1-20. Oui, je l'admets, la Pudeur sous le règne de Saturne fit séjour
sur la terre et s'y montra longtemps. A cette époque les êtres
humains habitaient à l'étroit dans de fraîches cavernes
qui enfermaient foyer, Lares, troupeaux et leurs maîtres dans une ombre
commune ; l'épouse errante sur les monts faisait le lit à terre
avec des feuilles, du chaume et la peau des bêtes féroces. Ah !
elle ne te ressemblait guère, Cynthie, ni à toi qui as troublé
de larmes la perle de tes yeux pour la mort d'un moineau ; elle nourrissait
à ses fortes mamelles des enfants déjà robustes, et elle
nous aurait inspiré plus d'horreur que son époux rotant le gland.
Dans l'univers alors nouveau et sous un jeune ciel, ils vivaient bien autrement
que nous, ces hommes sortis du coeur des chênes ou pétris de limon,
qui n'eurent point de parents. Peut-être des vestiges de l'antique Pudeur
subsistaient-ils sous Jupiter, le Jupiter encore sans barbe, quand les Grecs
étaient si loin du parjure, que personne ne craignait le larron pour
ses légumes et pour ses fruits, qu'on n'avait pas à enclore son
jardin. Mais ensuite, insensiblement, Astrée est remontée vers
les dieux, en compagnie de la Pudeur, et les deux soeurs ensemble se sont enfuies.
21-59. Il y a longtemps, bien longtemps, Postremus, qu'on fait chavirer le lit
d'autrui et qu'on bafoue le Génie protecteur de la couche nuptiale. Tout
autre crime a été le produit de l'âge de fer, mais les siècles
d'argent virent les premiers adultères. Comment est-il possible que tu
prépares engagement et contrat de fiançailles en ces temps-ci
? Déjà tu vas te confier à un maître coiffeur, et
peut-être as-tu passé l'anneau au doigt de la jeune fille. On te
tenait pour sain d'esprit, Postumus, et tu te maries ? Dis-moi quelle Tisiphone
te traque, quelles vipères te tourmentent. Pourquoi passer sous le joug,
alors qu'il te reste tant de cordes, que s'ouvrent de hautes fenêtres
d'où l'on a le vertige, et que tu as à ta portée, là
tout près, le pont Emilius ? Que si aucune de ces solutions ne t'agrée,
est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire dormir avec toi un jeune garçon
? Ce n'est pas lui qui soulèverait des querelles dans la nuit ; qui profiterait
de la situation pour exiger de petits cadeaux, qui te reprocherait de ménager
tes flancs et de ne pas t'essouffler à sa volonté. - Mais Ursidius
approuve la loi Julia, il rêve d'élever un héritier mignon,
il est prêt à renoncer aux grands tourtereaux, aux crêtes
de mulets, aux tentations corruptrices du marché. - Qu'y a-t-il d'impossible
au monde, du moment qu'une femme se trouve pour épouser Ursidius ? Le
plus notoire des adultères tendre sa bouche insensée à
la muselière conjugale ! lui à qui tant de fois un coffre a sauvé
la vie comme à Latinus. Par surcroît, c'est une épouse de
moeurs antiques qu'il lui faut ? Médecins, ouvrez-lui la veine médiane.
Trésor d'homme ! Cours te prosterner au seuil du Capitole, immole à
Junon une génisse aux cornes dorées, si une femme aux lèvres
chastes est ton lot. Il n'y en a guère qui soient dignes de toucher les
bandelettes de Cérès et dont un père ne redoute les baisers.
Ah, couronne ta porte de lierre en guirlandes. - Mais Hibernia ne se contente-t-elle
pas d'un seul homme ? - Tu la ferais plus aisément se contenter d'un
seul oeil. - On en vante une autre qui vit à la campagne chez son père.
- Qu'elle vive à Gabies, qu'elle vive à Fidènes, comme
elle a vécu aux champs, et je t'abandonne mon domaine familial. Mais
qui me garantirait qu'il ne s'est rien passé sur les montagnes ou dans
les grottes ? Jupiter et Mars se seraient-ils faits si vieux ?
60-113. Est-ce sous nos portiques qu'on te montrera une femme digne de tes voeux
? Y en a-t-il aux gradins de nos théâtres une seule que tu puisses
aimer avec confiance et emmener de là chez toi ? Il suffit que Bathylle,
ce mime lascif, danse la Léda, pour que Tullie prenne feu, pour qu'Apula
pousse soudain, comme dans l'étreinte, de longues plaintes ; l'attention
immobilise Thymèle : encore innocente, Thymèle apprend. Il y a
un autre genre de femmes ; quand, rideau remisé et théâtre
clos, les voix ne retentissent plus qu'au forum, dans la longue saison qui sépare
les jeux plébéiens et mégalésiens on voit des femmes
chasser leur ennui avec le masque, le thyrse et le caleçon d'Accius.
Urbicus, dans un baisser de rideau, fait rire la salle avec un exode d'Atellane
qui parodie le rôle d'Autonoé ; eh bien, Aélia l'adore :
seulement elle est sans fortune. Il ne coûte pas rien à ces dames
de forcer un comédien ! On en a vu qui ruinèrent la voix de Chrysogone,
un tragédien fait les délices d'Hispulla : t'attends-tu à
ce que ce soit Quintilien qui excite de telles passions ? Tu prends femme, c'est
pour qu'Ephion le cithariste soit père, ou bien Ambroise le joueur de
flûte. Dressons de longs tréteaux dans les rues étroites,
décorons richement nos portes de lauriers : c'est pour que sous le voile
d'un berceau incrusté d'écaille, ton noble rejeton, Lentulus,
te présente les traits du mirmillon Euryale. La femme d'un sénateur,
Eppia, a suivi une troupe de gladiateurs jusqu'à Pharos, jusqu'au Nil,
jusqu'aux murailles de la trop fameuse Alexandrie ; les moeurs monstrueuses de
Rome ont été scandaliser Canope. Sa maison, son mari, sa soeur,
Eppia a tout oublié, elle ne se soucie plus de sa patrie ; elle a laissé
ses enfants dans les pleurs, et je vais t'étonner plus encore, elle a
renoncé aux Jeux et à Pâris. Elle avait pourtant grandi
dans l'opulence familiale, dormi dans la plume d'un berceau passementé
d'or ; elle n'en brava pas moins la mer ; elle avait déjà bravé
l'honneur, qui est facile à balancer pour ces petites maîtresses.
Les flots tyrrhéniens, les eaux ioniennes qu'on entend de loin retentir,
toutes ces mers successives, elle les affronta intrépide. S'il faut courir
un péril pour une juste cause, les femmes sont glacées de peur,
leurs jambes tremblent et fléchissent : elles ne montrent une âme
forte, elles n'ont de l'audace que pour se déshonorer. Pour obéir
à son époux, une femme trouve dur de s'embarquer, elle ne supporte
pas l'odeur de la sentine, elle voit tout tourner : mais une femme qui suit
son amant a le coeur solide. Celle-là vomit sur son mari, celle-ci dîne
avec les matelots, va et vient sur la poupe, s'amuse à tripoter les rudes
cordages. Or quelle est la beauté qui fait brûler Eppia ? quelle
jeunesse ? Qu'a-t-elle eu à contempler pour pouvoir endurer son surnom
de gladiatrice ? Eh bien, c'est Sergiolus qui déjà se rasait le
menton, qui avait le bras cassé, qui en était à l'espoir
de la retraite ; en outre, sa figure ne manquait pas de défauts, grosse
bosse en plein nez, meurtrissures du casque, oeil chassieux. Mais c'était
un gladiateur ; les gladiateurs sont des Hyacinthes ; ils passent avant enfants
et patrie, avant une soeur et un mari. Le fer, voilà ce qu'elles aiment.
Ce même Sergius, s'il avait reçu son congé, n'aurait plus
été pour Eppia qu'un Veienton.
114-132. Affaire privée, histoire d'Eppia, c'est bien. Mais observe les
rivaux des dieux, écoute les malheurs de Claude. Dès que sa femme
le voyait endormi, assez folle pour préférer un grabat au lit
impérial, l'Auguste courtisane prenait deux manteaux de nuit et une servante.
Ses noirs cheveux cachés sous une perruque blonde, elle arrivait au fétide
et misérable lupanar, elle entrait dans la chambre vide qui était
la sienne ; là, toute nue, les seins serrés dans une résille
d'or, elle se prostitue sous le faux nom de Lycisca et elle expose le ventre
qui t'a porté, ô généreux Britannicus. Elle reçoit
avec des caresses tous ceux qui entrent et elle réclame le salaire ;
gisante, elle s'offre à des violences indéfiniment répétées.
Bientôt le tenancier congédie ses femmes, elle a peine de partir
; au moins s'arrange-t-elle à fermer la dernière sa chambre ;
encore brûlante du feu de ses désirs, fatiguée des hommes,
mais non pas rassasiée, elle s'en va. Les joues noircies par la lampe
fumeuse, elle apporte l'odeur du mauvais lieu dans le lit impérial.
133-160. Faut-il parler de l'hippomane, des formules magiques, du poison que
les femmes destinent à l'enfant du premier lit ? Le sexe impérieux
les pousse aux crimes dont le moindre est la débauche. - Pourquoi Cesennia
est-elle parfaite, au dire de son mari ? - Elle lui a apporté un million
de sesterces : c'est le prix de ce certificat. Ce n'est pas le carquois de l'amour
qui amaigrit ce mari, ni sa lampe qui le brûle : les feux, les flèches
viennent d'ailleurs, de la dot. Ainsi la liberté de l'épouse est
payée ; elle a toute licence de faire des signes, de répondre
à des billets : c'est une vraie veuve, la femme qui a épousé
riche un mari cupide. - Mais pourquoi Sertorius est-il follement amoureux de
Bibule ? - Si tu y vois clair, c'est le visage qui est aimé, non la femme.
Que trois rides se creusent, que la peau se fane et se relâche, que les
dents noircissent et que les yeux se resserrent, un affranchi lui déclarera
: " Fais ton paquet et va-t'en. Nous en avons assez, tu ne fais que te
moucher. Va-t'en et dare dare. Il en arrive un autre au nez sec. " Mais
en attendant elle est reine, elle commande, elle exige de son mari pâtres
et moutons dans la Pouilles, vignes à Falerne, rien que cela ? Oh non,
des légions de jeunes esclaves, des ergastules entiers ; tout ce qu'elle
n'a pas mais qu'a le voisin, il faut l'acheter. En décembre, quand Jason
devenu négociant, s'enferme et que ses matelots en armes disparaissent
derrière les boutiques engivrées, il faut à cette femme
de beaux vases de cristal et des coupes de verre murrhin et ce diamant célèbre
qui a la gloire d'avoir orné le doigt de Bérénice ; un
barbare en fit jadis présent à sa soeur, dans le pays où
les rois observent le sabbat pieds nus et où c'est une tradition d'épargner
les pourceaux et de les laisser mourir de vieillesse.
161-183. - Alors, dans ces bataillons de femmes, tu ne feras grâce à
aucune ? - Supposons une femme belle et bien prise, riche, féconde, qui
affiche sous ses portiques les portraits de lointains aïeux, plus chaste
que les Sabines qui se jetèrent tout échevelées dans le
combat et mirent fin à une guerre, - ah ! voilà un oiseau rare
en ce monde, un véritable cygne noir. Or, qui supporterait pour épouse
cette femme accomplie ? J'aimerais mieux, oui ma foi, une paysanne de Venouse
que toi, Cornélie, mère des Gracques, si tu m'apportes avec tes
vertus sublimes de grands airs et que tu comptes dans ta dot les triomphes de
ta lignée. Laisse-moi tranquille, je t'en prie, avec Hannibal, avec Syphax
vaincu dans son camp ; ôte-toi d'ici avec toute ta Carthage. " Sois
clément, je t'en supplie, ô Paean et toi déesse, dépose
ton carquois. Mes enfants n'ont rien fait ; ne châtiez que leur mère.
" C'est le cri d'Amphion. Hélas, Paean bande son arc. Elle eut à
ensevelir sa troupe d'enfants avec leur père lui-même, cette Niobé
qui croyait dépasser en réputation la race de Latone, parce qu'elle
fut plus féconde que la blanche truie. Quelle vertu, quelle beauté
valent qu'on se les entende sans cesse reprocher ? Les rares et précieuses
qualités n'ont plus de charme si l'orgueil en distille plus d'aloès
que de miel. Qui donc, ayant une femme qu'il lui faut combler de louanges, restera
amoureux au point de ne pas la maudire au moins sept heures par jour ?
184-199. Il y a d'autres défauts plus menus, mais encore insupportables
au mari. Est-il rien de plus désagréable qu'une femme qui ne se
juge accomplie que si, toute toscannienne qu'elle est, elle se fait Grecque
et, née à Sulmone affiche un air d'Athènes ? Tout à
la Grecque ! et pourtant, ce dont nos femmes devraient surtout avoir honte,
c'est d'ignorer le latin. Le grec est devenu leur langue pour la peur, les colères,
les joies, les soucis, les confidences. Bien mieux ! elles font l'amour en grec.
Bon pour les jeunes femmes : mais toi, malheureuse, toi à la porte de
qui frappe la quatre-vingt-sixième année, du grec encore ? Ce
n'est pas une langue décente chez une vieille. Combien de fois t'entend-on
soupirer ces mots lascifs ma vie ! mon âme ! que tu étouffais tout
à l'heure sous tes draps et que tu ressors maintenant devant tout le
monde ? Certes, qui n'a les sens allumés par une voix caressante et friponne
? On dirait qu'elle a des doigts. Mais avec toi, tout reste calme. Tu as beau
y mettre plus de volupté qu'Humus ou Carpophore : le compte de tes ans
est sur ton visage.
200-230. Si tu ne dois pas aimer celle dont un engagement de foi et des contrats
en règle feront ta femme, il n'y a aucune raison de te marier. Pourquoi
perdre un dîner et ces massepains qu'on distribue vers la fin de la noce
aux convives gavés ? Pourquoi le cadeau de la première nuit, ces
pièces d'or à l'effigie princière qui doivent briller au
fond d'une sébile de prix ? Et puis, si tu es assez candide pour te consacrer
à une seule femme, courbe la tête, prépare-toi au joug.
Tu n'en trouveras aucune qui épargne celui qui l'aime ; même amoureuses,
elles aiment tourmenter, dépouiller. Elles sont d'autant moins bonnes
épouses qu'elles ont d'aimables et faciles maris. Tu ne pourras faire
aucun présent sans l'aveu de ta femme, rien vendre contre son gré,
rien acheter si elle s'y oppose. Elle te dictera tes affections ; il sera chassé,
le vieil ami dont ta porte vit la première barbe. Marchands de femmes
et dresseurs de gladiateurs ont liberté de tester : le droit n'a pas
rompu avec l'arène ; mais toi, tu devras coucher plus d'un rival sur
ton testament. - " La croix pour cet esclave ! " - " Quel crime
a-t-il commis pour mériter le supplice ? Y a-t-il un témoin ?
Qui le dénonce ? Un moment, on ne saurait trop prendre son temps quand
il y va de la mort d'un homme. " - " Ô fou ! est-ce qu'un esclave
est un homme ? Il n'a rien fait, soit. Mais je le veux, je l'ordonne. Une raison
? Ma volonté ! " Elle est donc reine chez son mari. Mais bientôt
elle délaisse ce royaume, veut changer de demeure, foule aux pieds le
voile nuptial, s'envole, puis revient au lit méprisé, abandonnant
la nouvelle maison dont on vient de décorer les portes, au seuil de laquelle
les voiles sont encore suspendus, les rameaux verdoyants encore accrochés.
Ainsi s'allonge la liste, ainsi se consomment huit maris en cinq automnes :
beau motif d'épitaphe !
231-241. Et désespère de la paix du ménage tant que tu
auras ta belle-mère ; c'est la belle-mère qui enseigne l'art de
ruiner joyeusement un mari, l'art de répondre avec ruse aux billets doux
d'un séducteur ; et c'est elle qui trompe les gardiens ou les corrompt.
On se porte bien, elle n'en appelle pas moins Archigène et fait tomber
les lourds vêtements ; mais l'amant a été mandé,
il se tient dans sa cachette ; impatient, silencieux il aiguise ses flèches.
Peux-tu t'attendre à ce qu'une telle mère élève
ses enfants dans des principes différents des siens ? L'intérêt
d'une infâme vieille est de mettre en circulation une fille infâme.
242-245. Il n'y a presque point de procès qu'une femme n'ait suscités.
Manilia accuse, si par hasard elle n'est pas accusée. Les femmes préparent
elles-mêmes l'affaire et constituent les dossiers, c'est tout juste si
elles ne songent pas à dicter l'exorde et l'argumentation, même
à un Celse.
246-267. Et les manteaux tyriens et l'onguent d'athlète pour femmes,
qui les ignore ? Qui n'a vu les entailles du poteau qu'elles attaquent du glaive,
le bouclier au poing, en apprenties zélées ? J'en vois une qui
serait digne de figurer aux jeux Floraux, dans la fanfare ; mais il est fort
possible qu'elle nourrisse plus haute ambition et se prépare à
la véritable arène. Quelle pudeur peut rester au coeur d'une femme
casquée qui abdique son sexe ? Elle aime la force. Ce n'est pas qu'elle
veuille jamais devenir homme, car elle y perdrait sur le chapitre de la volupté.
Pour toi, quel honneur ! s'il arrivait qu'on mette aux enchères la garde-robe
de ta femme et qu'on exhibe un baudrier, un brassard, une aigrette, une demi-jambière
? Ou bien, si elle s'adonnait à un autre genre de lutte, quel plaisir
pour toi de voir vendre ses cuissards ? Sont-ce là les êtres qui
transpirent sous les vêtements les plus légers, dont un tissu de
soie accable le corps délicat ? Vois avec quelle frénésie
ta femme donne les coups qu'elle vient d'apprendre, comme elle supporte le poids
d'un lourd casque, comme elle est ferme sur ses jarrets, comme elle a choisi
une épaisse cuirasse. C'est à se tordre quand ces femelles déposent
leurs armes pour prendre le vase ! Dites-moi, filles de Lépide, de Métellus
l'aveugle, de Fabius Gurges, quelle femme de gladiateur s'est jamais accoutrée
ainsi ? Quand celle d'Asylus s'est-elle ainsi essoufflée devant le poteau
?
268-285. Toujours la dispute et les querelles au lit conjugal ; on n'y dort
guère. Et quand la femme est-elle le plus odieuse au mari ? Quand se
montre-t-elle pire qu'une tigresse à qui l'on a arraché ses petits
? C'est quand les plaintes lui servent à cacher quelque perfidie ; ou
elle s'indigne de jeunes garçons, ou elle pleure d'une rivale imaginaire
; mais elle a toujours une provision de larmes qui attendent son ordre pour
couler de telle ou telle façon ; tu crois que c'est de l'amour, pauvre
sot, tu es tout fier et tes lèvres sèchent ces larmes. Or quelles
lettres tu lirais, quels billets, si pour toi s'ouvrait le secrétaire
de cette adultère jalouse ! Je suppose qu'elle se fasse prendre en flagrant
délit avec un esclave ou un chevalier. - " Dis, Quintilien, dis-nous
comment colorer le fait ? " - " Nous ne sommes pas de force, qu'elle
parle elle- même. " - " Il avait été convenu,
déclare-t-elle, que tu ferais ce que tu voudrais et que j'aurais le droit
de vivre à ma guise. Crie tant qu'il te plaira, révolutionne l'univers,
je suis créature humaine. " Rien de plus audacieux que les femmes
prises sur le fait. Colère et énergie s'alimentent à la
faute.
286-313. De quelle source jaillissent de telles monstruosités, tu veux
le savoir ? La chasteté latine était jadis sous la garde d'une
humble fortune ; ce qui protégeait contre le vice les modestes demeures,
c'était le travail, de courts sommeils, les mains que la laine étrusque
abîmait, Hannibal aux portes de Rome et les maris debout sur la tour Colline.
Aujourd'hui nous souffrons des maux d'une longue paix, plus cruelle que les
armes ; la luxure nous a assaillis pour la revanche de l'univers vaincu. Aucun
crime ne nous manque, aucun des forfaits qu'engendre la débauche, depuis
que la pauvreté romaine a péri. Le flot a atteint nos collines,
nous avons une Sybaris, une Rhodes, une Milet, une Tarente ivre couronnée
de pampres, impudique. Le premier, l'or obscène a importé chez
nous les moeurs étrangères ; avec son luxe honteux, la richesse,
mère des vices, a brisé les traditions séculaires. Quelle
réserve attendre de l'amour pris de vin ? Elle ne distingue plus la tête
de la queue, la femme qui passe la nuit à avaler de larges huîtres,
tandis qu'écume le Falerne pur mêlé de parfums et que vidant
sa coupe, elle voit le plafond tournoyer et la table étinceler d'un nombre
double de flambeaux. Et maintenant, ose douter de la grimace que fait Tullia
humant l'air, ou des propos de Maura, soeur de lait d'une Maura trop célèbre,
quand elles passent devant l'antique autel de la Pudeur. La nuit, laissant là
leurs litières, elles inondent de longs jets la statue de la déesse,
puis elles se chevauchent l'une l'autre et se pâment sous les regards
de la lune. Enfin elles rentrent chez elles ; et toi, au petit jour, tu marches
dans l'urine de ta femme en allant présenter tes devoirs à tes
patrons.
314-345. Connus maintenant sont les mystères de la Bonne Déesse
quand la flûte aiguillonne les reins, que trompette et vin s'accordent
pour mettre en feu les ménades de Priape qui tordent leurs cheveux et
poussent des cris. Quelle rage d'accouplement s'empare alors d'elles, de quelle
voix rugit leur désir bondissant, quels flots de vin vieux leur trempe
cuisses et jambes ! Elles veulent rivaliser avec les filles de bordel, l'enjeu
est une couronne, et Sauféia remporte le prix de la hanche cambrée
; mais elle-même doit applaudir Médullina pour ses ondulations
de rein. On partage la palme entre les deux reines : privilège égal
à celui de la naissance. Ce n'est pas du jeu, ici, tout se fait pour
de bon ; il y aurait de quoi incendier le fils de Laomédon glacé
par l'âge et Nestor malgré sa hernie. Et voici que le rut ne peut
plus attendre, il n'y a plus à présent que la femelle toute pure,
un cri unanime retentit dans tout le repaire : " C'est l'heure permise
par la déesse, nous voulons les hommes ! l'amant est dans son lit, on
lui fait dire qu'il ait à prendre son manteau pour accourir ; si l'amant
fait défaut, on livre assaut aux esclaves ; faute d'esclaves, on appelle
un porteur d'eau ; si enfin il n'y a pas moyen de trouver d'homme, on n'attendra
pas davantage, on se couchera sous un âne. Plût aux dieux que les
rites antiques et le culte public eussent échappé à de
telles profanations ! Mais Maures et Indiens savent bien quel jeune homme osa,
déguisé en joueuse de flûte, introduire un membre (de plus
fort calibre que le rouleau des deux Anti-Caton de César) là même
d'où le rat n'ose approcher s'il se sait mâle, là où
c'est une loi de la peinture de faire pendre un voile. Et cependant quel homme
en ce temps-là aurait osé blasphémer ? Lequel aurait raillé
la coupe et le bassin noir de Numa et les fragiles assiettes fabriquées
sur le mont Vatican ? Mais aujourd'hui quel autel n'a pas son Clodius ?
346-362. Grandes dames ou plébéiennes, toutes se valent ; celle
qui marche à pied sur le pavé boueux n'a pas moins de vices que
celle qui se fait porter sur les épaules de ses longs Syriens. Ogulnie
veut assister aux jeux ; elle loue robe, escorte, litière, coussins,
clientes, nourrice et une blonde enfant pour ses commissions. Et tout ce qui
reste de l'héritage paternel, jusqu'à ses derniers vases, va à
des athlètes frottés d'huile ; beaucoup de ces femmes dans leur
train de vie sont gênées, mais aucune n'a la pudeur de sa gêne,
aucune n'accepte les limites que sa pauvreté lui trace. Les hommes du
moins songent quelquefois à l'utile ; par crainte du froid et de la faim,
ils se rappellent la leçon de la fourmi ; mais une femme prodigue ne
voit pas sa fortune s'en aller. Comme si l'argent pouvait se multiplier et renaître
indéfiniment, comme si l'on devait trouver toujours plein le coffre où
l'on puise, les femmes ne calculent jamais le prix de leurs plaisirs.
363-397. Quelque maison qu'ait montée le louche tenancier dont la main
tremblante promet tout, on n'y peut trouver que d'infâmes débauchés.
Cette engeance a permission de souiller les mets de la table sacrée.
On devrait briser, on se contente de faire laver les coupes où a bu une
Colocyntha, une Chélidon à barbe. Plus pure et plus honnête
que tes Lares est donc la maison de l'entraîneur de gladiateurs, qui ne
laisse pas Psyllus approcher Euhoplius dans sa troupe ; il ne tolère
même pas une tunique impure parmi ses filets ni que le gladiateur combattant
nu dépose au même endroit ses protège-épaules et
le trident meurtrier. Tout au fond de l'école où logent ces gens-là,
même en prison, ils ont leurs ceps spéciaux. Mais toi, ta femme
te fait boire dans le même verre que les gaillards avec qui refuserait
de prendre un verre de vin d'Albe ou de Sorente la fauve prostituée qui
fait le guet dans les ruines du sépulcre. Vos femmes prennent conseil
d'eux pour épouser et pour plaquer ; leurs heures de langueur sont pour
eux, les pensées sérieuses de leur vie ; c'est eux encore qui
leur enseignent les rythmes de la croupe et des flancs, enfin tout ce qu'ils
savent. Et prenez garde, ne leur faites jamais confiance. Celui-là qui
se fait les yeux, qui se pare d'étoffes safran et porte une résille,
c'est tout de même un amant. Méfie-toi de lui, d'autant plus que
sa voix est d'une femme et qu'il se caresse les reins ; il les a jeunes et flexibles.
Ce garçon-là, au lit, fera merveille ; la fausse Thaïs a
dansé et jeté son masque, il n'y a plus que le docile Triphallus.
- " De qui te moques-tu ? Raconte ces blagues à d'autres ! Parions
: je soutiens que tu es vraiment un homme. Parfaitement : tu le reconnais !
ou faudra-t-il que le bourreau appelle ses aides ? " Oui, j'entends vos
conseils et tout ce dont vous m'avertissez, mes vieux amis : - Mets le verrou,
tiens-la enfermée... Mais qui gardera les gardiens ? ils ont intérêt
aujourd'hui à taire les frasques d'une jeune libertine. Un crime partagé
se dissimule : la coquine le sait bien, et c'est par eux qu'elle commence. "
398-412. Il y a des femmes qui raffolent des eunuques et de leurs baisers :
pas de barbe piquante avec eux, et pas de risque d'avoir à se faire avorter.
La volupté reste complète cependant. Car on ne les livre au médecin
qu'en pleine jeunesse épanouie, les organes déjà ombragés
; on laisse les testicules grossir, atteindre un poids de deux livres, et alors
Héliodore fait l'opération au seul dam du barbier. Pour ce qui
est des esclaves achetés aux trafiquants, leur impuissance est réelle,
pitoyable ; ils ont honte de la bourse et du poids chiche qui leur restent.
Tel esclave est le point de mire de tous les regards quand il va se baigner,
il a de quoi défier le dieu de la Vigne et des jardins : c'est celui
que sa maîtresse a fait opérer. L'autre, le véritable eunuque,
qu'il couche avec elle ! Mais, Postumus, ne va tout de même pas lui confier
ton Bromius, qui est déjà viril et dont la chevelure va être
coupée.
413-430. Si ta femme est musicienne, elle aura pour amants, en dépit
de la fibule, tous les artistes embauchés par le préteur. Leurs
instruments, sans cesse entre ses mains étincelleront au feu de ses pierreries
et elle ne voudra toucher les cordes qu'avec l'archet du tendre Hedymèle.
Elle tient l'instrument, elle se console avec lui de l'absence du jeune homme,
il enflamme ses baisers. Une femme de l'illustre maison des Lamia sacrifia un
jour à Vénus ainsi qu'à Janus pour savoir si Pollion, le
joueur de lyre, pouvait espérer la couronne de chêne aux Jeux Capitolins.
Qu'eût-elle fait de plus pour son mari malade ? pour un fils tristement
condamné par les médecins ? Elle se tenait devant l'autel ; elle
n'a pas eu honte, pour une cithare, de se voiler la tête et de réciter
toutes les prières du rite ; devant la brebis ouverte, elle devint toute
pâle. Dis-moi donc, je te prie, ô le plus antique des dieux, vénérable
Janus, tu donnes une réponse dans ce cas-là ? Que de loisirs au
ciel ! Vous n'avez pas, je le vois, trop de besogne. Celle-ci te consulte pour
des comédiens, celle-là a un tragédien à te recommander
; l'haruspice y attrapera des varices.
431-445. Mais que ta femme chante, plutôt que de voler à travers
la ville, hardie, se mêlant aux groupes d'hommes, apostrophant des généraux
devant son mari, la tête haute, les seins aussi. Ces femmes-là
savent ce qui se passe dans tout l'univers, ce que font les Sères ce
que font les Thraces, les secrets qui se trament entre la belle-mère
et le beau-fils, les intrigues amoureuses, l'amant qu'on s'arrache. Celle-ci
saura dire de qui telle veuve est enceinte et de quel mois, les mots et les
positions de telle autre quand elle fait l'amour. Elle est la première
à voir la comète qui menace les rois d'Arménie et des Parthes.
Elle guette aux portes de la ville les nouvelles, les rumeurs toutes fraîches
; au besoin elle en fabrique Le Niphates vient de submerger les populations,
un déluge couvre les campagnes, les villes chancellent, le sol s'affaisse.
Voilà ce qu'aux carrefours, pour le premier venu, elle débite
!
446-450. Autant cette, manie, d'ailleurs, que celle d'une autre, qui fait enlever
de pauvres gens du voisinage pour qu'on les déchire suppliants à
coups d'étrivières. Celle-là, s'il arrive que des aboiements
la tirent d'un profond sommeil : " Qu'on apporte des bâtons ! "
s'écrie-t-elle, et elle ordonne de frapper le maître d'abord, ensuite
le chien. Elle est dure de physionomie, son visage fait peur.
451-467. Elle va aux bains la nuit ; il faut mobiliser pour elle dans la nuit
quantité de cuvettes et tout un camp. Elle aime suer en grand tralala
; quand ses bras épuisés par les poids lui tombent, l'habile masseur
lui met les doigts au bon endroit et fait craquer le fémur. Les malheureux
convives pendant ce temps se sentent accablés de sommeil et de faim.
Enfin elle arrive, toute rouge, elle viderait l'amphore qu'on met à ses
pieds. Avant de manger, elle boit deux setiers : quand elle aura rejeté
le second et lavé ainsi son estomac, quel appétit ! Des ruisseaux
de vin courent sur le marbre, le bassin doré exhale une odeur de Falerne.
Elle fait comme un long serpent tombé au fond d'un tonneau, elle boit
et vomit. Son mari en a des nausées ; il retient sa bile, les yeux clos.
468-489. Il y a pire ; c'est cette femme qui semble ne se mettre à table
que pour louer Virgile et pardonner à Didon suicide, comparer des poètes
et les peser, placer Virgile sur un plateau de la balance et Homère sur
l'autre. Les grammairiens s'avouent vaincus, les rhéteurs déposent
les armes, toute la table se tait. Impossible à l'avocat, au crieur,
à aucune autre femme d'ouvrir la bouche. Celle-ci fait couler un tel
flot de paroles qu'on dirait un charivari de chaudrons et de cloches. Qu'on
ne fatigue plus désormais trompettes ni clairons : elle seule suffira
pour remédier aux éclipses. Le sage se trace une limite, même
dans les choses honnêtes ; mais la femme qui veut faire la savante et
l'éloquente, devrait retrousser sa tunique, immoler un porc à
Silvain, payer un quart d'as pour son bain. Puisse la matrone qui partage ton
lit ne pas affecter de bien parler, ne pas bander ses phrases pour décocher
le subtil syllogisme à deux termes, ignorer quelque chose en histoire
et ne pas tout comprendre dans les livres. Je déteste une femme qui possède
la méthode de Palémon, observe toutes les règles du langage
et, versée dans les vieux auteurs, me cite des vers que je ne connais
pas, enfin qui reproche à une amie ignorante de ces fautes dont les hommes
n'ont cure. Il faut qu'un mari puisse s'offrir un solécisme.
490-506. Il n'y a rien qu'une femme ne se permette, rien où elle voie
de la honte, du moment qu'elle porte au cou un collier d'émeraudes et
aux oreilles de longs pendants. La plus intolérable de toutes est la
riche. Hideuse et risible à voir, elle a le visage empâté
d'une couché de crème à la mie de pain, elle sent la pommade
Poppée : une glu pour les lèvres du malheureux mari ; car s'il
s'agit de rejoindre l'amant, on se fait peau nette. Quelle femme veut être
belle pour la maison ? C'est pour les amants qu'on a des essences, qu'on achète
tout ce que vous nous expédiez, sveltes Indiens. Enfin elle découvre
la peau de son visage en enlevant la première couche ; on commence à
la reconnaître ; puis elle la baigne dans ce lait pour lequel elle traînerait
à sa suite un troupeau d'ânesses jusqu'au pôle hyperboréen,
si elle y était exilée. Mais dites-moi, un visage qui a besoin
de tant de préparations, auquel il faut ces cataplasmes humides, est-ce
un visage ou un ulcère ?
507-540. Il est intéressant de savoir ce à quoi les femmes s'occupent,
ce qui les agite tout le jour. Si le mari a tourné le dos toute la nuit,
malheur à l'intendante ! on fera mettre bas leur tunique aux coiffeuses
et l'on accusera le Liburnien d'avoir été en retard : c'est lui
qui paiera pour le sommeil du maître. On brise les verges sur un dos,
on en rougit un autre au fouet, on fait siffler les étrivières
; il y a des femmes qui prennent des bourreaux à l'année. Et tandis
que les coups sont distribués, Madame se maquille, écoute bavarder
ses amies, inspecte les ors qui bordent une robe brodée. Et les coups
pleuvent toujours, jusqu'à ce que les tortionnaires n'en puissent plus.
Alors : " Va-t'en ! " tonne-t-elle, satisfaite d'avoir ainsi fait
justice. Une maison de ce genre à faire marcher, ce n'est pas plus une
sinécure que d'administrer la cour du tyran de Sicile. Que la dame ait
un rendez-vous, elle veut être mieux parée que d'ordinaire, et
vite, car déjà on l'attend aux jardins ou dans le temple d'Isis,
cette déesse entremetteuse. Aussi voyez la pauvre Psécas, cheveux
arrachés, épaules nues, poitrine à l'air, qui la coiffe.
- " Cette boucle est plus haute que l'autre, pourquoi ? " Et le nerf
de boeuf tout de suite châtie le crime, le forfait d'un cheveu mal ondulé.
Quelle est la faute de Psécas ? Est-elle coupable si ton nez te déplaît
? Une autre fille, du côté gauche, brosse la chevelure, la peigne,
la roule en anneaux. On dirait un conseil qui va délibérer ; une
vieille esclave de famille qui, pour récompense de ses services, a quitté
le peigne et pris la quenouille, donne le premier avis ; les plus jeunes diront
le leur ensuite, par rang d'âge ou de mérite, tout à fait
comme s'il s'agissait de la vie ou de l'honneur : tellement la dame veut être
belle ! Sa tête porte tant d'étages superposés, c'est un
tel édifice à tant de compartiments, qu'on croirait voir, de face,
Andromaque ; de dos, elle est beaucoup plus petite, on la prendrait pour une
autre femme. Imaginez le tableau, si elle est courte de taille, si ses cothurnes
ôtés ne la laissent pas plus haute qu'une vierge pygmée
et si elle doit se hausser sur la pointe des pieds pour tendre sa bouche aux
baisers.
541-554. Son mari pendant ce temps a complètement disparu de son esprit,
ainsi que les dépenses qu'elle lui fait. Elle vit avec lui sur le pied
de voisine ; toute son intimité consiste à détester les
amis qu'il a, ses propres esclaves, et à le ruiner. Voici les prêtres
de Bellone et de la Mère des dieux ; ils entrent, accompagnés
d'un gigantesque eunuque, offert à leur obscène vénération.
Depuis longtemps il s'est coupé les testicules amollis ; sous son menton
plébéien il a noué sa tiare phrygienne. Il mène
grand tapage ; il annonce un redoutable Auster de septembre, à moins
qu'on ne gagne indulgence en lui donnant cent veufs avec de vieilles robes feuille-morte
qui emporteront dans leurs plis la menace du terrible et brusque péril
l'expiation vaudra pour toute l'année.
555-602. En plein hiver, la dame sortira à l'aube, fera briser la glace
sur le Tibre pour se plonger dans le fleuve trois fois ; elle a beau détester
cette eau, elle aura toute la tête dans le courant ; puis nue et frissonnante,
elle traversera tout le champ de Tarquin le superbe en se traînant sur
ses genoux qui seront en sang. Si la blanche Io l'ordonne, elle ira jusqu'au
fond de l'Égypte, elle en rapportera de l'eau puisée près
de la torride Méroé pour faire une aspersion au temple d'Isis,
près de la vieille bergerie : elle croit avoir entendu la voix même
de la déesse. Voilà l'âme et l'esprit des privilégiés
qui ont avec les dieux des entretiens nocturnes ! Mais les honneurs suprêmes
vont à cet homme qui, avec un cortège de prêtres à
la tunique de lin et au crâne tondu, parcourt la ville, riant en lui-même
du peuple crédule qui vénère Anubis. Il intercède
pour l'épouse qui a fait l'amour aux jours sacrés de continence
grave faute qui mérite peine sévère, et l'on a vu le serpent
d'argent remuer la tête ! Mais le digne prêtre pleure et prie ;
il obtiendra le pardon : une oie grasse, un petit gâteau, et Osiris se
laisse corrompre ! Il n'a pas tourné les talons, qu'une Juive, corbeille
et foin quittés, arrive tremblante et demande l'aumône à
l'oreille. Elle est interprète des lois de Jérusalem, grande prêtresse
de l'arbre messagère fidèle des dieux supérieurs. Encore
une main à combler, tout de même plus chichement ; pour quelques
sous, les Juifs vendent toutes les fictions qu'on voudra. Un haruspice d'Arménie
ou de Commagène consulte le poumon d'une colombe encore palpitante et
promet un jeune amant, l'héritage d'un riche sans enfants ; il interrogera
aussi le coeur d'un poulet, les entrailles d'un petit chien, quand ce ne seront
pas celles d'un enfant ; il fera ce que lui-même dénoncerait chez
un autre. Les Chaldéens inspirent plus de confiance encore. Les femmes
prennent tout ce que dit l'astrologue pour une émanation même d'Ammon,
puisque Delphes ne rend plus d'oracles et que l'ignorance de l'avenir est le
châtiment du genre humain. Le plus fameux, c'est l'homme plusieurs fois
exilé qui par sa fausse amitié et ses prédictions vénales
causa la mort du grand citoyen redouté d'Othon. Il jouira d'un crédit
sans bornes, si ses mains ont fait sonner le fer des chaînes, s'il a tâté
longuement de la prison militaire ; car un astrologue sans condamnation manque
de génie ; mais s'il a failli subir la peine capitale, s'il a échappé
de peu à la relégation aux Cyclades, s'il a frisé le séjour
dans la petite Séripho, à la bonne heure ! Aussi ta Tanaquil le
consulte-t-elle sur la jaunisse de sa mère et la mort de la bonne dame
qui tarde, mais auparavant sur toi-même ; puis elle demande pour quand
les funérailles de sa soeur, de ses oncles, enfin si son amant vivra plus
qu'elle : quelles plus grandes faveurs pourrait-elle espérer des dieux
?
603-634. Au moins ces femmes ignorent-elles les sinistres présages de
Saturne, les conjonctures favorables de Vénus, les mois où l'on
perd, ceux où l'on gagne ; mais souviens-toi d'éviter même
la rencontre de celle entre les mains de qui tu verrais un calendrier usagé
et brillant comme l'ambre, celle qui ne consulte personne et qui est déjà
consultée, celle qui n'accompagnera pas son mari partant pour le camp
ou rentrant dans son pays, si les nombres de Thrasylle l'en dissuadent. A-t-elle
envie de se faire porter à un mille, elle demande à son livre
de lui fixer l'heure ; si un oeil qu'elle a frotté la démange,
elle n'enverra pas chercher un collyre sans vérifier l'horoscope ; malade
et au lit, elle n'acceptera de se sustenter qu'à l'heure fixée
par son Petosiris. La femme de modeste fortune parcourra le cirque entre les
deux bornes et tirera au sort en tendant le front et la main au devin qui sollicite
un claquement de lèvres répété. La femme riche demandera
une consultation à un augure phrygien tiré de son pays à
prix d'or, à un habile spécialiste des astres et du ciel, à
l'un de ces vieillards chargés d'enfouir les objets publics que la foudre
a frappés. Enfin la plébéienne a son destin inscrit dans
le cirque et sur le mur de Tarquin ; la pauvresse qui montre à son cou
une longue parure d'or consulte aux tours de bois et aux colonnes des dauphins
pour savoir si elle doit épouser le fripier, ayant quitté le cabaretier.
635-642. Encore ces femmes-ci, parce qu'elles sont pauvres, acceptent-elles
le risque d'enfanter, la fatigue de nourrir ; mais sur les lits dorés
ne se voient guère de jeunes mères. Il y a tant de pratiques et
de drogues pour rendre les femmes stériles et tuer les êtres humains
dans le ventre maternel ! Réjouis-toi, infortuné ! Présente
toi-même la potion sans te soucier de ce que c'est ; car si ta femme acceptait
qu'un enfant fasse tressaillir douloureusement ses flancs élargis, qui
sait si tu ne te trouverais pas le père d'un Ethiopien et si tu n'aurais
pas à consacrer ton testament à l'un de ces noirs héritiers
sur qui l'on se refuse, dès le matin venu, à porter les yeux ?
Je passe sous silence les enfants supposés, les enfants destinés
à tromper un mari dans son voeu, dans sa joie, et qu'on va chercher souvent
au bord d'immondes fosses. On en fera un jour des pontifes, des prêtres
saliens, on leur donnera mensongèrement un nom de la famille Scaurus.
La maligne Fortune se tient là, dans la nuit, souriant à ces nouveau-nés
abandonnés, elle les emmaillote et les réchauffe dans les plis
de sa robe, puis va les offrir aux nobles maisons pour s'y préparer mystérieusement
une de ses comédies. Voilà ceux qu'elle aime, elle s'impose à
eux, elle en fait ses nourrissons et ne se lasse point de les pousser dans le
monde.
643-659. De ces magiciens l'un offre ses incantations, l'autre vend des philtres
de Thessalie avec lesquels une femme peut troubler la raison de son mari et
lui donner de la pantoufle dans les fesses : voilà pourquoi tu perds
le sens, pourquoi des nuées t'obscurcissent l'esprit, pourquoi tes actions
les plus récentes ne te laissent pas le moindre souvenir. Passe encore,
si tu n'es pas pris de folie furieuse comme cet oncle de Néron à
qui Caesonia fit prendre dissoute toute l'excroissance du front d'un poulain
encore tremblant : quelle femme ne ferait ce qu'a fait l'épouse du prince
? Tout brûlait, l'univers craquait et menaçait ruine, comme si
Junon eût rendu fou son mari. Moins fatal devait être le champignon
d'Agrippine, puisqu'il n'arrêta le coeur que d'un seul vieillard, envoyant
dans l'autre monde une tête branlante et une bouche qui bavait sans arrêt
; mais le breuvage de Caesonia appelle le fer et le feu, les supplices, les
sénateurs s'entre-déchirant, leur sang mêlé à
celui des chevaliers. Que de malheurs produits par le petit d'une jument, que
de maux engendrés d'une seule empoisonneuse !
660-667. Les épouses ne peuvent pas sentir les enfants d'une maîtresse.
Pourquoi s'indigner, pourquoi interdire ? on tolérerait presque qu'elles
se débarrassent de l'enfant d'une première femme. Pupilles qui
avez du bien, écoutez-moi, veillez sur vos jours et méfiez-vous
du plat qu'on vous passe, de ces pâtisseries qui sont noirâtres
du poison d'une belle-mère. Faites mordre dans tout ce que vous fait
servir cette marâtre, qui a son enfant à elle ; et que votre précepteur
se dévoue pour goûter vos coupes.
668. Sans doute n'est-ce là qu'inventions, sans doute ma satire chausse-t-elle
le cothurne et, rompant avec la tradition, imagine-t-elle à la manière
ample de Sophocle une vaste fiction encore inconnue aux montagnes des Rutules
et au climat latin ? Ah, plût aux dieux que tout cela manque de réalité
! Mais écoutez Pontia s'écrier : " Oui, j'en fais l'aveu,
pour mes propres enfants j'ai préparé de l'aconit ; on m'a prise
sur le fait, impossible de nier, tout le crime est de moi. " - " Tes
deux enfants, cruelle vipère, dans un seul repas, tes deux enfants !
" - " Sept, si j'en avais eu sept ! " Comment ne pas croire,
après cela, tout ce qu'on rapporte de la sinistre Médée
et de Procné ? Je n'objecte plus rien. Et encore ces monstruosités,
elles n'en eurent pas l'audace pour de l'argent ; on se sent moins révolté
de tels crimes, quand on pense que la colère est mauvaise conseillère
pour les femmes, que la rage met leur foie en feu, et les entraîne comme
l'avalanche arrache un roc à la montagne et le précipite sur ses
flancs. Moi, la femme que je ne saurais supporter, c'est celle qui calcule,
qui accomplit un grand crime de sang-froid. Ces dames assistent à la
scène d'Alceste acceptant de mourir pour son mari ; si les destins leur
offraient à elles aussi une chance de substitutions, c'est leur mari
qu'elles sacrifieraient pour sauver la vie de leur chienne. Tu rencontreras
bien des Danaïdes et des Eriphyles demain matin, pas de quartier qui n'ait
sa Clytemnestre. La seule différence, c'est que la fille du Tyndare avait
pris à deux mains une hache malcommode tandis que de nos jours l'affaire
est dans le sac avec un pauvre poumon de grenouille. Mais d'ailleurs le poignard
vient à la rescousse, si l'Atride de nos Clytemnestres a, malin, pris
par avance l'antidote, à l'exemple du roi trois fois vaincu.