JUVÉNAL

SATIRE V

Trad. Henri Clouard

1-11. Ne pas avoir honte de ton mode de vie, persévérer dans ta méthode, mettre ton souverain bien à manger le pain d’autrui, supporter des affronts qui eussent révolté Sarmentus et l’ignoble Galba à la table insolente de César Auguste, est-ce possible ? Tu aurais beau en jurer, je ne te croirais point. Je ne sais rien de plus sobre que le ventre. Que tu n’aies pas de quoi remplir le tien, soit ! Mais n’y a-t-il donc plus de trottoir libre ? plus de pont, plus le moindre bout de natte ? Attaches-tu tant de prix à un repas où l’on te sert des outrages ? Meurs-tu de faim ? Il serait plus honorable de faire grelotter ta faim à l’écart et qu’elle morde dans le pain sordide qu’on jette aux chiens.

12-23. D’abord, dis-toi bien qu’on t’invite pour payer en une fois toute une longue suite de services. Ce que rapporte la protection d’un grand, ce sont quelques repas ; ton prince en fait le compte et, si rares soient-ils, le compte est strict. Supposons qu’après deux mois de silence il lui plaise de t’inviter, toi, son client, pour faire bouche-trou au troisième lit. « Dînons ensemble », te fait-il dire. Te voilà comblé. Que réclamais-tu de plus ? Trébius tient son invitation, il s’arrache au sommeil, il ne prend pas le temps de lacer ses souliers ; pourvu que la foule des clients ne se soit pas déjà mise en route sous les étoiles qui pâlissent ou quand le paresseux Bouvier fait encore décrire un cercle à son chariot glacé !

24-79. Quel repos cependant ! Le vin, on n’en voudrait pas pour dégraisser la laine des brebis ; vous étiez convives, vous voilà Corybantes. On prélude par les gros mots ; bientôt les coups volent, il y a des blessés, la nappe rougie sert à essuyer les plaies ; voilà ce qui arrive chaque fois qu’entre vous autres et la cohorte des affranchis les carafes de Sagonte servent de munitions. Le maître, lui, boit un vin transvasé sous un consul du vieux temps, fait avec un raisin qu’on foula à l’époque de la guerre sociale, mais jamais il n’en ferait porter une coupe à un protégé malade de l’estomac. Demain il boira un vin des coteaux d’Albe ou de Setia : le nom d’origine ne se lit plus sur la vieille amphore, tellement elle est couverte de suie ; c’est du vin comme en buvaient Thraséas et Helvidius, couronnés de fleurs, à l’anniversaire de Brutus et de Cassius. De larges coupes d’ambre incrustées de béryl, brillent dans la main de Virron : mais à toi, l’on ne confie rien qui soit en or, ou bien l’on te met un gardien pour qu’il fasse le compte des pierres précieuses et surveille tes ongles crochus. Excuse ton hôte, il y a là du jaspe d’un grand prix ; car Virron, comme tant d’autres, met à ses coupes les pierres qu’il porte aux doigts, des pierres comme en avait au fourreau de son épée le jeune Troyen que Didon préféra au jaloux Hiarbos. Toi tu boiras dans une de ces tasses à quatre becs auxquelles on a donné le nom du savetier de Bénévent ; elle est fêlée, elle a besoin de raccommodage. Si l’estomac du maître vient à s’échauffer de vin et d’aliments, on lui apporte de l’eau bouillie plus glacée que les neiges des Gètes ; mais vous, dont le vin spécial me faisait protester tout à l’heure, c’est aussi de l’eau spéciale qui vous est servie. Un coureur gétule te présentera la coupe, ou un noir Maure à la main osseuse, que tu ne voudrais pas rencontrer en pleine nuit le long des tombeaux sur la voie Latine. Une fleur d’Asie se tient devant Virron, un esclave qu’on n’aurait pu acheter avec tout le revenu de Tullus et d’Ancus, avec tout le misérable mobilier des rois de Rome. Tu comprends que si tu as soif, toi, c’est à ton Ganymède gétule qu’il te faut faire signe. Un jeune esclave qui a coûté tant de milliers de sesterces ne sait pas servir les gueux ; sa beauté, son âge, justifient sa morgue. Est-ce qu’il s’est approché de toi ? A-t-il daigné t’entendre lui demander eau tiède ou eau glacée ? Il est outré qu’un vieux client soit couché, alors que lui est debout ; ose lui demander en maître quoi que ce soit. Toute grande maison est remplie de serviteurs insolents. En voici un autre qui te passe, en grommelant Dieu sait quoi, un pain mal rompu ou plutôt des morceaux de pain compact et déjà moisi qui résiste à ta mâchoire. Mais il y en a du tendre, du blanc comme la neige, fait avec la fine fleur du froment, pour le maître. Souviens-toi de réfréner ton geste, tu dois le respect au pain de luxe. Fais le fripon, pour voir, le gardien est là qui te fera lâcher prise : « Veux-tu bien, impudent convive, te bourrer le ventre au pain ordinaire ! Tu ne le reconnais pas à la couleur ? » - « Voilà donc pourquoi, diras-tu, j’ai si souvent laissé ma femme à la maison, gravi la pente des Esquilles dans le froid, ruisselé sous la grêle de printemps ! »

80-106. Regarde quelle magnifique langouste se prélasse dans le plat qui arrive pour le maître, et comme sa queue encadrée d’asperges nargue les convives, quand elle apparaît, portée haut, dans la main d’un serviteur important. Toi, tu vois poser devant toi, sur un pauvre plat, une langoustine prise dans une moitié d’oeuf : ce qu’on donne en offrande aux morts. Le maître arrose sa langouste d’huile de Vénafre ; mais toi tu vas manger une chose défraîchie qui sent l’huile de lampe, de cette huile qu’apportent les descendants de Micippa dans leurs barques à la proue aiguë. A Rome, Boccare qui s’en sert fait le vide dans les bains ; c’est elle qui immunise contre les morsures des noirs serpents ! Le maître aura encore un mulet qui vient de Corse ou des rochers de Tauromène, puisque nos parages sont épuisés ; tant nous fûmes voraces : des filets qui travaillent pour le marché romain font la rafle sur nos côtes sans laisser le temps de grandir aux poissons de la mer Tyrrhénienne. C’est donc la province qui ravitaille Rome ; Léna achète toute la pêche, qui se débite chez Aurélie. Et voici qu’on sert à Virron une lamproie splendide prise dans les gouffres de Sicile ; car dès que l’Auster apaisé sèche ses ailes dans l’antre d’Eole, les pêcheurs osent tendre leurs filets au coeur même de Charybde : à vous, on a réservé une anguille parente de la couleuvre effilée ou un poisson tacheté par la glace, qui vécut sur les rives du Tibre, qui s’est engraissé dans le flot des égouts et qui ne se gênait pas pour remonter leurs conduits jusqu’en pleine Subure.

107-113. A Virron j’aimerais dire deux mots, s’il daignait me prêter l’oreille : « Personne ne te réclame des largesses pareilles à celles que faisaient à leurs modestes amis le bon Pison et Cotta ; en ces temps, titres et faisceaux le cédaient à la gloire de donner. Nous ne te demandons qu’une chose, c’est que tu nous reçoives avec politesse. Fais cela, et puis, comme tant d’autres, sois riche pour toi, pauvre pour tes protégés. »

114-119. On sert à Virron un beau foie d’oie et un chapon aussi gros qu’une oie ; un sanglier digne du javelot du beau Méléagre fume devant le maître. Puis c’est le tour des truffes, si le printemps est venu et que les orages souhaités aient procuré ce nouveau plat. «Nous te laissons ton blé, ô Lybie, s’écrie Allédius, dételle tes boeufs, pourvu que tu nous envoies des truffes. »

120-134. Le maître d’hôtel pendant ce temps gesticule ; regarde-le, pour ne laisser perdre aucun motif d’indignation ; c’est un artiste qui jongle avec le couteau jusqu’à parfait accomplissement des rites ; car il y a de subtiles distinctions à observer selon qu’on découpe un lièvre ou un poulet. Quant à toi, on te mettra dehors en te traînant par les pieds, tel Cacus sous les coups d’Hercule, si tu as le malheur de risquer un mot, fort de tes trois noms de Romain. Quand donc Virron boit-il à ta santé ? Quand vide-t-il une coupe effleurée par tes lèvres ? Qui donc d’entre vous tous aurait la folle audace, l’impudence de dire à votre prince : « Bois » ? Que de paroles rentrées, lorsqu’on porte un costume râpé ! Mais si par miracle un Dieu ou si un mortel semblable aux dieux, une faible créature meilleure que le destin, te faisait riche de quatre-cents sesterces, comme tu deviendrais, de rien, l’ami de Virron et quel ami ! »

135-145. Esclave, sers Trébius, donne de ce plat à Trébius. Tu veux, frère, un morceau dans le rable ? » O milliers de sesterces, c’est vous qu’il honorerait, c’est vous qui seriez ses frères. Cependant si tu veux devenir patron et roi de ton patron, qu’il n’y ait pas à jouer dans ta cour le moindre petit Enée ni, trésor plus chéri encore, une fillette ; l’épouse stérile rend un ami agréable et précieux. Mais que ta Mygale, simple concubine, soit féconde et que trois marmots te tombent d’un coup sur les bras, tu verras Virron enchanté de ce nid jaseur ; il fera apporter une casaque verte, des noisettes, des pièces de monnaie chaque fois qu’un de ces petits parasites paraîtra à sa table.

146-155. Les clients de bas étage ont à avaler des champignons suspects, le patron se régale de cèpes, tout comme Claude, du moins avant que sa femme lui en ait préparé, après quoi il ne mangea plus rien. Virron, pour lui et les autres Virrons, fait servir des fruits, dont vous n’aurez que le parfum, des fruits comme en mûrit l’éternel automne des Phéaciens et qu’on croirait dérobés aux soeurs d’Afrique, les Hespérides : toi, tu as quelque fruit gâté à croquer, tu fais penser au singe sur le rempart, qu’on a affublé d’un petit bouclier et d’un casque, et qui sous la menace du fouet, apprend à lancer le javelot, perché sur une vieille chèvre.

156-173. Peut-être t’imagines-tu que Virron épargne sa bourse. Non, il veut te faire souffrir ; quelle meilleure comédie, quel mime plus réussi que le spectacle des gosiers éplorés ? Tout est calculé, sache-le, pour que tu répandes ta bile dans un flot de larmes, pour que tu tiennes ta mâchoire longtemps serrée et que tu grinces des dents. Tu te fais l’effet d’un homme libre, tu te crois le convive d’un Roi ; mais lui te considère comme son prisonnier, pris à l’odeur de sa cuisine, et il n’a pas tort. En effet, faut-il être gueux pour supporter deux fois cet homme, pour peu qu’on ait porté enfant la bulle d’or étrusque ou le simple noeud ou même la bulle en cuir des petits plébéiens ! C’est l’espoir de bien dîner qui vous abuse. « On va nous servir cette moitié de lièvre, un peu de cet arrière-train de sanglier ; il va nous arriver un morceau de poularde... » Dans ces pensées, vous ne touchez pas à votre pain, vous le tenez jalousement prêt et vous attendez tous en silence. Virron fait bien de te traiter comme il te traite. Puisque tu encaisses tout, tu ne l’as pas volé. Un jour viendra où, crâne tondu, tu tendras ta figure aux gifles et affronteras les coups sanglants des lanières. Voilà les mets, voilà la protection dont je te vois digne.