La chemise de l'homme heureux

Fable recueillie par Italino Calvino

Traduction d'Ugo Bratelli, Janvier 2003

Un roi avait un fils unique, et il le chérissait comme la prunelle de ses propres yeux. Mais ce prince était toujours malheureux. Il passait des journées entières, accoudé au balcon, à regarder au loin.
— Mais que te manque-t-il ? lui demandait le roi. Qu’as-tu ?
— Je ne le sais pas, père, je ne le sais pas moi-même.
— Es-tu amoureux ? Si tu veux une fille, dis-le-moi, et je te la donnerai comme épouse, serait-elle la fille du roi le plus puissant de la terre ou bien la paysanne la plus pauvre !
— Non, père, je ne suis pas amoureux.
Et le roi essaya une fois encore, par tous les moyens, de le distraire ! Théâtres, danses, musiques, chants ; mais cela ne servait à rien, et le visage du prince perdait chaque jour un peu plus de sa roseur.
Le roi proclama un édit, et c’est de toutes les parties du monde que les gens les plus instruits arrivèrent : philosophes, docteurs et professeurs. Il leur présenta le prince et demanda conseil. Ils se retirèrent tous pour penser, puis revinrent auprès du roi.
— Majesté, nous avons pensé, nous avons lu dans les astres. Voici ce que vous devez faire. Recherchez un homme qui soit heureux, mais heureux en tout et pour tout, et échangez la chemise de votre fils contre la sienne.
Le jour même, le roi envoya des ambassadeurs à travers le monde pour rechercher l’homme heureux.
Un prêtre lui fut amené.
— Es-tu heureux ? lui demanda le roi.
— Oui, Majesté.
— Bien. Aimerais-tu devenir mon évêque personnel ?
— Oh, bien sûr, Majesté !
— Va-t’en. Hors d’ici ! Je cherche un homme heureux et heureux de ce qu’il est. Pas un qui voudrait être mieux qu’il n’est.
Et le roi se mit à attendre un autre homme. Il y avait un autre roi, son voisin, lui dit-on, qui était vraiment heureux et content : il avait une épouse belle et brave, un tas d’enfants, il avait vaincu tous ses ennemis à la guerre, et son pays était en paix. Aussitôt, rempli d’espoir, le roi envoya des ambassadeurs pour lui demander sa chemise.
Le roi son voisin reçut les ambassadeurs :
— C’est exact, il ne me manque rien. Dommage tout de même qu’avec tant de biens, on doive mourir et tout abandonner ! Cette pensée me fait souffrir, et je n’en dors plus de la nuit !
Les ambassadeurs songèrent qu’il était préférable de s’en retourner.
Pour tromper son désespoir, le roi partit à la chasse. Il tira sur un lièvre, et croyait l’avoir pris quand l’animal, en boitant, s’échappa. Le roi le poursuivit et ainsi s’éloigna. Au milieu des champs, il entendit une voix masculine qui chantait la falullela(1). Le roi s’arrêta :
— Qui chante ainsi ne peut qu’être heureux !
En suivant le chant, il s’engagea dans un vignoble et, entre les rangs, il aperçut un jeune qui chantait en taillant les vignes.
— Bonjour, Majesté, dit le jeune. Comment ? De si bon matin, dans la campagne ?
— Béni sois-tu ! Veux-tu venir avec moi dans la capitale ? Tu seras mon ami.
— Hélas, Majesté, pas la peine même d’y penser. Merci. Car je n’échangerais pas ma place même contre celle du pape.
— Mais pourquoi, toi, un si beau garçon…
— Mais non, vous dis-je. Je suis heureux ainsi, cela suffit.
« Enfin, un homme heureux » songea le roi.
— Jeune homme, écoute, rends-moi service.
— Si je peux, ce sera de bon cœur, Majesté.
— Attends un instant.
Et le roi, qui ne se sentait plus de bonheur, courut chercher ses gens.
— Venez ! Venez ! Mon fils est sauvé ! Mon fils est sauvé !
Et il les mène auprès du jeune homme.
— Sois béni, jeune homme, dit-il, je te donnerai tout ce que tu veux ! Mais donne-moi, donne-moi…
— Quoi donc, Majesté ?
— Mon fils va mourir ! Tu es le seul à pouvoir le sauver. Viens ici, attends !
Il se saisit de lui, et commence à déboutonner sa veste. Soudain il s’arrête, les bras lui en tombent.
L’homme heureux ne portait pas de chemise.


1) Falulele (dialecte du Frioul). "Rengaine propre aux paysans, sans signification, avec laquelle ils ont coutume de terminer leurs chansons" (Pirona)