Le pays où l'on ne meurt jamais

Fable recueillie par Italino Calvino

Traduction d'Ugo Bratelli, Janvier 2003

Un jour, un jeune homme dit :
— Moi, cette histoire que tout le monde doit mourir ne me plaît pas beaucoup : je veux aller chercher le pays où l’on ne meurt jamais.
Il dit au revoir à son père, à sa mère, à ses oncles et ses cousins, et il s’en va. Il marche pendant des jours, il marche pendant des mois, et, à tous ceux qu’il rencontrait, il demandait s’ils pouvaient lui indiquer l’endroit où l’on ne meurt jamais : mais nul ne connaissait cet endroit.
Un jour, il rencontra un vieil homme, qui portait une barbe blanche jusqu’à la poitrine, et qui poussait une brouette remplie de pierres. Il lui demanda :
— Est-ce que vous sauriez me dire où se trouve l’endroit où l’on ne meurt jamais ?
— Tu ne veux pas mourir ? Reste avec moi. Tant que je n’aurai pas fini de transporter toute cette montagne avec ma brouette, pierre après pierre, tu ne mourras pas.
— Et combien de temps faut-il pour la raser ?
— Ça prendra cent ans.
— Et ensuite, je devrai mourir ?
— Eh bien oui.
— Non, ce n’est pas l’endroit qui me convient : je veux aller dans un endroit où l’on ne puisse jamais mourir.
Il salue le vieil homme et continue, droit devant. Après avoir marché longtemps, il arrive en un bois si grand qu’il semblait infini. Il y avait un vieil homme, qui portait une barbe longue jusqu’au nombril, et qui, avec une serpe, coupait des branches. Le jeune homme lui demanda :
— S’il vous plaît, sauriez-vous m’indiquer un endroit où l’on ne meure jamais ?
— Reste avec moi, lui répondit le vieil homme. Tant que je n’aurai pas coupé tout le bois avec ma serpe, tu ne mourras pas.
— Et cela prendra combien de temps ?
— Bah ! Deux cents ans.
— Et après, je devrai mourir quand même ?
— Bien sûr. Cela ne te suffit pas ?
— Non, ce n’est pas l’endroit qui me convient. Je suis à la recherche d’un endroit où l’on ne mourrait jamais.
Ils se saluèrent, et le jeune homme poursuivit sa route. Quelques mois plus tard, il arriva au bord de la mer. Il y avait un vieil homme, qui portait une barbe longue jusqu’aux genoux, et qui regardait un canard boire l’eau de la mer.
— S’il vous plaît ? Vous savez où se trouve l’endroit où l’on ne meurt jamais ?
— Si tu as peur de mourir, reste avec moi. Regarde : tant que ce canard n’aura pas vidé cette mer avec son bec, tu ne mourras pas.
— Et cela prendra combien de temps ?
— À vue de nez, environ trois cents ans.
— Et après, il faudra que je meure ?
— Et que veux-tu faire ? Combien d’années encore voudrais-tu y échapper ?
— Non ! Pas même cet endroit ne me convient : je dois aller là où l’on ne meurt jamais.
Il se remit en route. Un soir, il arriva devant un palais magnifique. Il frappa ; un vieil homme, qui portait une barbe longue jusqu’aux pieds, lui ouvrit :
— Que voulez-vous, mon brave ?
— Je suis à la recherche de l’endroit où l’on ne meurt jamais.
— Bravo, tu tombes à pic. C’est ici l’endroit où l’on ne meurt jamais. Tant que tu resteras avec moi, tu seras sûr de ne pas mourir.
— Enfin ! J’en ai fait du chemin ! C’est justement l’endroit que je cherchais ! Mais, et vous ? Êtes-vous content que je reste ici ?
— Oh oui ! très content, et même que tu me tiendras compagnie.
Ainsi le jeune homme s’installa dans le palais avec ce vieillard, et menait une vie de seigneur. Les années passaient, et nul ne s’en apercevait : des années, des années, des années.
Un jour, le jeune dit au vieillard :
— Mon dieu, ici avec vous, je suis vraiment bien, mais j’aurais envie d’aller voir un peu ce que deviennent mes parents.
— Mais quels parents veux-tu aller voir ? À ce jour, ils sont tous morts, depuis belle lurette !
— Ma foi, que voulez-vous que je vous dise ? J’ai envie d’aller voir des coins familiers. Qui sait, peut-être rencontrerai-je les enfants des enfants de mes parents ?
— Si réellement tu as cette idée en tête, je te dirai comment tu dois faire. Va à l’écurie, prends mon cheval blanc, qui a le don de se déplacer comme le vent. Mais souviens-toi : ne descends jamais de selle, sous aucun prétexte, car si tu descends, tu meurs aussitôt.
— Soyez rassuré, je ne descendrai pas : j’ai trop peur de mourir !
Il gagna l’écurie, fit sortir le cheval blanc, se mit en selle et partit comme le vent. Il passe par où il avait rencontré le vieil homme au canard : là où jadis il y avait la mer, à présent s’allongeait une vaste prairie. Dans un coin il y avait un tas d’ossements : c’étaient les os du vieillard.
— Tiens !, pensa le jeune homme, j’ai bien fait de continuer ma route : si j’étais resté avec celui-là, à cette heure je serais mort moi aussi !
Il continua son chemin. Et là, ce grand bois, qu’un vieil homme devait couper avec sa serpe, était nu et tondu : on ne voyait pas même un arbre.
— Même avec celui-ci, se dit le jeune homme, je serais bel et bien mort depuis un bout de temps !
Il passa par l’endroit où se trouvait cette grande montagne qu’un vieil homme devait transporter, pierre après pierre : à présent il y avait une plaine lisse comme un billard.
— Je ne serais pas plus mort, avec celui-ci !
Il poursuit sa route, encore et encore, et il arrive dans son pays ; mais il était si changé qu’il ne le reconnaissait plus. Il cherche sa maison, mais la route elle-même n’existe plus. Il se renseigne au sujet de ses parents, mais personne n’avait jamais entendu son nom. Il ne se sentit pas bien.
— Mieux vaut que je rentre immédiatement, se dit-il.
Il tourna bride, et prit le chemin du retour. Il n’avait pas fait la moitié de la route quand il rencontra un charretier, qui conduisait une charrette chargée de vieilles chaussures et tirée par un bœuf.
— Monsieur, je vous en prie, dit le charretier, descendez un instant, aidez-moi à soulever cette roue qui est allée dans le fossé.
— Je suis pressé, je ne peux pas descendre de selle, dit le jeune homme.
— Faites-moi cette faveur, vous voyez que je suis seul, et le soir tombe…
Le jeune homme, saisi de pitié, descendit de cheval. Il avait encore un pied dans l’étrier et un pied déjà à terre, quand le charretier l’attrapa par un bras et dit :
— Ah, enfin, je t’ai pris ! Sais-tu qui je suis ? Je suis la Mort ! Tu vois toutes ces chaussures percées, là, au fond de la charrette ? Ce sont toutes celles que tu m’as fait user à courir derrière toi. Maintenant, tu t’es laissé prendre. Vous devrez tous finir entre mes mains : il n’y a pas de salut.
Et l’heure de mourir sonna aussi pour le pauvre jeune homme.