-là, quil a parlé.
Suétone, dans la Vie de Néron, dit que loracle de Delphes lavertit quil se donnât de garde des soixante-treize ans ; que Néron crut quil ne devait mourir quà cet âge-là, et ne songea point au vieux Galba, qui, étant âgé de soixante-treize ans, lui ôta lempire. Cela le persuada si bien de son bonheur que, ayant perdu par un naufrage des choses dun très grand prix, il se vanta que les poissons les lui rapporteraient.
Il fallait quil eût reçu du même oracle de Delphes quelque réponse qui lui parût moins agréable, ou quil ne se contentât plus dêtre destiné à vivre soixante-treize ans, lorsquil ôta aux prêtres de Delphes les champs du Cirrhe pour les donner à des soldats ; quil enleva du temple plus de cinq cents statues, soit dhommes, soit de dieux, toutes de bronze ; et que, pour profaner ou pour abolir à jamais loracle, il fit égorger des hommes à louverture de la caverne sacrée doù sortait lesprit divin.
Que loracle, après une telle aventure, ait été muet jusquau temps de Domitien, en sorte que Juvénal ait pu dire alors que Delphes ne parlait plus, cela est merveilleux.
Cependant il ne faut pas quil ait été tout à fait muet depuis Néron jusquà Domitien, car voici comme parle Philostrate dans la Vie dApollonius de Tyane, qui a vu Domitien : « Apollonius visita tous les oracles de la Grèce, et celui de Dodone, et celui de Delphes, et celui dAmphiaraos, etc. »
Ailleurs il parle encore ainsi : « Vous pouvez voir Apollon de Delphes, illustre par les oracles quil rend au milieu de la Grèce. Il répond à ceux qui le consultent, comme vous le savez vous-même, en peu de paroles, et sans accompagner sa réponse de prodiges, quoiquil lui fût fort aisé de faire trembler le Parnasse, darrêter la course du Céphyse et de changer les eaux de Castalie en vin. Il vous dit simplement la vérité et ne samuse point à faire une montre inutile de son pouvoir. »
Il est assez plaisant que Philostrate prétende faire valoir son Apollon, parce quil nétait pas grand faiseur de miracles. Il pourrait y avoir en cet endroit-là quelque venin contre les chrétiens.
Nous avons vu comment, du temps de Plutarque, qui vivait sous Trajan, cet oracle était encore sur pied, quoique réduit à une seule prêtresse, après en avoir eu deux ou trois. Sous Adrien, Dion Chrysostome dit quil consulta loracle de Delphes, et il en rapporta une réponse qui lui parut assez embarrassée, et qui lest effectivement.
Sous les Antonins, Lucien dit quun prêtre de Tyane alla demander à ce faux prophète Alexandre si les oracles qui se rendaient à Didyme, à Claros et à Delphes étaient véritablement des réponses dApollon ou des impostures. Alexandre eut des égards pour ces oracles, qui étaient de la nature du sien, et répondit aux prêtres quil nétait pas permis de savoir cela.
Mais quand cet habile prêtre demanda ce quil serait après sa mort, on lui répondit hardiment : « Tu seras chameau, puis cheval, puis philosophe, puis prophète aussi grand quAlexandre. »
Après les Antonins, trois empereurs se disputèrent lempire : Severus Septimus, Pescennius Niger, Clodius Albinus.
« On consulta Delphes, dit Spartien, pour savoir lequel des trois la république devait souhaiter, et loracle répondit en un vers : Le noir est le meilleur, lAfricain est bon, le blanc est le pire. »
Par le noir on entendait Pescennius Niger, par lAfricain Sévère, qui était dAfrique, et par le blanc Clodius Albinus. On demanda ensuite qui demeurerait le maître de lempire, et il fut répondu : « On versera le sang du blanc et du noir, lAfricain gouvernera le monde. »
On demande encore combien de temps il gouvernerait, et il fut répondu : « Il montera sur la mer dItalie avec vingt vaisseaux, si cependant un vaisseau peut traverser la mer » par où lon entendit que Sévère régnerait vingt ans.
Il est vrai que loracle se réservait une restriction obscure pour se pouvoir sauver en cas de besoin ; mais enfin, dans le temps que Delphes était le plus florissant, il ne sy rendait pas de meilleurs oracles que ceux-là.
On trouve cependant que Clément Alexandrin, dans son Exhortation aux Gentils, quil a composée ou sous Sévère ou à peu près en ce temps-là, dit nettement que la fontaine de Castalie, qui appartenait à loracle de Delphes, et celle de Colophon, et toutes les autres fontaines prophétiques, avaient enfin, quoique tard, perdu leurs vertus fabuleuses.
Peut-être en ce temps-là ces oracles tombèrent-ils dans un de ces silences auxquels ils étaient devenus sujets par intervalles ; peut-être parce quils nétaient plus guère en vogue, Clément Alexandrin aimait-il autant dire quils ne subsistaient plus du tout.
Il est toujours certain que sous Constantius, père de Constantin, et pendant la jeunesse de Constantin, Delphes nétait pas encore ruiné, puisque Eusèbe fait dire à Constantin, dans sa Vie, que le bruit courait alors quApollon avait rendu un oracle, non par la bouche dune prêtresse, mais du fond de son obscure caverne, par lequel il disait que les hommes justes qui étaient en terre étaient cause quil ne pouvait plus dire vrai. Voilà un plaisant aveu. De plus, il fallait que loracle de Delphes fût alors bien misérable, puisquon en avait retranché la dépense dune prêtresse.
Il reçut un terrible coup sous Constantin, qui commanda ou qui permit que lon pillât Delphes.
« Alors, dit Eusèbe dans la Vie de Constantin, on produisit aux yeux du peuple, dans les places de Constantinople, ces statues, dont lerreur des hommes avait fait si longtemps des objets de vénération et de culte. Ici, lApollon Pythien ; là, le Sminthien, les trépieds dans le cirque et les Muses Héliconides dans le palais, furent exposés aux railleries de tout le monde. »
Loracle de Delphes se releva pourtant encore une fois. Lempereur Julien lenvoya consulter sur lexpédition quil méditait contre les Perses. Si loracle de Delphes a été plus loin, du moins nous ne pouvons pas pousser plus loin son histoire. Il nen est plus parlé dans les livres ; mais, en effet, il y a bien de lapparence que cest là le temps où il cessa, et que ses dernières paroles sadressèrent à lempereur Julien, qui était si zélé pour le paganisme. Je ne sais pas trop bien comment de grands hommes ont pu mettre Auguste en la place de Julien, et avancer hardiment que loracle de Delphes avait fini par la réponse quil avait rendue à Auguste sur lenfant hébreu.
Quelques auteurs modernes, qui ont trouvé cet oracle digne dune fin éclatante, lui en ont fait une. Ils ont lu dans Sozomène et dans Théodore ! que, sous Julien, le feu avait pris au temple dApollon, qui était dans un faubourg dAntioche, appelé Daphné, sans quon eût pu découvrir lauteur ou la cause de cet incendie ; que les païens en accusaient les chrétiens, et que les chrétiens lattribuaient à un foudre lancé de la main de Dieu. À la vérité, Théo-doret dit que le tonnerre était tombé sur ce temple, mais Sozomène nen parle point. Ces modernes se sont avisés de transporter cet événement au temple de Delphes, qui était fort éloigné de là, et de dire que, par une juste vengeance de Dieu, les foudres lavaient renversé au milieu dun grand tremblement de terre. Ce tremblement de terre, dont ni Sozomène ni Théodoret ne parlent dans lincendie même de Daphné, a été mis là pour tenir compagnie aux foudres et pour honorer laventure.
Ce serait une chose ennuyeuse de faire lhistoire de la durée de tous les oracles depuis la naissance de Jésus-Christ ; il suffira de remarquer en quels temps on trouve que quelques-uns des principaux ont parlé pour la dernière fois dans la dernière occasion où les auteurs nous apprennent quils aient parlé.
Dion, qui ne finit son histoire quà la huitième année dAlexandre Sévère, cest-à-dire lan 230 de Jésus-Christ, dit que de son temps Amphilochus rendait encore des oracles en songes. Il nous apprend aussi quil y avait dans la ville dApollonie un oracle où lavenir se déclarait par la manière dont le feu prenait à lencens quon jetait sur un autel. Il nétait permis de faire à cet oracle des questions ni de mort ni de mariage. Ces restrictions bizarres étaient quelquefois fondées sur lhistoire particulière du dieu qui avait eu sujet, pendant sa vie, de prendre de certaines choses en aversion. Je crois aussi quelles pouvaient venir quelquefois du mauvais succès quavaient eu les réponses de loracle sur de certaines matières.
Sous Aurélien, vers lan de Jésus-Christ 272, les Palmiréniens révoltés consultèrent un oracle dApollon Sarpédonien en Cilicie. Ils consultèrent encore celui de Vénus Aphacite, dont la forme était assez singulière pour mériter dêtre rapportée ici. Aphaca est un lieu entre Héliopolis et Byblos. Auprès du temple de Vénus est un lac semblable à une citerne. À de certaines assemblées que lon y fait dans des temps réglés, on voit dans ces lieux-là un feu en forme de globe ou de lampe, et ce feu, dit Zozime, sest vu jusquà notre temps, cest-à-dire jusque vers lan de Jésus-Christ 400. On jette dans le lac des présents pour la déesse : il nimporte de quelle espèce ils soient. Si elle les reçoit, ils vont au fond ; si elle ne les reçoit pas, ils surnagent, fût-ce de largent ou de lor. Lannée qui précéda la ruine des Palmiréniens, leurs présents allèrent au fond, mais lannée suivante tout surnagea.
Licinius, ayant dessein de recommencer la guerre contre Constantin, consulta loracle dApollon de Didyme et en eut pour réponse deux vers dHomère, dont le sens est : « Malheureux vieillard, ce nest point à toi à combattre contre les jeunes gens ; tu nas point de forces et ton âge taccable. »
Un dieu assez inconnu, nommé Besa, dit Ammien Marcellin, rendait encore des oracles sur des billets, à Abydos, dans lextrémité de la Thébaïde, sous lempire de Constantius, car on envoya à cet empereur des billets qui avaient été laissés dans le temple de Besa, sur lesquels il commença à faire des informations très rigoureuses et jeta dans les prisons, ou envoya en exil, ou fit tourmenter cruellement un assez grand nombre de personnes. Cest que, par ces billets, on consultait le dieu sur la destinée de lempire ou sur la durée que devait avoir le règne de Constantius, ou même sur le succès de quelque dessein que lon formait contre lui.
Enfin Macrobe, qui vivait sous Arcadius et Honorius, fils de Théodose, parle du dieu dHéliopolis de Syrie et de son oracle et des Fortunes dAntium en des termes qui marque positivement que tout cela subsistait encore de son temps.
Remarquez quil nimporte pour notre dessein, que toutes ces histoires soient vraies, ni que ces oracles aient effectivement rendu les réponses quon leur attribue. On na pu attribuer de fausses réponses quà des oracles que lon savait qui subsistaient encore effectivement, et les histoires que tant dauteurs en ont débitées prouvent du moins que lon ne croyait pas quils eussent cessé.
Cessation générale des oracles avec celle du paganisme.
En général, les oracles nont cessé quavec le paganisme, et le paganisme ne cessa pas à la venue de Jésus-Christ.
Constantin abattit peu de temples, encore nosa-t-il les abattre quen prenant le prétexte des crimes qui sy commettaient. Cest ainsi quil fit renverser celui de Vénus Aphacite et celui dEsculape qui était à Égès en Cilicie, tous deux temples à oracles. Mais il défendit que lon sacrifiât aux dieux et commença à rendre, par cet édit, les temples inutiles.
On trouve des édits de Constantius et de Julien, alors Césars, par lesquels toute divination est défendue sous peine de la vie, non seulement celle des astrologues et des interprètes des songes et des magiciens, mais aussi celle des augures et des aruspices, ce qui donnait une grande atteinte à la religion des Romains. Il est vrai que les empereurs avaient un intérêt particulier à défendre toutes les divinations, parce quon ne faisait autre chose que senquérir de leur destinée et principalement des successeurs quils devaient avoir, et tel se révoltait et prétendait à lempire pour avoir été flatté par un devin.
Nous avons vu quil restait encore beaucoup doracles lorsque Julien se vit empereur ; mais de ceux qui étaient ruinés, il sappliqua à en rétablir le plus quil put. Celui du faubourg de Daphné, par exemple, avait été détruit par Adrien, qui, pendant quil était encore particulier, ayant trempé une feuille dans la fontaine Castalienne (car il y en avait une de ce nom à Daphné aussi bien quà Delphes), avait trouvé sur cette feuille, en la retirant de leau, lhistoire de ce qui lui devait arriver et des avis de songer à lempire. Il craignait, quand il fut empereur, que cet oracle ne donnât le même conseil à quelque autre, et il fit jeter dans la fontaine sacrée une grande quantité de pierres dont on la boucha. Il y avait beaucoup dingratitude dans ce procédé ; mais Julien, selon Ammien Marcellin, rouvrit la fontaine ; il fit ôter dalentour les corps qui y étaient enterrés et purifia le lieu de la même manière dont les Athéniens avaient autrefois purifié lîle de Délos.
Julien fit plus, il voulut être prophète de loracle de Didyme. Cétait le moyen de remettre en honneur la prophétie qui nétait plus guère estimée. Il était souverain pontife, puisquil était empereur ; mais les empereurs navaient pas coutume de faire grand usage de cette dignité sacerdotale. Pour lui, il prit la chose bien plus sérieusement, et nous voyons, dans une de ses lettres qui sont venues jusquà nous, quen qualité de souverain pontife, il défend à un prêtre païen de faire, pendant trois mois, aucune fonction de prêtre. La lettre quil écrivit à Arsace, pontife de la Galatie, nous apprend de quelle manière il se prenait à faire refleurir le paganisme. Il se félicite dabord des grands effets que son zèle a produits en fort peu de temps. Il juge que le meilleur secret pour rétablir le paganisme est dy transporter les vertus du christianisme, la charité pour les étrangers, le soin denterrer les morts et la sainteté de vie que les chrétiens, dit-il, feignent si bien. Il veut que ce pontife, par raison ou par menaces, oblige les prêtres de la Galatie à vivre régulièrement, à sabstenir des spectacles et des cabarets, à quitter tous les emplois bas ou infâmes, à sadonner uniquement, avec toute leur famille, au culte des dieux et avoir loeil sur les Galiléens pour réprimer leurs impiétés et leurs profanations. Il remarque quil est honteux que les juifs et les Galiléens nourrissent non seulement leurs pauvres, mais ceux des païens, et que les païens abandonnent les leurs et ne se souviennent plus que lhospitalité et la libéralité sont des vertus qui leur sont propres, puisque Homère fait ainsi parler Eumée : « Mon hôte, quand il me viendrait quelquun moins considérable que toi, il ne me serait pas permis de ne le point recevoir. Tous viennent de la part de Jupiter, et étrangers et pauvres. Je donne peu, mais je donne avec joie. »
Enfin, il dit quelles distributions il a ordonné que lon fasse tous les ans aux pauvres de la Galatie et il commande à ce pontife de faire bâtir dans chaque ville plusieurs hôpitaux où soient reçus non seulement les païens, mais aussi les autres. Il ne veut point que le pontife aille souvent voir les gouverneurs chez eux, mais seulement quil leur écrive, ni que les prêtres aillent au-devant deux quand ils entrent dans les villes, mais seulement quand ils viennent aux temples, encore ne veut-il pas quon les aille recevoir plus loin que le vestibule. Il défend à ces gouverneurs, dans cette occasion, de faire marcher devant eux des soldats, parce qualors ils ne sont que des personnes privées, mais il permet aux soldats de les suivre, sils veulent. Avec ses soins et cette imitation du christianisme, Julien, sil eût vécu, eût apparemment retardé la ruine de sa religion, mais Dieu ne lui laissa pas achever deux années de règne.
Jovien, qui lui succéda, commençait à se porter avec zèle à la destruction du paganisme ; mais en sept mois quil régna, il ne put pas faire de grands progrès.
Valens, qui eut lempire dOrient, permit à chacun dadorer tels dieux quil voudrait et prit plus à coeur de soutenir larianisme que le christianisme même. Aussi, pendant son règne, on immolait publiquement et on faisait publiquement des repas de victimes immolées. Ceux qui étaient initiés aux mystères de Bacchus les célébraient sans crainte ; ils couraient avec des boucliers, déchiraient des chiens et faisaient toutes les extravagances que cette dévotion demandait.
Valentinien, son frère, qui eut lOccident, fut plus zélé pour la gloire du christianisme ; cependant, sa conduite ne fut pas aussi ferme quelle eût dû être. Il avait fait une loi par laquelle il défendait toutes les cérémonies nocturnes. Prétextatus, proconsul de la Grèce, lui représenta quen ôtant aux Grecs ces cérémonies auxquelles ils étaient très attachés, on leur rendait la vie tout à fait désagréable. Valentinien se laissa toucher et consentit que, sans avoir dégard à sa loi, on pratiquât les anciennes coutumes. 11 est vrai que cest Zosime, un païen, de qui nous tenons cette histoire ; on peut dire quil la supposée pour donner à croire que les empereurs considéraient encore les païens. On peut répondre aussi que Zosime, dans létat où étaient les affaires de sa religion, devait être plutôt dhumeur à se plaindre du mal quon ne lui faisait pas quà se louer dune grâce quon ne lui aurait pas faite.
Ce qui est constant, cest que lon a des inscriptions et de Rome et dautres villes dItalie, par lesquelles il paraît que, sous lempire de Valentinien, des personnes de grande considération firent les sacrifices nommés taurobolia et criobolia, cest-à-dire aspersion de sang de taureau ou de sang de bélier. Il semble même, par la quantité des inscriptions, que cette cérémonie ait été principalement à la mode du temps de Valentinien et des deux autres empereurs du même nom.
Comme elle est une des plus bizarres et des plus singulières du paganisme, je crois quon ne sera pas fâché de la connaître. Prudence, qui pouvait lavoir vue, nous la décrit assez au long.
On creusait une fosse assez profonde, où celui pour qui se devait faire la cérémonie descendait avec des bandelettes sacrées à la tête, avec une couronne, enfin avec tout un équipage mystérieux. On mettait sur la fosse un couvercle de bois percé de quantité de trous. On amenait sur ce couvercle un taureau couronné de fleurs et ayant les cornes et le front ornés de petites lames dor. On regorgeait avec un couteau sacré ; son sang coulait par ces trous dans la fosse, et celui qui y était le recevait avec beaucoup de respect ; il y présentait son front, ses joues, ses bras, ses épaules, enfin toutes les parties de son corps et tâchait à nen pas laisser tomber une goutte ailleurs que sur lui. Ensuite, il sortait de là hideux à voir, tout souillé de ce sang, ses cheveux, sa barbe, ses habits tout dégouttants ; mais aussi il était purgé de tous ses crimes et régénéré pour léternité, car il paraît positivement, par les inscriptions, que ce sacrifice était pour ceux qui le recevaient une régénération mystique et éternelle.
Il fallait le renouveler tous les vingt ans, autrement il perdait cette force qui sétendait dans tous les siècles à venir.
Les femmes recevaient cette régénération aussi bien que les hommes. On y associait qui lon voulait, et, ce qui est encore plus remarquable, des villes entières la recevaient par députés.
Quelquefois on faisait ce sacrifice pour le salut des empereurs. Des provinces faisaient leur cour denvoyer un homme se barbouiller, en leur nom, de sang de taureau pour obtenir à lempereur une longue et heureuse vie. Tout cela est clair par les inscriptions.
Nous voici enfin, sous Théodose et ses fils, à la ruine entière du paganisme.
Théodose commença par lÉgypte, où il fit fermer tous les temples. Ensuite, il alla jusquà faire abattre celui de Sérapis, le plus fameux de toute lÉgypte
Selon Strabon, il ny avait rien de plus gai dans toute la religion païenne que les pèlerinages qui se faisaient à Sérapis. « Vers le temps de certaines fêtes, dit-il, on ne saurait croire la multitude de gens qui descendent sur un canal dAlexandrie à Canope où est ce temple. Jour et nuit, ce ne sont que bateaux pleins dhommes et de femmes qui chantent et qui dansent avec toute la liberté imaginable. À Canope, il y a sur le canal une infinité dhôtelleries qui servent à retirer ces voyageurs et à favoriser leurs divertissements. »
Aussi le sophiste Eunapius, païen, paraît avoir grand regret au temple de Sérapis et nous en décrit la fin malheureuse avec assez de bile. Il dit que des gens qui navaient jamais entendu parler de la guerre se trouvèrent pourtant fort vaillants contre les pierres de ce temple, et principalement contre les riches offrandes dont il était plein ; que dans ces lieux saints on plaça des moines, gens infâmes et inutiles, qui, pourvu quils eussent un habit noir et malpropre, prenaient une autorité tyrannique sur lesprit des peuples ; et que ces moines, au lieu des dieux que lon voyait par les lumières de la raison, donnaient à adorer des têtes de brigands punis pour leurs crimes, quon avait salées afin de les conserver. Cest ainsi que cet impie traite les moines et les reliques. Il fallait que la licence fût encore bien grande du temps quon écrivait de pareilles choses sur la religion des empereurs. Rufin ne manque pas de nous marquer quon trouva le temple de Sérapis tout plein de chemins couverts et de machines disposées pour les fourberies des prêtres. Il nous apprend, entre autres choses, quil y avait à lorient du temple une petite fenêtre par où entrait à certain jour un rayon du soleil qui allait donner sur la bouche de Sérapis. Dans le même temps on apportait un simulacre du soleil, qui était de fer, et qui, étant attiré par de laimant caché dans la voûte, sélevait vers Sérapis. Alors, on disait que le soleil saluait ce Dieu ; mais quand le simulacre de fer retombait et que le rayon se retirait de dessus la bouche de Sérapis, le soleil lui avait assez fait sa cour, et il allait à ses affaires.
Après que Théodose eut défait le rebelle Eugène, il alla à Rome où tout le sénat tenait encore pour le paganisme. La grande raison des païens était que, depuis douze cents ans, Rome sétait fort bien trouvée de ses dieux, et quelle en avait reçu toutes sortes de prospérités. Lempereur harangua le sénat et lexhorta à embrasser le christianisme ; mais on lui répondit toujours que, par lusage et lexpérience, on avait reconnu le paganisme pour une bonne religion, et que si on le quittait pour le christianisme, on ne savait ce qui en arriverait. Voilà quelle était la théologie du sénat romain. Quand Théodose vit quil ne gagnait rien sur ces gens-là, il leur déclara que le fisc était trop chargé des dépenses quil fallait faire pour les sacrifices, et quil avait besoin de cet argent-là pour payer ses troupes. On eut beau lui représenter que les sacrifices nétaient point légitimes sils ne se faisaient de largent public, il neut point dégard à cet inconvénient.
Ainsi les sacrifices et les anciennes cérémonies cessèrent, et Zosime ne manque pas de remarquer que, depuis ce temps-là, toutes sortes de malheurs fondirent sur lempire romain.
Le même auteur raconte quà ce voyage que Théodose fit à Rome, Serena, femme de Stilicon, voulut entrer dans le temple de la mère des dieux pour lui insulter, et quelle ne fit point de difficulté de saccommoder dun beau collier que la déesse portait. Une vieille vestale lui reprocha fort aigrement cette impiété et la poursuivit jusque hors du temple avec mille imprécations. Depuis cela, dit Zosime, la pauvre Serena eut souvent, soit en dormant, soit en veillant, une vision qui la menaçait de la mort.
Les derniers efforts du paganisme furent ceux que fit Symmaque pour obtenir des empereurs Valentinien, Théodose et Arcadius le rétablissement des privilèges des vestales et de lautel de la Victoire dans le Capitole ; mais on sait avec quelle vigueur saint Ambroise sy opposa.
Il paraît pourtant, par les pièces mêmes de ce fameux procès, que Rome avait encore lair extrêmement païen, car saint Ambroise demande à Symmaque sil ne suffit pas aux païens davoir les places publiques, les portiques, les bains remplis de leurs simulacres, et sil faut encore que leur autel de la Victoire soit placé dans le Capitole, qui est le lieu de la ville où il vient le plus de chrétiens.
« Afin que ces chrétiens, dit-il, reçoivent malgré eux la fumée des sacrifices dans leurs yeux, la musique dans leurs oreilles, les cendres dans leur gosier et lencens dans leur nez. »
Mais lors même que Rome était assiégée par Alaric, sous Honorius, elle était encore pleine didoles. Zosime dit que, comme tout devait alors conspirer à la perte de cette malheureuse ville, non seulement on ôta aux dieux leurs parures, mais que lon fondit quelques-uns de ces dieux, qui étaient dor ou dargent, et que de ce nombre fut la Vertu ou la Force, après quoi aussi elle abandonna entièrement les Romains. Zosime ne doutait pas que cette belle pointe ne renfermât la véritable cause de la prise de Rome.
On ne sait si, sur la foi de cet auteur, on peut recevoir lhistoire suivante. Honorius défendit à ceux qui nétaient pas chrétiens de paraître à la cour avec un baudrier, ni davoir aucun commandement. Générid, païen, et même barbare, mais très brave homme, qui commandait les troupes de Pannonie et de Dalmatie, ne parut plus chez lempereur, mit bas le baudrier et ne fit plus aucunes fonctions de sa charge. Honorius lui demandant un jour pourquoi il ne venait pas au palais en son rang, selon quil y était obligé, il lui représenta quil y avait une loi qui lui était le baudrier et le commandement. Lempereur lui dit que cette loi nétait pas pour un homme comme lui ; mais Générid répondit quil ne pouvait recevoir une distinction qui le séparait davec tous ceux qui professaient le même culte. En effet, il ne reprit point les fonctions de sa charge, jusquà ce que lempereur, vaincu par la nécessité, eût lui-même rétracté sa loi. Si cette histoire est vraie, on peut juger quHonorius ne contribua pas beaucoup à la ruine du paganisme.
Mais enfin, tout lexercice de religion païenne fut défendu, sous peine de la vie, par une constitution des empereurs Valentinien III et Martien, lan 451 de Jésus-Christ. Cétait là le dernier coup que lon pût porter à cette fausse religion. On trouve pourtant que ces mêmes empereurs, qui étaient si zélés pour lavancement du christianisme, ne laissaient pas de conserver quelques restes du paganisme, peut-être assez considérables. Ils prenaient, par exemple, le titre de souverains pontifes, et cela voulait dire souverains pontifes des augures, des aruspices, enfin de tous les collèges des prêtres païens et chefs de toute lancienne idolâtrie romaine.
Zosime prétend que le grand Constantin même, et Valentinien et Valens reçurent volontiers des pontifes païens, et ce titre et lhabit de cette dignité, quon leur allait offrir, selon la coutume, à leur avènement à lempire ; mais que Gratien refusa léquipage pontifical, et que quand on le rapporta aux pontifes, le premier dentre eux dit tout en colère : « Si princeps non vult appellari pontifex, admodum brevi pont if ex Maximum fiet » [1] . Cest une pointe attachée aux mots latins et fondée sur ce que Maxime se révoltait alors contre Gratien pour le dépouiller de lempire.
Mais un témoignage plus irréprochable sur ce chapitre-là que celui de Zosime, cest celui des inscriptions. On y voit le titre de souverain pontife donné à des empereurs chrétiens ; et même dans le sixième siècle, deux cents ans après que le christianisme était monté sur le trône, lempereur Justin, parmi toutes ses autres qualités, prend celle de souverain pontife dans une inscription quil avait fait faire pour la ville de Justinopolis, en Istrie, à laquelle il donnait son nom.
Être un des dieux dune fausse religion, cest encore bien pis que den être le souverain pontife. Le paganisme avait érigé les empereurs romains en dieux ; et pourquoi non ? Il avait bien érigé la ville de Rome en déesse. Les empereurs Théodose et Arcadius, quoique chrétiens, souffrent que Symmaque, ce grand défenseur du paganisme, les traite de votre divinité, ce quil ne pouvait dire que dans le sens et selon la coutume des païens ; et nous voyons des souscriptions en lhonneur dArcadius et dHonorius qui portent : Un tel dévoué à leur divinité et à leur majesté.
Mais les empereurs chrétiens ne reçoivent pas seulement ces titres, ils se les donnent eux-mêmes. On ne voit autre chose dans les constitutions de Théodose, de Valentinien, dHonorius et dAnastase. Tantôt ils nomment leurs édits des statuts célestes, des oracles divins ; tantôt ils disent très nettement : la très heureuse expédition de notre divinité, etc.
On peut dire que ce nétait là quun style de chancellerie ; mais cétait un fort mauvais style, ridicule pendant le paganisme même, et impie dans le christianisme ; et puis nest-il pas merveilleux que de pareilles extravagances deviennent des manières de parler familières et communes, dont on ne peut plus se passer ?
La vérité est que la flatterie des sujets pour leurs maîtres et la faiblesse naturelle des princes pour les louanges maintinrent lusage de ces expressions plus longtemps quil naurait fallu. Javoue quil faut supposer et cette flatterie et cette faiblesse extrêmes, chacune dans son genre ; mais aussi ces deux choses-là nont-elles pas de bornes. On donne sérieusement à un homme le nom de Dieu ; cela nest presque pas concevable, et ce nest pourtant encore rien. Cet homme le reçoit : il le reçoit si bien, quil saccoutume lui-même à se le donner : et cependant ce même homme avait une idée sainte de ce que cest que Dieu. Ajustez-moi tout cela dune manière qui sauve lhonneur de la nature humaine.
Quant au titre de souverain pontife, il nétait pas si flatteur que la vanité des empereurs chrétiens fût intéressée à se le conserver. Peut-être croyaient-ils quil leur servirait à tenir encore plus dans le respect ce qui restait de païens ; peut-être neussent-ils pas été fâchés de se rendre chefs de la religion chrétienne à la faveur de léquivoque. En effet, on voit quelques occasions où ils en usaient assez en maîtres, et quelques-uns ont écrit que les empereurs avaient renoncé à ce titre par légard quils avaient eu pour les papes, qui, apparemment, en craignaient labus.
Il nest pas si surprenant de voir passer dans le christianisme, pour quelque temps, ces restes du paganisme, que de voir ce quil y avait dans le paganisme de plus extravagant, de plus barbare et de plus opposé à la raison et à lintérêt commun des hommes, être le dernier à finir ; je veux dire les victimes humaines. Cette religion était étrangement bigarrée ; elle avait des choses extrêmement gaies et dautres très funestes. Ici les dames vont dans un temple accorder, par dévotion, leurs faveurs aux premiers venus, et là, par dévotion, on égorge des hommes sur un autel. Ces détestables sacrifices se trouvent dans toutes les nations. Les Grecs les pratiquaient aussi bien que les Scythes, mais non pas à la vérité aussi fréquemment ; et les Romains qui, dans un traité de paix, avaient exigé des Carthaginois quils ne sacrifieraient plus leurs enfants à Saturne, selon la coutume quils en avaient reçue des Phéniciens leurs ancêtres, les Romains eux-mêmes immolaient tous les ans un homme à Jupiter Latial. Eusèbe cite Porphyre, qui le rapporte comme une chose qui était encore en usage de son temps. Lactance et Prudence, lun du commencement et lautre de la fin du quatrième siècle, nous en sont garants aussi, chacun pour le temps où il vivait. Ces cérémonies pleines dhorreur ont duré autant que les oracles, où il ny avait tout au plus que de la sottise et de la crédulité.
Que quand le paganisme neût pas dû être aboli, les oracles eussent pris fin. Première raison particulière de leur décadence.
Le paganisme a dû nécessairement envelopper les oracles dans sa ruine lorsquil a été aboli par le christianisme. De plus, il est certain que le christianisme, avant même quil fût encore la religion dominante, fit extrêmement tort aux oracles, parce que les chrétiens sétudièrent à en désabuser les peuples et à en découvrir limposture : mais, indépendamment du christianisme, les oracles ne laissaient pas de déchoir beaucoup par dautres causes, et à la fin ils eussent entièrement tombé.
On commence à sapercevoir quils dégénèrent dès quils ne se rendent plus en vers. Plutarque a fait un traité exprès pour rechercher la raison de ce changement ; et, à la manière des Grecs, il dit sur ce sujet tout ce quon peut dire de vrai et de faux.
Dabord, cest que le dieu qui agite la Pythie se proportionne à sa capacité, et ne lui fait point faire de vers si elle nest pas assez habile pour en pouvoir faire naturellement. La connaissance de lavenir est dApollon, mais la manière de lexprimer est de la prêtresse. Ce nest pas la faute du musicien sil ne peut pas se servir dune lyre comme dune flûte ; il faut quil saccommode à linstrument. Si la Pythie donnait ses oracles par écrit, dirions-nous quils ne viendraient pas dApollon, parce quils ne seraient pas dune assez belle écriture ? Lâme de la Pythie, lorsquelle se vient joindre à Apollon, est comme une jeune fille à marier, qui ne sait encore rien, et est bien éloignée de savoir faire des vers.
Mais pourquoi donc les anciennes Pythies parlaient-elles toutes en vers ? Nétaient-ce point alors des âmes vierges qui venaient se joindre à Apollon ? À cela Plutarque répond premièrement que les anciennes Pythies parlaient quelquefois en prose ; mais, de plus, que tout le monde anciennement était né poète. Dès que ces gens-là, dit-il, avaient un peu bu, ils faisaient des vers : ils navaient pas sitôt vu une jolie femme, que cétait des vers sans fin ; ils poussaient des sons qui étaient naturellement des chants. Ainsi, rien nétait plus agréable que leurs festins et leurs galanteries. Maintenant, ce génie poétique sest retiré des hommes : il y a encore des amours aussi ardents quautrefois, même aussi grands parleurs ; mais ce ne sont que des amours en prose. Toute la compagnie de Socrate et de Platon, qui parlait tant damour, na jamais su faire des vers. Je trouve tout cela trop faux et trop joli pour y répondre sérieusement.
Plutarque rapporte une autre raison qui nest pas tout à fait si fausse : cest que, anciennement, il ne sécrivait rien quen vers, ni sur la religion, ni sur la morale, ni sur la physique, ni sur lastronomie. Orphée et Hésiode, que lon connaît assez pour des poètes, étaient aussi des philosophes ; et Parménide, Xénophane, Empédocle, Eudoxe, Thaïes, que lon connaît assez pour des philosophes, étaient aussi des poètes. Il est assez surprenant que la prose nait fait que succéder aux vers, et quon ne se soit pas avisé décrire dabord dans le langage le plus naturel ; mais il y a toutes les apparences du monde que, comme on nécrivait alors que pour donner des préceptes, on voulut les mettre dans un discours mesuré, afin de les faire retenir plus aisément. Aussi les lois et la morale étaient-elles en vers. Sur ce pied-là, lorigine de la poésie est bien plus sérieuse que lon ne croit dordinaire, et les Muses sont bien sorties de leur première gravité. Qui croirait que naturellement le Code pût être en vers et les contes de La Fontaine en prose ? Il fallait donc bien, dit Plutarque, que les oracles fussent autrefois en vers, puisquon y mettait toutes les choses importantes. Apollon voulut bien en cela saccommoder à la mode. Quand la prose commença dy être, Apollon parla en prose.
Je crois bien que, dans les commencements, on rendait les oracles en vers, et afin quils fussent plus aisés à retenir, et pour suivre lusage qui avait condamné la prose à ne servir quaux discours ordinaires. Mais les vers furent chassés de lhistoire et de la philosophie, quils embarrassaient sans nécessité, à peu près sous le règne de Cyrus. Thaïes, qui vivait en ce temps-là, fut des derniers philosophes poètes, et Apollon ne cessa de parler en vers que peu de temps avant Pyrrhus, comme nous lapprenons de Cicéron, cest-à-dire quelque deux cent trente ans après Cyrus. Il paraît par là quon retint les vers à Delphes le plus longtemps quon put, parce quon avait reconnu quils convenaient à la dignité des oracles ; mais quenfin on fut obligé de se réduire à la simple prose.
Plutarque se moque quand il dit que les oracles se rendirent en prose parce quon y demanda plus de clarté et quon se désabusa du galimatias mystérieux des vers. Soit que les dieux mêmes parlassent, soit que ce ne fussent que les prêtres, je voudrais bien savoir si lon pouvait obliger les uns ou les autres à parler plus clairement.
Il prétend, avec plus dapparence, que les vers prophétiques se décrièrent par lusage quen faisaient de certains charlatans, que le menu peuple consultait le plus souvent dans les carrefours. Les prêtres des temples ne voulurent avoir rien de commun avec eux, parce quils étaient des charlatans plus nobles et plus sérieux, ce qui fait une grande différence dans ce métier-là.
Enfin, Plutarque se résout à nous apporter la véritable raison. Cest quautrefois on ne venait consulter Delphes que sur des choses de la dernière importance, sur des guerres, sur des fondations de villes, sur les intérêts des rois et des républiques. Présentement, dit-il, ce sont des particuliers qui viennent demander à loracle sils se marieront, sils achèteront un esclave, sils réussiront dans le trafic ; et lorsque des villes y envoient, cest pour savoir si leurs terres seront fertiles ou si leurs troupeaux multiplieront. Ces demandes-là ne valent pas la peine quon y réponde en vers ; et si le dieu samusait à en faire, il faudrait quil ressemblât à ces sophistes qui font parade de leur savoir, lorsquil nen est nullement question.
Voilà effectivement ce qui servit le plus à ruiner les oracles. Les Romains devinrent maîtres de toute la Grèce et des empires fondés par les successeurs dAlexandre. Dès que les Grecs furent sous la domination des Romains, dont ils nespérèrent pas de pouvoir sortir, la Grèce cessa dêtre agitée par les divisions continuelles qui régnaient entre tous ces petits États, dont les intérêts étaient si brouillés. Les maîtres communs calmèrent tout, et lesclavage produisit la paix. Il me semble que les Grecs nont jamais été si heureux quils le furent alors. Ils vivaient dans une profonde tranquillité et dans une oisiveté entière ; ils passaient les journées dans leurs parcs des exercices, à leurs théâtres, dans leurs écoles de philosophie. Ils avaient des jeux, des comédies, des disputes et des harangues ; que leur fallait-il de plus selon leur génie ?
Mais tout cela fournissait peu de matière aux oracles, et lon nétait pas obligé dimportuner souvent Delphes. Il était assez naturel que les prêtres ne se donnassent plus la peine de répondre en vers quand ils virent que leur métier nétait pas si bon quil lavait été.
Si les Romains nuisirent beaucoup aux oracles par la paix quils établirent dans la Grèce, ils lui nuisirent encore plus par le peu destime quils en faisaient. Ce nétait point là leur folie. Ils ne sattachaient quà leurs livres sibyllins et à leurs divinations étrusques, cest-à-dire aux aruspices et aux augures. Les maximes et les sentiments dun peuple qui domine passent aisément dans les autres peuples ; et il nest pas surprenant que les oracles, étant une invention grecque, aient suivi la destinée de la Grèce, quils aient été florissants avec elle et quils aient perdu avec elle leur premier éclat.
Il faut pourtant convenir quil y avait des oracles dans lItalie. Tibère, dit Suétone, alla à loracle de Gérion, auprès de Padoue. Là était une certaine fontaine dApollon, qui, si lon en veut croire Claudien, rendait la parole aux muets et guérissait toutes sortes de maladies.
Suétone dit encore que Tibère voulait ruiner les oracles qui étaient proches de Rome, mais quil en fut détourné par le miracle des sorts de Préneste, qui ne se trouvèrent point dans un coffre bien fermé et bien scellé où il les avait fait apporter de Préneste à Rome, et qui se retrouvèrent dans ce même coffre dès quon les eut reportés à Préneste.
À ces sorts de Préneste et à ceux dAntium, il y faut ajouter les sorts du temple dHercule, qui était à Tibur.
Pline le Jeune décrit ainsi loracle de Clytomne, dieu dun fleuve dOmbrie : « Le temple est ancien et fort respecté. Clytomne est là habillé à la romaine. Les sorts marquent la présence et le pouvoir de la divinité. Il y a à lentour plusieurs petites chapelles, dont quelques-unes ont des fontaines et des sources ; car Clytomne est comme le père de plusieurs autres petits fleuves qui viennent se joindre à lui. Il y a un pont qui fait la séparation de la partie sacrée de ses eaux davec la profane. Au-dessus de ce pont on ne peut qualler en bateau ; au-dessous, il est permis de se baigner. »
Je ne crois point connaître dautre fleuve que celui-là qui rende des oracles ; ce nétait guère leur coutume.
Mais dans Rome même, il y avait des oracles. Esculape nen rendait-il pas dans son temple de lîle du Tibre ? On a trouvé à Rome un morceau dune table de marbre où sont en grec les histoires des trois miracles dEsculape. En voici le plus considérable, traduit mot à mot sur linscription : « En ce même temps il rendit un oracle à un aveugle nommé Caïus : il lui dit quil allât au saint autel, quil sy mît à genoux et y adorât ; quensuite il allât du côté droit au côté gauche, quil mît les cinq doigts sur lautel, et enfin quil portât sa main sur ses yeux. Après tout cela, laveugle vit ; le peuple en fut témoin et marqua la joie quil avait de voir arriver de si grandes merveilles sous notre empereur Antonin. »
Les deux autres guérisons sont moins surprenantes. : ce nétait quune pleurésie et une perte de sang, désespérées lune et lautre, à la vérité ; mais le dieu avait ordonné à ses malades des pommes de pin avec du miel, et du vin, avec de certaines cendres, qui sont des choses que les incrédules peuvent prendre pour de vrais remèdes.
Ces inscriptions, pour être grecques, nen ont pas été moins faites à Rome. La forme des lettres et lorthographe ne paraissent pas être de la main dun sculpteur grec. De plus, quoiquil soit vrai que les Romains faisaient leurs inscriptions en latin, ils ne laissaient pas den faire quelques-unes en grec, principalement lorsquil y avait pour cela quelque raison particulière. Or, il est assez vraisemblable quon ne se servit que de la langue grecque dans le temple dEsculape, parce que cétait un dieu grec, et quon avait fait venir de Grèce pendant cette grande peste, dont tout le monde sait lhistoire.
Cela même nous fait voir que cet oracle dEsculape nétait pas dinstitution romaine, et je crois quon trouverait aussi à la plupart des oracles dItalie une origine grecque, si lon voulait se donner la peine de ta chercher.
Quoi quil en soit, le petit nombre doracles qui étaient en Italie, et même à Rome, ne fait quune exception très peu considérable à ce que nous avons avancé. Esculape ne se mêlait que de la médecine et navait nulle part au gouvernement. Quoiquil sût rendre la vue aux aveugles, le sénat ne se fût pas fié à lui pour la moindre affaire. Parmi les Romains, les particuliers pouvaient avoir foi aux oracles, sils voulaient, mais lÉtat ny en avait point. Cétaient les sibylles et les entrailles des animaux qui gouvernaient, et une infinité de dieux tombèrent dans le mépris, lorsquon vit que les maîtres de la terre ne daignaient pas les consulter.
Seconde cause particulière de la décadence des oracles.
Il y a ici une difficulté que je ne dissimulerai pas. Dès le temps de Pyrrhus, Apollon était réduit à la prose, cest-à-dire que les oracles commençaient à déchoir ; et cependant les Romains ne furent maîtres de la Grèce que longtemps après Pyrrhus ; et depuis Pyrrhus jusquà létablissement de la domination romaine dans la Grèce, il y eut en tout ce pays-là autant de guerres et de mouvements que jamais, et autant de sujets importants daller à Delphes.
Cela est très vrai. Mais aussi du temps dAlexandre, et un peu avant Pyrrhus, il se forma dans la Grèce de grandes sectes de philosophes qui se moquaient des oracles, les cyniques, les péripatéticiens, les épicuriens. Les épicuriens surtout ne faisaient que plaisanter des méchants vers qui venaient de Delphes, car les prêtres les faisaient comme ils pouvaient ; souvent même péchaient-ils contre les règles de la mesure, et ces philosophes railleurs trouvaient fort mauvais quApollon, le dieu de la poésie, fût infiniment au-dessous dHomère, qui navait été quun simple mortel inspiré par Apollon même.
On avait beau leur répondre que la méchanceté même des vers marquait quils partaient dun dieu qui avait un noble mépris pour les règles ou pour la beauté du style, les philosophes ne se payaient point de cela, et, pour tourner cette réponse en ridicule, ils rapportaient lexemple de ce peintre à qui on avait demandé un tableau dun cheval qui se roulât à terre sur le dos. Il peignit un cheval qui courait, et, quand on lui dit que ce nétait pas là ce quon lui avait demandé, il renversa le tableau et dit : « Ne voilà-t-il pas le cheval qui se roule sur le dos ? »
Cest ainsi que ces philosophes se moquaient de ceux qui, par un certain raisonnement qui se renversait, eussent conclu également que les vers étaient dun dieu, soit quils eussent été bons, soit quils eussent été méchants.
Il fallut enfin que les prêtres de Delphes, accablés des plaisanteries de tous ces gens-là, renonçassent aux vers, du moins pour ce qui se prononçait sur le trépied, car hors de là il y avait dans le temple des poètes, qui de sang-froid mettaient en vers ce que la fureur divine navait inspiré quen prose à la Pythie. Nest-il pas plaisant quon ne se contentât point de loracle tel quil était sorti de la bouche du dieu ? Mais apparemment des gens qui venaient de loin eussent été honteux de ne reporter chez eux quun oracle en prose.
Comme on conservait lusage des vers le plus quil était possible, les dieux ne dédaignaient point de se servir quelquefois de quelques vers dHomère, dont la versification était assurément meilleure que la leur. On en trouve assez dexemples ; mais ces vers empruntés, et les poètes gagés des temples, doivent passer pour autant de marques que lancienne poésie naturelle des oracles sétait fort décriée.
Ces grandes sectes de philosophes, contraires aux oracles, durent leur faire un tort plus essentiel que celui de les réduire à la prose. Il nest pas possible quils nouvrissent les yeux à une partie des gens raisonnables, et quà légard du peuple même ils ne rendissent la chose un peu moins certaine quelle nétait auparavant. Quand les oracles avaient commencé à paraître dans le monde, heureusement pour eux la philosophie ny avait point encore paru.
Dernières causes particulières de la décadence des oracles.
La fourberie des oracles était trop grossière pour nêtre pas enfin découverte par mille différentes aventures.
Je conçois quon reçut dabord les oracles avec avidité et avec joie, parce quil nétait rien de plus commode que davoir des dieux toujours prêts à répondre sur tout ce qui causait de linquiétude ou de la curiosité. Je conçois quon ne dut renoncer à cette commodité quavec beaucoup de peine, et que les oracles étaient de nature à ne devoir jamais finir dans le paganisme, sils neussent pas été la chose la plus impertinente du monde ; mais enfin, à force dexpérience, il fallut bien sen désabuser.
Les prêtres y aidèrent beaucoup par lextrême hardiesse avec laquelle ils abusaient de leur faux ministère. Ils croyaient avoir mis les choses au point de navoir besoin daucun ménagement.
Je ne parle point des oracles de plaisanteries quils rendaient quelquefois. Par exemple, un homme qui venait demander aux dieux ce quil devait faire pour devenir riche, ils lui répondaient agréablement « quil navait quà posséder tout ce qui est entre les villes de Sicyone et de Corinthe. » Aussi badinait-on quelquefois avec eux. Polémon dormant dans le temple dEsculape pour apprendre de lui le moyen de se guérir de la goutte, le dieu lui apparut et lui dit : « Quil sabstînt de boire froid. » Polémon lui répondit : « Que ferais-tu donc, mon bel ami, si tu avais à guérir un boeuf ? » Mais ce ne sont là que des gentillesses de prêtres qui ségayaient quelquefois, et avec qui on ségayait aussi.
Ce qui est le plus essentiel, cest que les dieux ne manquaient jamais de devenir amoureux des belles femmes ; il fallait quon les envoyât passer des nuits dans les temples, parées de la main même de leurs maris, et chargées de présents pour payer le dieu de ses peines. À la vérité, on fermait bien les temples à la vue de tout le monde, mais on ne garantissait point aux maris le chemin souterrain.
Pour moi, jai peine à concevoir que de pareilles choses aient pu être pratiquées seulement une fois. Cependant Hérodote nous assure quau huitième et dernier étage de cette superbe tour du temple de Bélus à Babylone, était un lit magnifique où couchait toutes les nuits une femme choisie par le dieu. Il sen faisait autant à Thèbes en Égypte Et quand la prêtresse de loracle de Patare en Lycie devait prophétiser, il fallait auparavant quelle couchât seule dans le temple où Apollon venait linspirer.
Tout cela sétait pratiqué dans les plus épaisses ténèbres du paganisme, et dans un temps où les cérémonies païennes nétaient pas sujettes à être contredites ; mais à la vue des chrétiens, le Saturne dAlexandrie ne laissait pas de faire venir les nuits dans son temple telle femme quil lui plaisait de nommer par la bouche de Tyrannus, son prêtre. Beaucoup de femmes avaient reçu cet honneur avec grand respect, et on ne se plaignait point de Saturne, quoiquil soit le plus âgé et le moins galant des dieux. Il sen trouva une à la fin qui, ayant couché dans le temple, fit réflexion quil ne sy était rien passé que de fort humain, et dont Tyrannus neût été assez capable. Elle en avertit son mari, qui fit faire le procès à Tyrannus. Le malheureux avoua tout, et Dieu sait quel scandale dans Alexandrie !
Les crimes des prêtres, leur insolence, divers événements qui avaient fait paraître au jour leurs fourberies, lobscurité, lincertitude et la fausseté de leurs réponses, auraient donc encore décrédité les oracles et en auraient causé la ruine entière, quand même le paganisme naurait pas dû finir.
Mais il sest joint à cela des causes étrangères : dabord de grandes sectes de philosophes grecs qui se sont moqués des oracles, ensuite les Romains qui nen faisaient point dusage ; enfin les chrétiens qui les détestaient, et qui les ont abolis avec le paganisme.