1-38. Que me font les arbres généalogiques ? A quoi te sert,
Ponticus, de pouvoir te vanter d'une antique lignée, d'avoir à
montrer des portraits d'ancêtres et les Emiliens debout sur leurs chars,
et les Curius déjà mutilés et Corvinus sans épaule,
et Galba privé d'oreilles et de nez ? Que gagnes-tu à désigner
ce Corvinus sur un grand tableau de famille, puis, en mettant plusieurs rallonges
à ta baguette, des maîtres de cavalerie et un dictateur enfumés,
si tu vis sans honneur à la face des Lépides ? Qu'importent les
effigies de tant de guerriers, si tu passes tes nuits à jouer sous le
nez des vainqueurs de Numance, si tu t'endors à l'heure où se
lève l'étoile du matin, celle même où ces chefs de
guerre faisaient avancer les enseignes et levaient le camp ? Pourquoi un Fabius,
né d'un foyer d'Hercule, s'enorgueillirait-il d'une ascendance où
figurent les vainqueurs des Allobroges avec l'illustre autel, s'il est cupide,
s'il est menteur et plus mou qu'une brebis d'Euganée ? s'il fait épiler
et polir son derrière et insulte par là à l'austérité
hérissée de ses pères, si cet empoisonneur déshonore
de sa statue qui sera brisée la galerie de la race ? En vain d'antiques
figures de cire ornent partout tes portiques, car il n'y a qu'une noblesse et
c'est la vertu. Un Paulus, un Cossus, un Drusus, voilà ce qu'il faut
être par ta vie, voilà ce qui doit passer avant tes portraits d'ancêtres,
avant tes propres faisceaux, si tu es consul. Tu me dois compte tout d'abord
de tes qualités d'âme. As-tu acquis une réputation d'honnêteté
et de justice par tes actes et ton langage ? Je te reconnais pour noble chef.
Salut, Gétulicus ; salut, Silanus, ou toi, de quelque sang que tu sois,
citoyen hors pair, gloire de ta patrie ; je veux faire retentir devant toi les
mêmes acclamations que le peuple devant Osiris retrouvé. Mais qui
avouerait noble un homme indigne de sa naissance et ne brillant que par son
nom ? Au nain d'un tel nous donnons le nom d'Atlas ; celui de Cygne à
un Éthiopien, d'Europe à une fille contrefaite ; des chiens errants,
pelés et galeux, qui lèchent les bords d'une vieille lampe, recevront
le nom du léopard, du tigre, du lion ou de quelque autre animal encore,
s'il y en avait à lancer un plus formidable rugissement. Prends donc
garde, crains d'être appelé au même titre Créticus
ou Camérinus.
39-70. A qui en ai-je ? A toi, Rubellius Blandus. Tu te gonfles de la haute
origine des Drusus, comme si tu avais toi-même de quoi mériter
la noblesse, ou revendiquer pour mère une femme du sang brillant d'Iule
plutôt qu'une mercenaire qui fait de la toile au pied du rempart éventé.
" Vous êtes de pauvres gens, dis-tu, la lie de la population, pas
un de vous ne saurait nommer la patrie de son père ; tandis que moi,
je descends de Cécrops ". Compliments ! savoure longtemps la joie
de cette descendance ! Cependant, c'est au fond de la plèbe que tu trouveras
le citoyen éloquent, celui qui défend en justice le noble inculte
; il sortira de la plèbe méprisée, le juriste capable de
deviner les énigmes des lois ; et aussi le jeune et vif soldat marchant
aux rives de l'Euphrate et ralliant les aigles qui surveillent le Batave dompté.
Mais toi, tu n'es rien d'autre que Cécropide, quelque chose comme une
statue d'Hermès, avec cette différence à ton avantage que
sa tête est de marbre, alors que tu es une statue vivante. Dis-moi, rejeton
de Troyens, les animaux, eux qui sont muets, qui les jugerait de race noble
s'ils n'étaient vigoureux ? Ainsi jugeons-nous le cheval qui a la rapidité
de l'oiseau et qui conquiert en se jouant les palmes de la victoire dans le
cirque enthousiasmé qui s'enroue à acclamer. Celui-là est
noble, de quelque prairie qu'il vienne, qui bat ses rivaux à la course
et fait voler en avant de tous la poussière de l'arène. Mais on
ne verra qu'un bétail bon à vendre dans la postérité
de Coryphée et d'Hirpinus, si le timon de leur char n'a porté
que de rares victoires. Nul égard aux ancêtres dans ce domaine,
nul crédit à des ombres ; à peu de frais, on fait changer
ces bêtes de maîtres : alors, de leur encolure pelée, ils
tireront les charrettes, en descendants dégénérés,
devenus bons à tourner la meule. Si donc tu veux notre admiration, pour
toi-même et non pour tes biens, produis quelque chose que je puisse inscrire
à ton compte sous les titres que nous donnons et avons donnés
à ceux à qui tu dois tout.
71-86. J'en ai assez dit à l'adresse d'un jeune homme qui a une réputation
d'arrogance et qui est orgueilleux de sa parenté avec Néron :
rarement ces favoris de la fortune ont le sens commun. Mais toi, Ponticus, je
ne voudrais pas te voir classé par la seule gloire ancestrale, je voudrais
te voir agir pour assurer la tienne. Il est pitoyable de prendre pour appui
la renommée d'autrui, car l'édifice s'écroule si l'on retire
les colonnes. Le sarment de vigne couché à terre réclame
l'ormeau dont on l'a privé. Sois bon soldat, honnête tuteur, arbitre
intègre ; appelé en témoignage pour un fait incertain ou
douteux, même si Phalaris réclamait de toi un parjure sous le mufle
de son taureau, regarde comme la pire infamie de préférer la vie
à l'honneur et pour sauver ta vie, de perdre les raisons de vivre. Avoir
mérité de mourir, c'est être déjà mort : même
si l'on dîne avec cent huîtres du Gaurus et qu'on se plonge dans
tous les parfums de Cosmus.
87-124. Voici enfin un jour longtemps attendu où tu es nommé gouverneur
d'une province ; freine et modère tes colères, mets des bornes
à ta cupidité, aie pitié de nos malheureux alliés
: tu vois qu'ils n'ont plus rien que des os vides de moelle ; considère
ce que les lois prescrivent, ce que le Sénat décrète et
sur quelles récompenses ont à compter les gens de bien, quelles
foudres sont tombées sur Capiton et Numitor, ces pirates des Ciliciens
que le Sénat a condamnés. Mais à quoi bon cette sanction
? Cherche, Chérippe, un crieur, vends tes guenilles, puisque Pansa t'enlève
tout ce que te laissa Natta, et puis tais-toi ; la folie, quand on a tout perdu,
est de perdre encore le viatique. On se lamentait moins autrefois, la blessure
était moins profonde, quand nos alliés conquis de la veille étaient
en pleine prospérité. Chaque maison était un trésor
: énormes tas d'or, chlamydes de Sparte, pourpre de Cos, l'ivoire qu'a
fait vivre Phidias, les tableaux de Parrhasius et les statues de Myron, maintes
créations de Polyclète, peu de tables sans une parure de Mentor.
C'est là qu'ont passé Dolabella, puis Antoine et Verrès
le sacrilège, rapportant dans la cale des navires leur butin, plus abondant
en pleine paix que pour les triomphes de la guerre. Mais de nos jours, qu'arracher
au domaine du vaincu ? Quelques paires de boeufs, quelques juments, le chef du
troupeau et puis les Lares eux-mêmes, si l'on y trouve une statue curieuse,
un dieu resté seul dans la chapelle richesse suprême, trésor
unique. Que si tu méprises les lâches Rhodiens et Corinthe parfumée,
c'est à bon droit de quoi sont capables pour se venger une jeunesse épilée,
une nation entière sans poils ? Méfie-toi au contraire de l'Espagne
hirsute, du climat gaulois, des bords illyriens ; épargne aussi les laboureurs
dont a besoin pour manger notre ville soucieuse uniquement de cirque et de théâtre.
Le crime serait funeste, et pour quel bénéfice, puisque Marius
a complètement ruiné les Africains ? Aie surtout bien soin de
n'être violent ni injuste à l'égard d'hommes aussi vaillants
que malheureux. Quand même tu les dépouillerais de tout, or et
argent, tu leur laisserais bouclier, épée, javelot et casque :
les victimes du pillage ont toujours leurs armes.
125-145. Je n'exprime pas un sentiment, je dis la vérité ; croyez-moi,
je vous récite un oracle de la Sibylle. Si tu t'entoures d'hommes vertueux,
si aucun éphèbe favori ne vend tes arrêts, si ta femme est
sans reproches et ne songe pas à courir les chefs-lieux et les villes,
comme une Celano aux ongles crochus, pour accrocher de l'argent, alors tu peux
faire remonter ta famille à Picus et, si tu aimes les noms antiques,
compter dans ta lignée la troupe des Titans et Prométhée
lui-même ; choisis dans n'importe quel livre l'auteur de ta famille. Mais
si tu te laisses entraîner aux caprices autoritaires, si tu brises tes
verges dans le sang des alliés, si tu te plais à voir s'émousser
la hache de ton licteur fatigué, alors se dressera contre toi la noblesse
même de tes ancêtres qui éclairera tes hontes à son
flambeau. Tout vice de l'âme est d'autant plus scandaleux que le coupable
est plus grand personnage. Toi qui signes de faux testaments, pourquoi parader
dans des temples que ton aïeul a élevés et devant la statue
triomphale de ton père ? Oui pourquoi, si tu caches là tes amours
dans la nuit, dissimulant ton visage sous une cape de Saintonge.
146-182. Le long des tombeaux où ses aïeux ont leurs cendres et
leurs os, le gras Latéranus vole sur son char et lui-même, ce muletier
consul, conduit et serre les freins, dans la nuit certes ; mais la lune le voit,
mais les astres le regardent et sont témoins. Quand il aura fait le temps
de sa charge, c'est en plein jour que Lateranus prendra le fouet, rencontrera
sans rougir un vieil ami et même, de ce fouet, sera le premier à
le saluer ; lui-même défera les bottes de foin et versera l'orge
aux bêtes lasses. En attendant, immolant brebis et jeune taureau roux
selon le rite de Numa, devant l'autel de Jupiter, il ne jure que par Epone et
par les peintures de son écurie. Cependant, quand il va prendre son plaisir
dans les cabarets, un Syrien du quartier iduméen, gras de parfum, accourt,
le salue en habitué, l'appelle maître et prince ; et Cyané
court-vêtue arrive à son tour avec une bouteille à lui vendre.
On me dira pour l'excuser : " Nous avons fait comme lui quand nous étions
jeunes. " Soit, mais tu as cessé, tu n'as pas croupi dans l'erreur.
Le temps des audaces déréglées doit être bref, il
y a des fautes qu'il faut faire tomber avec la première barbe. Seuls
les enfants ont droit à l'indulgence ; Lateranus, non ! Cet habitué
des thermes et des lieux de débauche est mûr pour aller défendre
à l'armée les fleuves d'Arménie et de Syrie, le Rhin et
l'Ister ; il a l'âge et la vigueur de veiller sur Néron. Envoie-le
à Ostie, César, envoie-le ; mais fais chercher ce légat
au cabaret ; on l'y trouvera couché auprès d'un assassin, mêlé
aux matelots, aux voleurs, et aux esclaves en fuite, parmi des bourreaux, des
fabricants de cercueils, des prêtres de Cybèle qui gisent à
côté de leur tambourin muet. Là, liberté pour tous,
coupes communes, même lit, table égale. Que ferais-tu d'un tel
esclave, si le hasard te l'avait donné, Ponticus ? Sans doute l'expédierais-tu
en Lucanie ou aux ergastules de Toscane. Mais vous, descendants des Troyens,
vous vous pardonnez tout ; et ce qui ferait honte à un savetier, sera
pour les Volesus et les Brutus un honneur.
183-210. Hélas ! malgré l'infamie de pareils exemples, il y en
a de pires encore. Ton bien mangé, Damasippe, tu as loué ta voix
à un théâtre pour y créer un rôle dans le Fantôme
de Catulle. L'agile Lentulus a tenu et bien tenu le sien dans Lauréolus,
et c'est dommage qu'on ne l'ait pas réellement crucifié. Au reste,
le public non plus n'a pas d'excuse, lui qui a le front d'assister aux triples
farces de ces patriciens, d'écouter les Fabius déchaussés,
de rire aux gifles que reçoivent les Mamercus. Je ne veux pas savoir
à quel prix ces gens vendent leur vie ? Ils la vendent sans qu'il y ait
un Néron à les y forcer ; ils la vendent au président des
jeux, au préteur. Suppose cependant qu'il faille choisir entre le péril
de l'épée et le jeu des tréteaux : que décider ?
Quelqu'un a-t-il jamais craint de mourir au point de se faire le rival de Thymélé
ou le collègue du stupide Corinthus ? Mais faut-il s'étonner,
en un temps où le prince se fait joueur de cithare, qu'un noble se fasse
mime ? Il n'y a plus, au delà, que l'école des gladiateurs. Ah,
voici le déshonneur de Rome. Gracchus ne combat point à la manière
du mirmillon avec le bouclier rond et le poignard, il condamne les déguisements,
il les condamne et les déteste ; il ne se cache pas le visage sous un
casque : non, il manie le trident, il lance le filet, et s'il lui arrive de
manquer son coup, il semble défier les spectateurs à visage découvert,
avant de parcourir l'arène en fuyant : tout le monde le reconnaît
; croyons-en sa tunique, ses réseaux d'or et le cordon de son bonnet
salien. Le mirmillon, forcé de le combattre, préférerait
la plus cruelle blessure à cette honte.
211-230. Si le peuple avait liberté de suffrage, quel pervers hésiterait
à préférer Sénèque à Néron
? Ce Néron aurait mérité le supplice des parricides, et
qu'on lui préparât plus d'un singe, plus d'un serpent et plus d'un
sac de cuir. Le fils d'Agamemnon avait commis même crime, mais d'un tout
autre coeur ; il suivait, lui, une inspiration des dieux, il vengeait un père
égorgé parmi les coupes d'un festin, mais il ne se souilla ni
du meurtre d'Électre ni du sang de son épouse spartiate, il ne
prépara l'aconit pour aucun de ses parents, jamais ne chanta sur les
planches, n'écrivit rien sur Troie. Les armes de Verginius, celles de
Vindex et de Galba, quel crime eurent-elles à punir davantage entre tous
ceux qu'a perpétrés Néron, tyran cruel et brutal ? Admirez
les talents, les hauts faits d'un prince de haute naissance : il était
heureux de se prostituer, chanteur scandaleux, sur les théâtres
étrangers ; la Grèce l'a vu remporter la couronne. Que les effigies
de tes ancêtres s'ornent des trophées de ta voix ; dépose
aux pieds de Domitius la longue robe de Thyeste, le masque d'Antigone ou de
Mélanippe ; à l'impérial colosse de marbre suspends ta
cithare.
231-268. Cétégus, et toi Catilina, qui donc est né plus
noblement que vous ? Cependant vous préparez armes et torches pour attaquer
de nuit nos temples et nos maisons comme les fils des Gaulois, comme ces descendants
des Sénones, avec une audace qui mériterait la tunique soufrée.
Mais le consul veille, il arrête vos étendards ; c'est un homme
nouveau, citoyen d'Arpinum naguère encore simple chevalier municipal
: il dispose des postes partout dans la ville inquiète, il se prodigue
pour maintenir l'ordre sur les sept collines. C'est pourquoi dans les murs,
sous la toge, il s'est acquis un nom et une gloire qu'eut peine à égaler
sous Leucade et dans les plaines thessaliennes Octave avec son épée
ensanglantée de massacres : Rome sauvée a reconnu en Cicéron
son second fondateur et le père de la patrie. Un autre enfant d'Arpinum,
dans les montagnes des Volsques, gagnait son salaire quotidien à pousser
la charrue d'un autre ; plus tard à l'armée, le cep du centurion
se rompait sur sa tête, si sa hache de sapeur travaillait trop lentement
à fortifier le camp. Et c'est cet homme-là qui tint tête
aux Cimbres dans le plus extrême péril et qui seul protégea
la ville tremblante. Quand sur les Cimbres massacrés s'abattirent les
corbeaux qui ne s'étaient jamais repus de cadavres si gigantesques, le
collègue noble de Marius ne reçut le laurier qu'après lui.
Plébéiennes furent les âmes des Décius, plébéiens
furent leurs noms ; ils ont pu cependant se substituer à tous les soldats
de nos légions à tous nos alliés, à toute la jeunesse
latine, pour apaiser les dieux infernaux et la terre mère ; car les Décius
valaient à eux seuls plus que ce qu'ils sauvaient. Né d'un esclave,
le dernier de nos bons rois mérita la trabée, le diadème
et les faisceaux de Romulus. Au contraire, ils ouvraient aux tyrans bannis les
portes de Rome, les fils du consul, eux sur qui la liberté encore douteuse
comptait, attendant un haut fait capable d'étonner Mucius Coclès
et cette jeune fille qui franchit à la nage le Tibre, notre frontière.
Et qui dénonça aux sénateurs des intrigues si criminelles
? Un esclave, digne d'être pleuré par les dames romaines. Mais
eux, par un juste châtiment, ils sont battus de verges et tombent les
premiers sous la hache des lois.
269-275. Que tu aies Thersite pour père, pourvu que pareil au petit-fils
d'Éaque tu sois capable de porter les armes de Vulcain, voilà
ce que j'aimerais mieux pour toi que de te voir ressembler à Thersite
tout en descendant d'Achille. Et puis, quand bien même tu remonterais
très loin pour chercher l'origine de ton nom, ta race n'en sort pas moins
d'un asile infâme ; car le premier de tes aïeux, quel qu'il fût,
a été un berger ou quelque autre chose que je ne dirai pas.