JUVÉNAL

SATIRE VI

Trad. Henri Clouard

La numérotation adoptée par Henri Clouard (vers 365 et suivants) est simplifiée par rapport à celle habituelle du texte latin. Voyez celui-ci (lien externe)

1-20. Oui, je l'admets, la Pudeur sous le règne de Saturne fit séjour sur la terre et s'y montra longtemps. A cette époque les êtres humains habitaient à l'étroit dans de fraîches cavernes qui enfermaient foyer, Lares, troupeaux et leurs maîtres dans une ombre commune ; l'épouse errante sur les monts faisait le lit à terre avec des feuilles, du chaume et la peau des bêtes féroces. Ah ! elle ne te ressemblait guère, Cynthie, ni à toi qui as troublé de larmes la perle de tes yeux pour la mort d'un moineau ; elle nourrissait à ses fortes mamelles des enfants déjà robustes, et elle nous aurait inspiré plus d'horreur que son époux rotant le gland. Dans l'univers alors nouveau et sous un jeune ciel, ils vivaient bien autrement que nous, ces hommes sortis du coeur des chênes ou pétris de limon, qui n'eurent point de parents. Peut-être des vestiges de l'antique Pudeur subsistaient-ils sous Jupiter, le Jupiter encore sans barbe, quand les Grecs étaient si loin du parjure, que personne ne craignait le larron pour ses légumes et pour ses fruits, qu'on n'avait pas à enclore son jardin. Mais ensuite, insensiblement, Astrée est remontée vers les dieux, en compagnie de la Pudeur, et les deux soeurs ensemble se sont enfuies.
21-59. Il y a longtemps, bien longtemps, Postremus, qu'on fait chavirer le lit d'autrui et qu'on bafoue le Génie protecteur de la couche nuptiale. Tout autre crime a été le produit de l'âge de fer, mais les siècles d'argent virent les premiers adultères. Comment est-il possible que tu prépares engagement et contrat de fiançailles en ces temps-ci ? Déjà tu vas te confier à un maître coiffeur, et peut-être as-tu passé l'anneau au doigt de la jeune fille. On te tenait pour sain d'esprit, Postumus, et tu te maries ? Dis-moi quelle Tisiphone te traque, quelles vipères te tourmentent. Pourquoi passer sous le joug, alors qu'il te reste tant de cordes, que s'ouvrent de hautes fenêtres d'où l'on a le vertige, et que tu as à ta portée, là tout près, le pont Emilius ? Que si aucune de ces solutions ne t'agrée, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire dormir avec toi un jeune garçon ? Ce n'est pas lui qui soulèverait des querelles dans la nuit ; qui profiterait de la situation pour exiger de petits cadeaux, qui te reprocherait de ménager tes flancs et de ne pas t'essouffler à sa volonté. - Mais Ursidius approuve la loi Julia, il rêve d'élever un héritier mignon, il est prêt à renoncer aux grands tourtereaux, aux crêtes de mulets, aux tentations corruptrices du marché. - Qu'y a-t-il d'impossible au monde, du moment qu'une femme se trouve pour épouser Ursidius ? Le plus notoire des adultères tendre sa bouche insensée à la muselière conjugale ! lui à qui tant de fois un coffre a sauvé la vie comme à Latinus. Par surcroît, c'est une épouse de moeurs antiques qu'il lui faut ? Médecins, ouvrez-lui la veine médiane. Trésor d'homme ! Cours te prosterner au seuil du Capitole, immole à Junon une génisse aux cornes dorées, si une femme aux lèvres chastes est ton lot. Il n'y en a guère qui soient dignes de toucher les bandelettes de Cérès et dont un père ne redoute les baisers. Ah, couronne ta porte de lierre en guirlandes. - Mais Hibernia ne se contente-t-elle pas d'un seul homme ? - Tu la ferais plus aisément se contenter d'un seul oeil. - On en vante une autre qui vit à la campagne chez son père. - Qu'elle vive à Gabies, qu'elle vive à Fidènes, comme elle a vécu aux champs, et je t'abandonne mon domaine familial. Mais qui me garantirait qu'il ne s'est rien passé sur les montagnes ou dans les grottes ? Jupiter et Mars se seraient-ils faits si vieux ?
60-113. Est-ce sous nos portiques qu'on te montrera une femme digne de tes voeux ? Y en a-t-il aux gradins de nos théâtres une seule que tu puisses aimer avec confiance et emmener de là chez toi ? Il suffit que Bathylle, ce mime lascif, danse la Léda, pour que Tullie prenne feu, pour qu'Apula pousse soudain, comme dans l'étreinte, de longues plaintes ; l'attention immobilise Thymèle : encore innocente, Thymèle apprend. Il y a un autre genre de femmes ; quand, rideau remisé et théâtre clos, les voix ne retentissent plus qu'au forum, dans la longue saison qui sépare les jeux plébéiens et mégalésiens on voit des femmes chasser leur ennui avec le masque, le thyrse et le caleçon d'Accius. Urbicus, dans un baisser de rideau, fait rire la salle avec un exode d'Atellane qui parodie le rôle d'Autonoé ; eh bien, Aélia l'adore : seulement elle est sans fortune. Il ne coûte pas rien à ces dames de forcer un comédien ! On en a vu qui ruinèrent la voix de Chrysogone, un tragédien fait les délices d'Hispulla : t'attends-tu à ce que ce soit Quintilien qui excite de telles passions ? Tu prends femme, c'est pour qu'Ephion le cithariste soit père, ou bien Ambroise le joueur de flûte. Dressons de longs tréteaux dans les rues étroites, décorons richement nos portes de lauriers : c'est pour que sous le voile d'un berceau incrusté d'écaille, ton noble rejeton, Lentulus, te présente les traits du mirmillon Euryale. La femme d'un sénateur, Eppia, a suivi une troupe de gladiateurs jusqu'à Pharos, jusqu'au Nil, jusqu'aux murailles de la trop fameuse Alexandrie ; les moeurs monstrueuses de Rome ont été scandaliser Canope. Sa maison, son mari, sa soeur, Eppia a tout oublié, elle ne se soucie plus de sa patrie ; elle a laissé ses enfants dans les pleurs, et je vais t'étonner plus encore, elle a renoncé aux Jeux et à Pâris. Elle avait pourtant grandi dans l'opulence familiale, dormi dans la plume d'un berceau passementé d'or ; elle n'en brava pas moins la mer ; elle avait déjà bravé l'honneur, qui est facile à balancer pour ces petites maîtresses. Les flots tyrrhéniens, les eaux ioniennes qu'on entend de loin retentir, toutes ces mers successives, elle les affronta intrépide. S'il faut courir un péril pour une juste cause, les femmes sont glacées de peur, leurs jambes tremblent et fléchissent : elles ne montrent une âme forte, elles n'ont de l'audace que pour se déshonorer. Pour obéir à son époux, une femme trouve dur de s'embarquer, elle ne supporte pas l'odeur de la sentine, elle voit tout tourner : mais une femme qui suit son amant a le coeur solide. Celle-là vomit sur son mari, celle-ci dîne avec les matelots, va et vient sur la poupe, s'amuse à tripoter les rudes cordages. Or quelle est la beauté qui fait brûler Eppia ? quelle jeunesse ? Qu'a-t-elle eu à contempler pour pouvoir endurer son surnom de gladiatrice ? Eh bien, c'est Sergiolus qui déjà se rasait le menton, qui avait le bras cassé, qui en était à l'espoir de la retraite ; en outre, sa figure ne manquait pas de défauts, grosse bosse en plein nez, meurtrissures du casque, oeil chassieux. Mais c'était un gladiateur ; les gladiateurs sont des Hyacinthes ; ils passent avant enfants et patrie, avant une soeur et un mari. Le fer, voilà ce qu'elles aiment. Ce même Sergius, s'il avait reçu son congé, n'aurait plus été pour Eppia qu'un Veienton.
114-132. Affaire privée, histoire d'Eppia, c'est bien. Mais observe les rivaux des dieux, écoute les malheurs de Claude. Dès que sa femme le voyait endormi, assez folle pour préférer un grabat au lit impérial, l'Auguste courtisane prenait deux manteaux de nuit et une servante. Ses noirs cheveux cachés sous une perruque blonde, elle arrivait au fétide et misérable lupanar, elle entrait dans la chambre vide qui était la sienne ; là, toute nue, les seins serrés dans une résille d'or, elle se prostitue sous le faux nom de Lycisca et elle expose le ventre qui t'a porté, ô généreux Britannicus. Elle reçoit avec des caresses tous ceux qui entrent et elle réclame le salaire ; gisante, elle s'offre à des violences indéfiniment répétées. Bientôt le tenancier congédie ses femmes, elle a peine de partir ; au moins s'arrange-t-elle à fermer la dernière sa chambre ; encore brûlante du feu de ses désirs, fatiguée des hommes, mais non pas rassasiée, elle s'en va. Les joues noircies par la lampe fumeuse, elle apporte l'odeur du mauvais lieu dans le lit impérial.
133-160. Faut-il parler de l'hippomane, des formules magiques, du poison que les femmes destinent à l'enfant du premier lit ? Le sexe impérieux les pousse aux crimes dont le moindre est la débauche. - Pourquoi Cesennia est-elle parfaite, au dire de son mari ? - Elle lui a apporté un million de sesterces : c'est le prix de ce certificat. Ce n'est pas le carquois de l'amour qui amaigrit ce mari, ni sa lampe qui le brûle : les feux, les flèches viennent d'ailleurs, de la dot. Ainsi la liberté de l'épouse est payée ; elle a toute licence de faire des signes, de répondre à des billets : c'est une vraie veuve, la femme qui a épousé riche un mari cupide. - Mais pourquoi Sertorius est-il follement amoureux de Bibule ? - Si tu y vois clair, c'est le visage qui est aimé, non la femme. Que trois rides se creusent, que la peau se fane et se relâche, que les dents noircissent et que les yeux se resserrent, un affranchi lui déclarera : " Fais ton paquet et va-t'en. Nous en avons assez, tu ne fais que te moucher. Va-t'en et dare dare. Il en arrive un autre au nez sec. " Mais en attendant elle est reine, elle commande, elle exige de son mari pâtres et moutons dans la Pouilles, vignes à Falerne, rien que cela ? Oh non, des légions de jeunes esclaves, des ergastules entiers ; tout ce qu'elle n'a pas mais qu'a le voisin, il faut l'acheter. En décembre, quand Jason devenu négociant, s'enferme et que ses matelots en armes disparaissent derrière les boutiques engivrées, il faut à cette femme de beaux vases de cristal et des coupes de verre murrhin et ce diamant célèbre qui a la gloire d'avoir orné le doigt de Bérénice ; un barbare en fit jadis présent à sa soeur, dans le pays où les rois observent le sabbat pieds nus et où c'est une tradition d'épargner les pourceaux et de les laisser mourir de vieillesse.
161-183. - Alors, dans ces bataillons de femmes, tu ne feras grâce à aucune ? - Supposons une femme belle et bien prise, riche, féconde, qui affiche sous ses portiques les portraits de lointains aïeux, plus chaste que les Sabines qui se jetèrent tout échevelées dans le combat et mirent fin à une guerre, - ah ! voilà un oiseau rare en ce monde, un véritable cygne noir. Or, qui supporterait pour épouse cette femme accomplie ? J'aimerais mieux, oui ma foi, une paysanne de Venouse que toi, Cornélie, mère des Gracques, si tu m'apportes avec tes vertus sublimes de grands airs et que tu comptes dans ta dot les triomphes de ta lignée. Laisse-moi tranquille, je t'en prie, avec Hannibal, avec Syphax vaincu dans son camp ; ôte-toi d'ici avec toute ta Carthage. " Sois clément, je t'en supplie, ô Paean et toi déesse, dépose ton carquois. Mes enfants n'ont rien fait ; ne châtiez que leur mère. " C'est le cri d'Amphion. Hélas, Paean bande son arc. Elle eut à ensevelir sa troupe d'enfants avec leur père lui-même, cette Niobé qui croyait dépasser en réputation la race de Latone, parce qu'elle fut plus féconde que la blanche truie. Quelle vertu, quelle beauté valent qu'on se les entende sans cesse reprocher ? Les rares et précieuses qualités n'ont plus de charme si l'orgueil en distille plus d'aloès que de miel. Qui donc, ayant une femme qu'il lui faut combler de louanges, restera amoureux au point de ne pas la maudire au moins sept heures par jour ?
184-199. Il y a d'autres défauts plus menus, mais encore insupportables au mari. Est-il rien de plus désagréable qu'une femme qui ne se juge accomplie que si, toute toscannienne qu'elle est, elle se fait Grecque et, née à Sulmone affiche un air d'Athènes ? Tout à la Grecque ! et pourtant, ce dont nos femmes devraient surtout avoir honte, c'est d'ignorer le latin. Le grec est devenu leur langue pour la peur, les colères, les joies, les soucis, les confidences. Bien mieux ! elles font l'amour en grec. Bon pour les jeunes femmes : mais toi, malheureuse, toi à la porte de qui frappe la quatre-vingt-sixième année, du grec encore ? Ce n'est pas une langue décente chez une vieille. Combien de fois t'entend-on soupirer ces mots lascifs ma vie ! mon âme ! que tu étouffais tout à l'heure sous tes draps et que tu ressors maintenant devant tout le monde ? Certes, qui n'a les sens allumés par une voix caressante et friponne ? On dirait qu'elle a des doigts. Mais avec toi, tout reste calme. Tu as beau y mettre plus de volupté qu'Humus ou Carpophore : le compte de tes ans est sur ton visage.
200-230. Si tu ne dois pas aimer celle dont un engagement de foi et des contrats en règle feront ta femme, il n'y a aucune raison de te marier. Pourquoi perdre un dîner et ces massepains qu'on distribue vers la fin de la noce aux convives gavés ? Pourquoi le cadeau de la première nuit, ces pièces d'or à l'effigie princière qui doivent briller au fond d'une sébile de prix ? Et puis, si tu es assez candide pour te consacrer à une seule femme, courbe la tête, prépare-toi au joug. Tu n'en trouveras aucune qui épargne celui qui l'aime ; même amoureuses, elles aiment tourmenter, dépouiller. Elles sont d'autant moins bonnes épouses qu'elles ont d'aimables et faciles maris. Tu ne pourras faire aucun présent sans l'aveu de ta femme, rien vendre contre son gré, rien acheter si elle s'y oppose. Elle te dictera tes affections ; il sera chassé, le vieil ami dont ta porte vit la première barbe. Marchands de femmes et dresseurs de gladiateurs ont liberté de tester : le droit n'a pas rompu avec l'arène ; mais toi, tu devras coucher plus d'un rival sur ton testament. - " La croix pour cet esclave ! " - " Quel crime a-t-il commis pour mériter le supplice ? Y a-t-il un témoin ? Qui le dénonce ? Un moment, on ne saurait trop prendre son temps quand il y va de la mort d'un homme. " - " Ô fou ! est-ce qu'un esclave est un homme ? Il n'a rien fait, soit. Mais je le veux, je l'ordonne. Une raison ? Ma volonté ! " Elle est donc reine chez son mari. Mais bientôt elle délaisse ce royaume, veut changer de demeure, foule aux pieds le voile nuptial, s'envole, puis revient au lit méprisé, abandonnant la nouvelle maison dont on vient de décorer les portes, au seuil de laquelle les voiles sont encore suspendus, les rameaux verdoyants encore accrochés. Ainsi s'allonge la liste, ainsi se consomment huit maris en cinq automnes : beau motif d'épitaphe !
231-241. Et désespère de la paix du ménage tant que tu auras ta belle-mère ; c'est la belle-mère qui enseigne l'art de ruiner joyeusement un mari, l'art de répondre avec ruse aux billets doux d'un séducteur ; et c'est elle qui trompe les gardiens ou les corrompt. On se porte bien, elle n'en appelle pas moins Archigène et fait tomber les lourds vêtements ; mais l'amant a été mandé, il se tient dans sa cachette ; impatient, silencieux il aiguise ses flèches. Peux-tu t'attendre à ce qu'une telle mère élève ses enfants dans des principes différents des siens ? L'intérêt d'une infâme vieille est de mettre en circulation une fille infâme.
242-245. Il n'y a presque point de procès qu'une femme n'ait suscités. Manilia accuse, si par hasard elle n'est pas accusée. Les femmes préparent elles-mêmes l'affaire et constituent les dossiers, c'est tout juste si elles ne songent pas à dicter l'exorde et l'argumentation, même à un Celse.
246-267. Et les manteaux tyriens et l'onguent d'athlète pour femmes, qui les ignore ? Qui n'a vu les entailles du poteau qu'elles attaquent du glaive, le bouclier au poing, en apprenties zélées ? J'en vois une qui serait digne de figurer aux jeux Floraux, dans la fanfare ; mais il est fort possible qu'elle nourrisse plus haute ambition et se prépare à la véritable arène. Quelle pudeur peut rester au coeur d'une femme casquée qui abdique son sexe ? Elle aime la force. Ce n'est pas qu'elle veuille jamais devenir homme, car elle y perdrait sur le chapitre de la volupté. Pour toi, quel honneur ! s'il arrivait qu'on mette aux enchères la garde-robe de ta femme et qu'on exhibe un baudrier, un brassard, une aigrette, une demi-jambière ? Ou bien, si elle s'adonnait à un autre genre de lutte, quel plaisir pour toi de voir vendre ses cuissards ? Sont-ce là les êtres qui transpirent sous les vêtements les plus légers, dont un tissu de soie accable le corps délicat ? Vois avec quelle frénésie ta femme donne les coups qu'elle vient d'apprendre, comme elle supporte le poids d'un lourd casque, comme elle est ferme sur ses jarrets, comme elle a choisi une épaisse cuirasse. C'est à se tordre quand ces femelles déposent leurs armes pour prendre le vase ! Dites-moi, filles de Lépide, de Métellus l'aveugle, de Fabius Gurges, quelle femme de gladiateur s'est jamais accoutrée ainsi ? Quand celle d'Asylus s'est-elle ainsi essoufflée devant le poteau ?
268-285. Toujours la dispute et les querelles au lit conjugal ; on n'y dort guère. Et quand la femme est-elle le plus odieuse au mari ? Quand se montre-t-elle pire qu'une tigresse à qui l'on a arraché ses petits ? C'est quand les plaintes lui servent à cacher quelque perfidie ; ou elle s'indigne de jeunes garçons, ou elle pleure d'une rivale imaginaire ; mais elle a toujours une provision de larmes qui attendent son ordre pour couler de telle ou telle façon ; tu crois que c'est de l'amour, pauvre sot, tu es tout fier et tes lèvres sèchent ces larmes. Or quelles lettres tu lirais, quels billets, si pour toi s'ouvrait le secrétaire de cette adultère jalouse ! Je suppose qu'elle se fasse prendre en flagrant délit avec un esclave ou un chevalier. - " Dis, Quintilien, dis-nous comment colorer le fait ? " - " Nous ne sommes pas de force, qu'elle parle elle- même. " - " Il avait été convenu, déclare-t-elle, que tu ferais ce que tu voudrais et que j'aurais le droit de vivre à ma guise. Crie tant qu'il te plaira, révolutionne l'univers, je suis créature humaine. " Rien de plus audacieux que les femmes prises sur le fait. Colère et énergie s'alimentent à la faute.
286-313. De quelle source jaillissent de telles monstruosités, tu veux le savoir ? La chasteté latine était jadis sous la garde d'une humble fortune ; ce qui protégeait contre le vice les modestes demeures, c'était le travail, de courts sommeils, les mains que la laine étrusque abîmait, Hannibal aux portes de Rome et les maris debout sur la tour Colline. Aujourd'hui nous souffrons des maux d'une longue paix, plus cruelle que les armes ; la luxure nous a assaillis pour la revanche de l'univers vaincu. Aucun crime ne nous manque, aucun des forfaits qu'engendre la débauche, depuis que la pauvreté romaine a péri. Le flot a atteint nos collines, nous avons une Sybaris, une Rhodes, une Milet, une Tarente ivre couronnée de pampres, impudique. Le premier, l'or obscène a importé chez nous les moeurs étrangères ; avec son luxe honteux, la richesse, mère des vices, a brisé les traditions séculaires. Quelle réserve attendre de l'amour pris de vin ? Elle ne distingue plus la tête de la queue, la femme qui passe la nuit à avaler de larges huîtres, tandis qu'écume le Falerne pur mêlé de parfums et que vidant sa coupe, elle voit le plafond tournoyer et la table étinceler d'un nombre double de flambeaux. Et maintenant, ose douter de la grimace que fait Tullia humant l'air, ou des propos de Maura, soeur de lait d'une Maura trop célèbre, quand elles passent devant l'antique autel de la Pudeur. La nuit, laissant là leurs litières, elles inondent de longs jets la statue de la déesse, puis elles se chevauchent l'une l'autre et se pâment sous les regards de la lune. Enfin elles rentrent chez elles ; et toi, au petit jour, tu marches dans l'urine de ta femme en allant présenter tes devoirs à tes patrons.
314-345. Connus maintenant sont les mystères de la Bonne Déesse quand la flûte aiguillonne les reins, que trompette et vin s'accordent pour mettre en feu les ménades de Priape qui tordent leurs cheveux et poussent des cris. Quelle rage d'accouplement s'empare alors d'elles, de quelle voix rugit leur désir bondissant, quels flots de vin vieux leur trempe cuisses et jambes ! Elles veulent rivaliser avec les filles de bordel, l'enjeu est une couronne, et Sauféia remporte le prix de la hanche cambrée ; mais elle-même doit applaudir Médullina pour ses ondulations de rein. On partage la palme entre les deux reines : privilège égal à celui de la naissance. Ce n'est pas du jeu, ici, tout se fait pour de bon ; il y aurait de quoi incendier le fils de Laomédon glacé par l'âge et Nestor malgré sa hernie. Et voici que le rut ne peut plus attendre, il n'y a plus à présent que la femelle toute pure, un cri unanime retentit dans tout le repaire : " C'est l'heure permise par la déesse, nous voulons les hommes ! l'amant est dans son lit, on lui fait dire qu'il ait à prendre son manteau pour accourir ; si l'amant fait défaut, on livre assaut aux esclaves ; faute d'esclaves, on appelle un porteur d'eau ; si enfin il n'y a pas moyen de trouver d'homme, on n'attendra pas davantage, on se couchera sous un âne. Plût aux dieux que les rites antiques et le culte public eussent échappé à de telles profanations ! Mais Maures et Indiens savent bien quel jeune homme osa, déguisé en joueuse de flûte, introduire un membre (de plus fort calibre que le rouleau des deux Anti-Caton de César) là même d'où le rat n'ose approcher s'il se sait mâle, là où c'est une loi de la peinture de faire pendre un voile. Et cependant quel homme en ce temps-là aurait osé blasphémer ? Lequel aurait raillé la coupe et le bassin noir de Numa et les fragiles assiettes fabriquées sur le mont Vatican ? Mais aujourd'hui quel autel n'a pas son Clodius ?
346-362. Grandes dames ou plébéiennes, toutes se valent ; celle qui marche à pied sur le pavé boueux n'a pas moins de vices que celle qui se fait porter sur les épaules de ses longs Syriens. Ogulnie veut assister aux jeux ; elle loue robe, escorte, litière, coussins, clientes, nourrice et une blonde enfant pour ses commissions. Et tout ce qui reste de l'héritage paternel, jusqu'à ses derniers vases, va à des athlètes frottés d'huile ; beaucoup de ces femmes dans leur train de vie sont gênées, mais aucune n'a la pudeur de sa gêne, aucune n'accepte les limites que sa pauvreté lui trace. Les hommes du moins songent quelquefois à l'utile ; par crainte du froid et de la faim, ils se rappellent la leçon de la fourmi ; mais une femme prodigue ne voit pas sa fortune s'en aller. Comme si l'argent pouvait se multiplier et renaître indéfiniment, comme si l'on devait trouver toujours plein le coffre où l'on puise, les femmes ne calculent jamais le prix de leurs plaisirs.
363-397. Quelque maison qu'ait montée le louche tenancier dont la main tremblante promet tout, on n'y peut trouver que d'infâmes débauchés. Cette engeance a permission de souiller les mets de la table sacrée. On devrait briser, on se contente de faire laver les coupes où a bu une Colocyntha, une Chélidon à barbe. Plus pure et plus honnête que tes Lares est donc la maison de l'entraîneur de gladiateurs, qui ne laisse pas Psyllus approcher Euhoplius dans sa troupe ; il ne tolère même pas une tunique impure parmi ses filets ni que le gladiateur combattant nu dépose au même endroit ses protège-épaules et le trident meurtrier. Tout au fond de l'école où logent ces gens-là, même en prison, ils ont leurs ceps spéciaux. Mais toi, ta femme te fait boire dans le même verre que les gaillards avec qui refuserait de prendre un verre de vin d'Albe ou de Sorente la fauve prostituée qui fait le guet dans les ruines du sépulcre. Vos femmes prennent conseil d'eux pour épouser et pour plaquer ; leurs heures de langueur sont pour eux, les pensées sérieuses de leur vie ; c'est eux encore qui leur enseignent les rythmes de la croupe et des flancs, enfin tout ce qu'ils savent. Et prenez garde, ne leur faites jamais confiance. Celui-là qui se fait les yeux, qui se pare d'étoffes safran et porte une résille, c'est tout de même un amant. Méfie-toi de lui, d'autant plus que sa voix est d'une femme et qu'il se caresse les reins ; il les a jeunes et flexibles. Ce garçon-là, au lit, fera merveille ; la fausse Thaïs a dansé et jeté son masque, il n'y a plus que le docile Triphallus. - " De qui te moques-tu ? Raconte ces blagues à d'autres ! Parions : je soutiens que tu es vraiment un homme. Parfaitement : tu le reconnais ! ou faudra-t-il que le bourreau appelle ses aides ? " Oui, j'entends vos conseils et tout ce dont vous m'avertissez, mes vieux amis : - Mets le verrou, tiens-la enfermée... Mais qui gardera les gardiens ? ils ont intérêt aujourd'hui à taire les frasques d'une jeune libertine. Un crime partagé se dissimule : la coquine le sait bien, et c'est par eux qu'elle commence. "
398-412. Il y a des femmes qui raffolent des eunuques et de leurs baisers : pas de barbe piquante avec eux, et pas de risque d'avoir à se faire avorter. La volupté reste complète cependant. Car on ne les livre au médecin qu'en pleine jeunesse épanouie, les organes déjà ombragés ; on laisse les testicules grossir, atteindre un poids de deux livres, et alors Héliodore fait l'opération au seul dam du barbier. Pour ce qui est des esclaves achetés aux trafiquants, leur impuissance est réelle, pitoyable ; ils ont honte de la bourse et du poids chiche qui leur restent. Tel esclave est le point de mire de tous les regards quand il va se baigner, il a de quoi défier le dieu de la Vigne et des jardins : c'est celui que sa maîtresse a fait opérer. L'autre, le véritable eunuque, qu'il couche avec elle ! Mais, Postumus, ne va tout de même pas lui confier ton Bromius, qui est déjà viril et dont la chevelure va être coupée.
413-430. Si ta femme est musicienne, elle aura pour amants, en dépit de la fibule, tous les artistes embauchés par le préteur. Leurs instruments, sans cesse entre ses mains étincelleront au feu de ses pierreries et elle ne voudra toucher les cordes qu'avec l'archet du tendre Hedymèle. Elle tient l'instrument, elle se console avec lui de l'absence du jeune homme, il enflamme ses baisers. Une femme de l'illustre maison des Lamia sacrifia un jour à Vénus ainsi qu'à Janus pour savoir si Pollion, le joueur de lyre, pouvait espérer la couronne de chêne aux Jeux Capitolins. Qu'eût-elle fait de plus pour son mari malade ? pour un fils tristement condamné par les médecins ? Elle se tenait devant l'autel ; elle n'a pas eu honte, pour une cithare, de se voiler la tête et de réciter toutes les prières du rite ; devant la brebis ouverte, elle devint toute pâle. Dis-moi donc, je te prie, ô le plus antique des dieux, vénérable Janus, tu donnes une réponse dans ce cas-là ? Que de loisirs au ciel ! Vous n'avez pas, je le vois, trop de besogne. Celle-ci te consulte pour des comédiens, celle-là a un tragédien à te recommander ; l'haruspice y attrapera des varices.
431-445. Mais que ta femme chante, plutôt que de voler à travers la ville, hardie, se mêlant aux groupes d'hommes, apostrophant des généraux devant son mari, la tête haute, les seins aussi. Ces femmes-là savent ce qui se passe dans tout l'univers, ce que font les Sères ce que font les Thraces, les secrets qui se trament entre la belle-mère et le beau-fils, les intrigues amoureuses, l'amant qu'on s'arrache. Celle-ci saura dire de qui telle veuve est enceinte et de quel mois, les mots et les positions de telle autre quand elle fait l'amour. Elle est la première à voir la comète qui menace les rois d'Arménie et des Parthes. Elle guette aux portes de la ville les nouvelles, les rumeurs toutes fraîches ; au besoin elle en fabrique Le Niphates vient de submerger les populations, un déluge couvre les campagnes, les villes chancellent, le sol s'affaisse. Voilà ce qu'aux carrefours, pour le premier venu, elle débite !
446-450. Autant cette, manie, d'ailleurs, que celle d'une autre, qui fait enlever de pauvres gens du voisinage pour qu'on les déchire suppliants à coups d'étrivières. Celle-là, s'il arrive que des aboiements la tirent d'un profond sommeil : " Qu'on apporte des bâtons ! " s'écrie-t-elle, et elle ordonne de frapper le maître d'abord, ensuite le chien. Elle est dure de physionomie, son visage fait peur.
451-467. Elle va aux bains la nuit ; il faut mobiliser pour elle dans la nuit quantité de cuvettes et tout un camp. Elle aime suer en grand tralala ; quand ses bras épuisés par les poids lui tombent, l'habile masseur lui met les doigts au bon endroit et fait craquer le fémur. Les malheureux convives pendant ce temps se sentent accablés de sommeil et de faim. Enfin elle arrive, toute rouge, elle viderait l'amphore qu'on met à ses pieds. Avant de manger, elle boit deux setiers : quand elle aura rejeté le second et lavé ainsi son estomac, quel appétit ! Des ruisseaux de vin courent sur le marbre, le bassin doré exhale une odeur de Falerne. Elle fait comme un long serpent tombé au fond d'un tonneau, elle boit et vomit. Son mari en a des nausées ; il retient sa bile, les yeux clos.
468-489. Il y a pire ; c'est cette femme qui semble ne se mettre à table que pour louer Virgile et pardonner à Didon suicide, comparer des poètes et les peser, placer Virgile sur un plateau de la balance et Homère sur l'autre. Les grammairiens s'avouent vaincus, les rhéteurs déposent les armes, toute la table se tait. Impossible à l'avocat, au crieur, à aucune autre femme d'ouvrir la bouche. Celle-ci fait couler un tel flot de paroles qu'on dirait un charivari de chaudrons et de cloches. Qu'on ne fatigue plus désormais trompettes ni clairons : elle seule suffira pour remédier aux éclipses. Le sage se trace une limite, même dans les choses honnêtes ; mais la femme qui veut faire la savante et l'éloquente, devrait retrousser sa tunique, immoler un porc à Silvain, payer un quart d'as pour son bain. Puisse la matrone qui partage ton lit ne pas affecter de bien parler, ne pas bander ses phrases pour décocher le subtil syllogisme à deux termes, ignorer quelque chose en histoire et ne pas tout comprendre dans les livres. Je déteste une femme qui possède la méthode de Palémon, observe toutes les règles du langage et, versée dans les vieux auteurs, me cite des vers que je ne connais pas, enfin qui reproche à une amie ignorante de ces fautes dont les hommes n'ont cure. Il faut qu'un mari puisse s'offrir un solécisme.
490-506. Il n'y a rien qu'une femme ne se permette, rien où elle voie de la honte, du moment qu'elle porte au cou un collier d'émeraudes et aux oreilles de longs pendants. La plus intolérable de toutes est la riche. Hideuse et risible à voir, elle a le visage empâté d'une couché de crème à la mie de pain, elle sent la pommade Poppée : une glu pour les lèvres du malheureux mari ; car s'il s'agit de rejoindre l'amant, on se fait peau nette. Quelle femme veut être belle pour la maison ? C'est pour les amants qu'on a des essences, qu'on achète tout ce que vous nous expédiez, sveltes Indiens. Enfin elle découvre la peau de son visage en enlevant la première couche ; on commence à la reconnaître ; puis elle la baigne dans ce lait pour lequel elle traînerait à sa suite un troupeau d'ânesses jusqu'au pôle hyperboréen, si elle y était exilée. Mais dites-moi, un visage qui a besoin de tant de préparations, auquel il faut ces cataplasmes humides, est-ce un visage ou un ulcère ?
507-540. Il est intéressant de savoir ce à quoi les femmes s'occupent, ce qui les agite tout le jour. Si le mari a tourné le dos toute la nuit, malheur à l'intendante ! on fera mettre bas leur tunique aux coiffeuses et l'on accusera le Liburnien d'avoir été en retard : c'est lui qui paiera pour le sommeil du maître. On brise les verges sur un dos, on en rougit un autre au fouet, on fait siffler les étrivières ; il y a des femmes qui prennent des bourreaux à l'année. Et tandis que les coups sont distribués, Madame se maquille, écoute bavarder ses amies, inspecte les ors qui bordent une robe brodée. Et les coups pleuvent toujours, jusqu'à ce que les tortionnaires n'en puissent plus. Alors : " Va-t'en ! " tonne-t-elle, satisfaite d'avoir ainsi fait justice. Une maison de ce genre à faire marcher, ce n'est pas plus une sinécure que d'administrer la cour du tyran de Sicile. Que la dame ait un rendez-vous, elle veut être mieux parée que d'ordinaire, et vite, car déjà on l'attend aux jardins ou dans le temple d'Isis, cette déesse entremetteuse. Aussi voyez la pauvre Psécas, cheveux arrachés, épaules nues, poitrine à l'air, qui la coiffe. - " Cette boucle est plus haute que l'autre, pourquoi ? " Et le nerf de boeuf tout de suite châtie le crime, le forfait d'un cheveu mal ondulé. Quelle est la faute de Psécas ? Est-elle coupable si ton nez te déplaît ? Une autre fille, du côté gauche, brosse la chevelure, la peigne, la roule en anneaux. On dirait un conseil qui va délibérer ; une vieille esclave de famille qui, pour récompense de ses services, a quitté le peigne et pris la quenouille, donne le premier avis ; les plus jeunes diront le leur ensuite, par rang d'âge ou de mérite, tout à fait comme s'il s'agissait de la vie ou de l'honneur : tellement la dame veut être belle ! Sa tête porte tant d'étages superposés, c'est un tel édifice à tant de compartiments, qu'on croirait voir, de face, Andromaque ; de dos, elle est beaucoup plus petite, on la prendrait pour une autre femme. Imaginez le tableau, si elle est courte de taille, si ses cothurnes ôtés ne la laissent pas plus haute qu'une vierge pygmée et si elle doit se hausser sur la pointe des pieds pour tendre sa bouche aux baisers.
541-554. Son mari pendant ce temps a complètement disparu de son esprit, ainsi que les dépenses qu'elle lui fait. Elle vit avec lui sur le pied de voisine ; toute son intimité consiste à détester les amis qu'il a, ses propres esclaves, et à le ruiner. Voici les prêtres de Bellone et de la Mère des dieux ; ils entrent, accompagnés d'un gigantesque eunuque, offert à leur obscène vénération. Depuis longtemps il s'est coupé les testicules amollis ; sous son menton plébéien il a noué sa tiare phrygienne. Il mène grand tapage ; il annonce un redoutable Auster de septembre, à moins qu'on ne gagne indulgence en lui donnant cent veufs avec de vieilles robes feuille-morte qui emporteront dans leurs plis la menace du terrible et brusque péril l'expiation vaudra pour toute l'année.
555-602. En plein hiver, la dame sortira à l'aube, fera briser la glace sur le Tibre pour se plonger dans le fleuve trois fois ; elle a beau détester cette eau, elle aura toute la tête dans le courant ; puis nue et frissonnante, elle traversera tout le champ de Tarquin le superbe en se traînant sur ses genoux qui seront en sang. Si la blanche Io l'ordonne, elle ira jusqu'au fond de l'Égypte, elle en rapportera de l'eau puisée près de la torride Méroé pour faire une aspersion au temple d'Isis, près de la vieille bergerie : elle croit avoir entendu la voix même de la déesse. Voilà l'âme et l'esprit des privilégiés qui ont avec les dieux des entretiens nocturnes ! Mais les honneurs suprêmes vont à cet homme qui, avec un cortège de prêtres à la tunique de lin et au crâne tondu, parcourt la ville, riant en lui-même du peuple crédule qui vénère Anubis. Il intercède pour l'épouse qui a fait l'amour aux jours sacrés de continence grave faute qui mérite peine sévère, et l'on a vu le serpent d'argent remuer la tête ! Mais le digne prêtre pleure et prie ; il obtiendra le pardon : une oie grasse, un petit gâteau, et Osiris se laisse corrompre ! Il n'a pas tourné les talons, qu'une Juive, corbeille et foin quittés, arrive tremblante et demande l'aumône à l'oreille. Elle est interprète des lois de Jérusalem, grande prêtresse de l'arbre messagère fidèle des dieux supérieurs. Encore une main à combler, tout de même plus chichement ; pour quelques sous, les Juifs vendent toutes les fictions qu'on voudra. Un haruspice d'Arménie ou de Commagène consulte le poumon d'une colombe encore palpitante et promet un jeune amant, l'héritage d'un riche sans enfants ; il interrogera aussi le coeur d'un poulet, les entrailles d'un petit chien, quand ce ne seront pas celles d'un enfant ; il fera ce que lui-même dénoncerait chez un autre. Les Chaldéens inspirent plus de confiance encore. Les femmes prennent tout ce que dit l'astrologue pour une émanation même d'Ammon, puisque Delphes ne rend plus d'oracles et que l'ignorance de l'avenir est le châtiment du genre humain. Le plus fameux, c'est l'homme plusieurs fois exilé qui par sa fausse amitié et ses prédictions vénales causa la mort du grand citoyen redouté d'Othon. Il jouira d'un crédit sans bornes, si ses mains ont fait sonner le fer des chaînes, s'il a tâté longuement de la prison militaire ; car un astrologue sans condamnation manque de génie ; mais s'il a failli subir la peine capitale, s'il a échappé de peu à la relégation aux Cyclades, s'il a frisé le séjour dans la petite Séripho, à la bonne heure ! Aussi ta Tanaquil le consulte-t-elle sur la jaunisse de sa mère et la mort de la bonne dame qui tarde, mais auparavant sur toi-même ; puis elle demande pour quand les funérailles de sa soeur, de ses oncles, enfin si son amant vivra plus qu'elle : quelles plus grandes faveurs pourrait-elle espérer des dieux ?
603-634. Au moins ces femmes ignorent-elles les sinistres présages de Saturne, les conjonctures favorables de Vénus, les mois où l'on perd, ceux où l'on gagne ; mais souviens-toi d'éviter même la rencontre de celle entre les mains de qui tu verrais un calendrier usagé et brillant comme l'ambre, celle qui ne consulte personne et qui est déjà consultée, celle qui n'accompagnera pas son mari partant pour le camp ou rentrant dans son pays, si les nombres de Thrasylle l'en dissuadent. A-t-elle envie de se faire porter à un mille, elle demande à son livre de lui fixer l'heure ; si un oeil qu'elle a frotté la démange, elle n'enverra pas chercher un collyre sans vérifier l'horoscope ; malade et au lit, elle n'acceptera de se sustenter qu'à l'heure fixée par son Petosiris. La femme de modeste fortune parcourra le cirque entre les deux bornes et tirera au sort en tendant le front et la main au devin qui sollicite un claquement de lèvres répété. La femme riche demandera une consultation à un augure phrygien tiré de son pays à prix d'or, à un habile spécialiste des astres et du ciel, à l'un de ces vieillards chargés d'enfouir les objets publics que la foudre a frappés. Enfin la plébéienne a son destin inscrit dans le cirque et sur le mur de Tarquin ; la pauvresse qui montre à son cou une longue parure d'or consulte aux tours de bois et aux colonnes des dauphins pour savoir si elle doit épouser le fripier, ayant quitté le cabaretier.
635-642. Encore ces femmes-ci, parce qu'elles sont pauvres, acceptent-elles le risque d'enfanter, la fatigue de nourrir ; mais sur les lits dorés ne se voient guère de jeunes mères. Il y a tant de pratiques et de drogues pour rendre les femmes stériles et tuer les êtres humains dans le ventre maternel ! Réjouis-toi, infortuné ! Présente toi-même la potion sans te soucier de ce que c'est ; car si ta femme acceptait qu'un enfant fasse tressaillir douloureusement ses flancs élargis, qui sait si tu ne te trouverais pas le père d'un Ethiopien et si tu n'aurais pas à consacrer ton testament à l'un de ces noirs héritiers sur qui l'on se refuse, dès le matin venu, à porter les yeux ? Je passe sous silence les enfants supposés, les enfants destinés à tromper un mari dans son voeu, dans sa joie, et qu'on va chercher souvent au bord d'immondes fosses. On en fera un jour des pontifes, des prêtres saliens, on leur donnera mensongèrement un nom de la famille Scaurus. La maligne Fortune se tient là, dans la nuit, souriant à ces nouveau-nés abandonnés, elle les emmaillote et les réchauffe dans les plis de sa robe, puis va les offrir aux nobles maisons pour s'y préparer mystérieusement une de ses comédies. Voilà ceux qu'elle aime, elle s'impose à eux, elle en fait ses nourrissons et ne se lasse point de les pousser dans le monde.
643-659. De ces magiciens l'un offre ses incantations, l'autre vend des philtres de Thessalie avec lesquels une femme peut troubler la raison de son mari et lui donner de la pantoufle dans les fesses : voilà pourquoi tu perds le sens, pourquoi des nuées t'obscurcissent l'esprit, pourquoi tes actions les plus récentes ne te laissent pas le moindre souvenir. Passe encore, si tu n'es pas pris de folie furieuse comme cet oncle de Néron à qui Caesonia fit prendre dissoute toute l'excroissance du front d'un poulain encore tremblant : quelle femme ne ferait ce qu'a fait l'épouse du prince ? Tout brûlait, l'univers craquait et menaçait ruine, comme si Junon eût rendu fou son mari. Moins fatal devait être le champignon d'Agrippine, puisqu'il n'arrêta le coeur que d'un seul vieillard, envoyant dans l'autre monde une tête branlante et une bouche qui bavait sans arrêt ; mais le breuvage de Caesonia appelle le fer et le feu, les supplices, les sénateurs s'entre-déchirant, leur sang mêlé à celui des chevaliers. Que de malheurs produits par le petit d'une jument, que de maux engendrés d'une seule empoisonneuse !
660-667. Les épouses ne peuvent pas sentir les enfants d'une maîtresse. Pourquoi s'indigner, pourquoi interdire ? on tolérerait presque qu'elles se débarrassent de l'enfant d'une première femme. Pupilles qui avez du bien, écoutez-moi, veillez sur vos jours et méfiez-vous du plat qu'on vous passe, de ces pâtisseries qui sont noirâtres du poison d'une belle-mère. Faites mordre dans tout ce que vous fait servir cette marâtre, qui a son enfant à elle ; et que votre précepteur se dévoue pour goûter vos coupes.
668. Sans doute n'est-ce là qu'inventions, sans doute ma satire chausse-t-elle le cothurne et, rompant avec la tradition, imagine-t-elle à la manière ample de Sophocle une vaste fiction encore inconnue aux montagnes des Rutules et au climat latin ? Ah, plût aux dieux que tout cela manque de réalité ! Mais écoutez Pontia s'écrier : " Oui, j'en fais l'aveu, pour mes propres enfants j'ai préparé de l'aconit ; on m'a prise sur le fait, impossible de nier, tout le crime est de moi. " - " Tes deux enfants, cruelle vipère, dans un seul repas, tes deux enfants ! " - " Sept, si j'en avais eu sept ! " Comment ne pas croire, après cela, tout ce qu'on rapporte de la sinistre Médée et de Procné ? Je n'objecte plus rien. Et encore ces monstruosités, elles n'en eurent pas l'audace pour de l'argent ; on se sent moins révolté de tels crimes, quand on pense que la colère est mauvaise conseillère pour les femmes, que la rage met leur foie en feu, et les entraîne comme l'avalanche arrache un roc à la montagne et le précipite sur ses flancs. Moi, la femme que je ne saurais supporter, c'est celle qui calcule, qui accomplit un grand crime de sang-froid. Ces dames assistent à la scène d'Alceste acceptant de mourir pour son mari ; si les destins leur offraient à elles aussi une chance de substitutions, c'est leur mari qu'elles sacrifieraient pour sauver la vie de leur chienne. Tu rencontreras bien des Danaïdes et des Eriphyles demain matin, pas de quartier qui n'ait sa Clytemnestre. La seule différence, c'est que la fille du Tyndare avait pris à deux mains une hache malcommode tandis que de nos jours l'affaire est dans le sac avec un pauvre poumon de grenouille. Mais d'ailleurs le poignard vient à la rescousse, si l'Atride de nos Clytemnestres a, malin, pris par avance l'antidote, à l'exemple du roi trois fois vaincu.