JUVÉNAL

SATIRE II

Trad. Henri Clouard

1-35. M’enfuir d’ici jusque par delà les Sarmates et l’Océan glacial, ah, que ne puis-je ! Chaque fois qu’ils osent parler de moeurs, ceux qui posent aux Curius et mènent la vie comme une bacchanale ! Ce sont des gens incultes tout d’abord, bien que chez eux le plâtre de Chrysippe frappe partout les yeux ; car la suprême élégance pour eux, c’est d’acheter un portrait d’Aristote ou de Pittacos, c’est de mettre sur leur bibliothèque un Cléanthe de première main. Ne jugez pas sur la mine. Quel quartier n’abonde en polissons à l’air grave ? Tu prétends châtier les pratiques honteuses, toi, alors que parmi les débauchés socratiques tu es l’égout le plus notoire ? Certes, la peau de tes membres qui pique, les soies rudes de tes bras promettent une âme inflexible ; mais de ton anus épilé, le médecin en riant tranche de grosses excroissances. Ces gens-là parlent peu, ils ont un goût prononcé pour le silence, avec les cheveux plus courts que les sourcils. Il y a encore plus de sincérité ingénue chez Péribomius ; c’est la faute des destins, si cet homme avoue son mal sur sa physionomie, dans son allure. Des hommes de cette sorte ont une franchise pitoyable, c’est leur passion même qui doit leur valoir indulgence : bien pires sont ceux qui vitupèrent contre de telles pratiques avec des mots d’Hercule et, tout en parlant de vertu, tortillent le derrière. «Tu ressembles à un chien remuant la queue, Sextus, et j’aurais pour toi de l’estime ?» dit l’infâme Varillus : «En quoi est-ce que je vaux moins que toi ?» Un cagneux peut encourir raillerie d’un bel homme, un Éthiopien d’un blanc ; mais qui supporterait d’entendre les Gracques déplorer une sédition ? Qui ne mettrait sens dessus dessous terre et ciel, mer et ciel, si un Verrès ne trouvait à son goût un voleur, Milon un meurtrier, si Clodius dénonçait les adultères, si Catilina accusait Céthégus, si les trois disciples de Sylla lui reprochaient sa table de proscriptions ? Tel fut naguère l’amant adultère, souillé d’un accouplement digne d’une tragédie, et qui remettait en vigueur de dures lois, terribles pour tous, pour Vénus et Mars eux-mêmes, cela dans le moment même où Julie nettoyait d’une foule d’avortons sa féconde matrice et se délivrait de foetus qui ressemblaient à son oncle . N’est-ce donc pas à bon droit que tous les hommes perdus de vices méprisent nos faux Scaurus et leur renvoient leurs censures comme on rend un coup de dents !

36-63. Elle n’a pu supporter, Laronia, d’entendre un de ces personnages, sombre, s’écrier tant de fois : «Où es-tu aujourd’hui, loi Julia, où dors-tu ?» Elle lui a répondu en souriant : «Heureux sont nos temps qui te font censeur des moeurs. Que Rome dès maintenant se résigne à la pudeur, car un troisième Caton lui est tombé du ciel. Mais cependant, dis-moi, où achètes-tu ce qui parfume ton cou velu ? N’aie pas honte de m’indiquer le patron de la boutique. Ah, si l’on agite lois et édits, il faut sortir avant toute autre la loi Scantinia : surveille d’abord les hommes, qui en font plus que nous ; mais eux, le nombre les défend, pareils aux phalanges où les boucliers se serrent les uns contre les autres. Concorde parfaite entre efféminés ! Aucun exemple aussi détestable dans notre sexe. Média ne caresse pas Cluvia, Flora ne caresse pas Catulla : tandis qu’Hispo se livre aux jeunes gens, il est pâle de l’un et de l’autre excès. Nous, est-ce que nous plaidons, est-ce que nous savons le droit civil, est-ce que nous faisons du bruit dans votre barreau ? Peu de femmes luttent, peu de femmes mangent les boulettes de viande   des athlètes : vous, vous filez la laine, vous rapportez dans des corbeilles le travail achevé et mieux que Pénélope, mieux qu’Arachné, vous tournez le fuseau où s’enroule un mince fil : elle fait comme vous, la misérable prostituée à sa maison close. On sait bien pourquoi Hister a couché sur son testament un unique affranchi, ayant beaucoup donné de son vivant à sa jeune épouse. Elle sera riche pour avoir dormi en tiers dans un grand lit. Marie-toi et tais-toi ; les secrets gardés rapportent des pierres précieuses. Et c’est contre nous, après cela, qu’une rigoureuse sentence est prononcée ? La censure acquitte les corbeaux et condamne les colombes. »

64-81. Ils s’enfuirent éperdument devant cette explosion d’évidences, les faux Stoïciens. En effet, que répondre à Laronia ? Mais à quoi ne faut-il pas s’attendre lorsque tu t’habilles, Créticus, de trop fins tissus, et que sous ce vêtement qui fait l’ébahissement du peuple, tu pérores contre les Procula et les Pollita ? Puisque Fabulla est adultère, qu’on la condamne si tu veux, et Carfinia aussi : ces condamnées ne prendront pas une toge pareille à la tienne. «Mais Juillet brûle, je bous !» Mets-toi nu pour plaider, alors ! Ah ! il y aurait moins de honte à être fou. Je voudrais qu’ainsi vêtu tu aies eu à porter lois et édits devant le peuple victorieux et montrant ses blessures toutes fraîches, devant les montagnards venant de quitter leurs charrues. Ah, l’on t’entendrait protester, si tu voyais un juge dans cette tenue ! S’il te plaît, dis-moi, est-ce que ces tissus-là conviennent à un témoin ? Dur et intraitable professeur de liberté, ô Créticus, tu montres ton corps en transparence. Tu as pris le mal par contagion et l’épidémie s’étendra. Il en est ainsi dans la vie des champs : tout un troupeau meurt de gâle ou de teigne par la faute d’un seul porc et le raisin se corrompt à la vue du raisin.

82-142. Un jour, tu iras plus loin encore dans l’indécence ; personne n’est arrivé d’une fois à la perfection de la honte. Tu finiras par faire partie de la confrérie des gens qui s’enferment chez eux, s’enrubannent le front, se mettent des colliers au cou et font leur cour à la Bonne Déesse en lui offrant le ventre d’une jeune truie et un grand cratère ; mais ils renversent la tradition : défense formelle aux femmes d’entrer, les mâles seuls ont droit à l’autel de la déesse. «Au large ! profanes, s’écrient-ils, aucune joueuse de flûte ne vient ici faire gémir son instrument.» Tels furent les mystères orgiaques qu’avaient coutume de célébrer les Baptes d’Athènes et qui dégoûtaient jusqu’à Cotytto. Il y en a un qui, d’un fin pinceau, allonge son sourcil au noir de fumée, il y travaille en clignant des yeux qu’il lève au ciel. Un autre boit dans un verre en forme de priape, son énorme chevelure prise dans un résille d’or, habillé d’une étoffe d’azur brochée ou vert pâle unie, et c’est par la Junon du maître que jure son esclave. Un troisième tient un miroir, insigne d’Othon le débauché, «dépouille d’Actor l’Auruncien» dans lequel Othon se regardait en armes quand il donnait l’ordre de marche. Que les annales nouvelles et l’histoire de notre temps ne laissent pas échapper ce fait : un miroir dans les bagages d’une guerre civile ! Il est assurément d’un grand chef de tuer Galba et de se soigner la peau ; c’est l’énergie d’un grand citoyen qui guette dans les plaines de Bédriac la proie palatine et masse à la mie de pain son visage : ni la souveraine d’Assyrie, Sémiramis, armée de son carquois, ni Cléopâtre angoissée sur la galère d’Actium, n’en ont fait autant. Ici plus de pudeur dans les mots, aucun respect de l’autel ; ici toute licence comme aux mystères de Cybèle, toute liberté de parler à voix d’eunuque. C’est un vieillard fanatique qui tient le rôle du prêtre, rare et mémorable modèle d’ample gosier, avantageux à engager comme professeur. Qu’attendent donc ces gens-là pour livrer au couteau, selon le mode phrygien, un appendice devenu inutile ? Gracchus a donné quatre cent mille sesterces de dot à un joueur de cor ; ou bien l’artiste ne jouait-il pas plutôt d’un instrument droit ? L’acte signé, le «Tous nos voeux» prononcé, la noce, — c’est une belle noce, — se met à table, l’époux tient la nouvelle mariée sur ses genoux. O grands ! Est-ce du censeur que nous avons besoin ou bien de l’haruspice ? Je me demande si l’on ne trouverait pas le spectacle plus horrible, le prodige plus étonnant, au cas où l’on verrait une femme accoucher d’un veau, une vache d’un agneau ? Des garnitures en or, de longues robes, le voile rouge du mariage, voilà ce dont s’affuble un homme qui a sué sous le poids des boucliers sacrés à la courroie mystérieuse. O protecteur de la ville, comment les pâtres du Latium sont-ils devenus de tels sacrilèges ? Comment, Gradivus, pareil prurit s’est-il emparé de tes petits-fils ? II se livre à un homme, cet homme de haute naissance, cet homme riche, et tu n’agites pas ton casque, tu n’ébranles pas la terre de ta lance, tu ne te plains pas à ton père ? Alors va-t’en, rends-nous le Champ - austère qui ne t’intéresse plus. - «J’ai des devoirs à rendre demain, dès le soleil levant, dans le vallon de Quirinus.» - «Quels devoirs ?» - «Tu poses la question ? Un de mes amis se marie et n’invite que quelques privilégiés.» Vivons quelque temps encore et voilà ce que nous verrons, voilà ce qui se fera publiquement, ce qu’on voudra coucher sur des actes officiels. Pour le moment, un tourment accable de tels mariés : ils ne peuvent enfanter et, par là, retenir leurs maris. Mais quoi ! la nature ne modèle pas les corps sur ces âmes nouvelles : nos «mariées» meurent stériles, elles n’ont rien à espérer de Lydé la grosse mère, armée de sa boîte à médicaments, elles offriraient vainement la paume des mains à l’agile luperque. En bien, ces horreurs ont été dépassées.

143-148. Gracchus en tunique, le trident à la main, Gracchus en gladiateur a rempli l’arène de sa fuite, lui plus noble que les Capitolins et que les Marcellus, que les descendants de Catule et de Paul, que les Fabius, que tous les spectateurs du balcon, que l’homme même qui donnait les jeux lors de cette séance où Gracchus fît le rétiaire.

149-170. Existe-t-il des mânes, un royaume souterrain, une gaffe de nautonier, un Styx avec des grenouilles noires dans son gouffre, et une barque unique pour faire passer le fleuve à des milliers d’ombres ? Même les enfants ne le croient plus, sauf ceux qui n’ont pas encore l’âge de payer aux bains. Mais admettons qu’il le faille croire : que peuvent penser Curius et les deux Scipions, Fabricius et les mânes de Camille, la légion de Crémère, la jeunesse décimée à Cannes et les âmes de tant de guerres, chaque fois qu’une ombre de ce milieu vient à eux ? Ils voudraient faire une purification, s’ils trouvaient du soufre et des torches avec du laurier humide. Là, nous sommes, pauvres types, l’objet du mépris. Oui, je sais bien, nous avons porté nos armes au delà des rivages de l’Érin et des Orcades que nous venons de prendre, au-delà de ces Bretons qui se contentent de la plus courte nuit. Mais ce qui se fait maintenant dans la ville du peuple victorieux, nos vaincus, eux, ne le font pas. Il n’y a qu’un Arménien, l’unique Zalacès, le plus efféminé de tous les éphèbes, à s’être livré, dit-on, aux feux d’un tribun. Ah, les fructueux échanges ! Nous recevons des otages, nous en faisons des hommes. Car si ces garçons jouissent d’un séjour assez long dans Rome, il arrivera qu’il n’y ait plus assez d’amants pour eux. Ils enverront promener braies, poignards, le frein et le fouet. Et voilà comment on rapporte à Artaxata les moeurs d’adolescents corrompus.