1-20. Atticus, s'il fait bonne chère, passe pour grand seigneur, mais
si c'est Rutilus, on dit qu'il est fou. De qui les gens rient-ils plus fort,
en effet, que d'un Apicius sans argent ? Partout, aux bains, sur la place publique,
au théâtre, on ne parle que de Rutilus. Car il est vigoureux, son
corps est d'un jeune homme, il peut porter le casque, il a le sang chaud, et
le voilà, dit-on, qui va, sans que le tribun l'y contraigne, mais non
plus ne s'y oppose, signer un engagement qui le mettra sous la coupe d'un entraîneur
du cirque. Que de Romains se font attendre aux portes d'un marché par
les créanciers qu'ils envoyèrent souvent promener ! Ils ne vivent
que pour bien manger. Celui qui a la meilleure table, c'est le plus obéré,
il ne va pas tarder à se casser les reins, il entrevoit déjà
la ruine. En attendant, ce genre d'hommes cherchent leur régal à
travers tous les éléments, jamais une question de prix ne se met
en travers de leurs fantaisies ; et même en vérité, plus
elles leur coûtent et plus ils en jouissent. Ils n'ont d'ailleurs pas
de peine à rassembler les sommes qu'ils jetteront par la fenêtre
; ils mettent leur vaisselle au Mont-de-piété ; ils brisent le
buste de leur mère et en tirent quatre cents sesterces pour s'offrir
un bon morceau dans un plat de terre ; ainsi s'acheminent-ils au pauvre ragoût
des gladiateurs.
21-45. Qu'importe donc de savoir quelle est la situation de l'amateur ; car
ce qui chez Rutilus est débauche prend chez Ventidius un nom flatteur
et tire de sa renommée un prestige. J'ai mauvaise opinion de qui sait
de combien l'Atlas dépasse les monts de Libye, mais ignore de combien
une petite bourse diffère d'un coffre-fort. C'est le ciel qui a fait
descendre chez les hommes le " Connais-toi toi-même " ; gravons-le
dans nos esprits, méditons-le sans cesse, soit que nous songions au mariage,
soit que nous briguions un siège de sénateur. Thersite n'a point
réclamé la cuirasse d'Achille, sous laquelle Ulysse s'exposa à
la risée. As-tu une cause difficile à plaider ? consulte-toi,
interroge-toi. Demande-toi si tu es un orateur plein de force ou un simple discoureur,
tel Curtius ou Mathon. Il faut connaître sa mesure et ne pas la perdre
de vue, dans les grandes choses comme dans les petites, même s'il s'agit
d'acheter un poisson et de façon à ne pas reluquer un mulet quand
on n'a que le prix d'un goujon dans sa bourse. A qui laisse sa gourmandise croître
en proportion inverse de ses ressources, quel sort est réservé
pour quand son bien se trouvera tout entier dans un ventre capable d'engloutir
revenus, argenterie, terres et troupeaux ? Ce qui attend de tels grands seigneurs
après qu'ils seront ruinés, c'est de perdre jusqu'à leur
anneau ; aussi Pollion a-t-il le doigt nu pour mendier. Ni la mort prématurée
ni le trépas violent ne guettent les prodigues, mais c'est la vieillesse,
plus à craindre que la mort.
46-55. Ils passent en général par plusieurs paliers que je vais
dire. Ayant emprunté de l'argent dans Rome, ils le dépensent au
nez du créancier ; quand il ne leur reste à peu près rien,
le prêteur tremble pour sa créance : alors ils prennent la fuite
et courent vers Baïes et ses huîtres. On n'éprouve pas plus
de honte aujourd'hui à faire banqueroute qu'à quitter pour les
Esquilles la bruyante Suburre. Ces exilés n'emportent qu'un regret, qu'une
tristesse : avoir à vivre toute l'année sans les jeux du Cirque.
Pas une goutte de sang ne perle à leur front. II reste peu de citoyens
à vouloir retenir l'honneur, ce grotesque qui s'enfuit de Rome.
56-76. Tu vas voir aujourd'hui, Persicus, si mes beaux préceptes ne sont
pas mis en pratique dans ma vie, mes moeurs, mes actions, si je vante les légumes
tout en les méprisant chez moi, et si je demande tout haut à mon
esclave de la bouillie tout en lui disant dans l'oreille : " Des gâteaux
". Tu m'as promis de venir dîner chez moi et je te recevrai comme
Evandre ; tu viendras tel Hercule ou Enée, celui-ci moins grand que l'autre,
mais comme lui d'une race qui touchait au ciel : tous deux s'élevèrent
dans les astres, l'un par les eaux, l'autre par les flammes. Voici le menu :
à aucun marché il n'emprunte son lustre. Des pâturages de
Tibur viendra un gros chevreau, le plus tendre de tout le troupeau, qui n'a
pas eu le temps de goûter l'herbe ni de mordre aux branches d'un jeune
saule et qui a plus de lait que de sang ; ensuite, asperges des montagnes :
la fermière a quitté ses fuseaux pour aller les couper ; puis
de gros neufs tout chauds encore dans leur foin, avec les mères qui les
ont pondus ; raisins conservés depuis des mois, aussi beaux encore qu'ils
l'étaient sur le cep ; poires de Signia et de Syrie, mêlées
dans les corbeilles à de fraîches pommes parfumées, rivales
de celles de Picenum : tu pourras les manger sans crainte, les froids ont séché
l'automne et elles n'ont plus d'âcreté.
77-182. Ce modeste repas eut jadis été une débauche pour
nos sénateurs. Curius faisait cuire à son petit foyer des légumes
qu'il avait cueillis lui-même ; aujourd'hui n'en voudrait pas le plus
sale des esclaves à la chaîne, car il a encore au palais la saveur
d'une vulve de truie dégustée dans une chaude taverne. Un dos
de porc séché sur la claie faisait autrefois un plat de fête
; on y ajoutait, aux anniversaires, un morceau de lard pour la famille avec
un peu de viande fraîche, s'il restait un morceau de la dernière
victime immolée. Tel cousin invité, qui avait été
trois fois consul, général, dictateur, arrivait avant l'heure,
portant sur l'épaule la houe qui avait dompté le sol de la montagne.
Quand on tremblait aux noms de Fabius, du neveu de Caton, des Scaurus et des
Fabricius, quand les censeurs redoutaient leur sévérité
réciproque, personne ne se faisait un souci de savoir quelle tortue naquit
dans l'Océan pour venir régaler les descendants des Troyens sur
leur lit superbe ; il n'y avait alors que des lits étroits et nus, au
chevet de bronze orné d'une tête d'âne couronné autour
de laquelle on voyait jouer de petits campagnards. Ainsi maison et mobilier
avaient même simplicité que la table. Le soldat ignorant ne sachant
rien des merveilles de l'art grec, s'il trouvait dans sa part du butin pris
aux villes vaincues des coupes sorties de la main de grands artistes, les brisait
pour parer son cheval ou pour dresser sur son casque la louve de Romulus s'apprivoisant
en vue des destins de Rome, les deux jumeaux sous leur rocher et le dieu représenté
nu, s'élançant avec le bouclier et la lance. II jetait tout cela
aux yeux de l'adversaire qui succombait à ses coups. En ces temps, on
servait des gâteaux de farine sur des plats toscans. Ce qu'on possédait
d'argent était pour briller sur les armes : voilà tout ce qui
pouvait donner prise à la jalousie. Les temples avaient alors l'accueil
plus majestueux ; et une voix retentit en pleine nuit au coeur de Rome, quand
les Gaulois, des bords de l'océan, se mirent en marche vers l'Italie
: les dieux voulaient jouer le rôle de l'oracle. Ainsi nous avertit Jupiter,
dans sa providence à l'égard des Latins, du temps que sa statue
était d'argile et que l'on n'y avait pas mis sa corruption. A cette époque,
nous fabriquions nos tables, et c'était avec le bois de nos arbres ;
un vieux noyer y était employé, si l'Eurus l'avait renversé.
Mais de nos jours, les riches n'ont plus aucun plaisir à manger, ne trouvent
saveur ni à turbot ni à daim, ni parfum aux roses, si la vaste
table ne fait pas reposer son disque sur un léopard en ivoire à
la gueule béante, une de ces merveilles sculptées dans les défenses
que nous envoient les gens des portes de Syène, les Maures agiles, l'Indien
plus bronzé que le Maure et les chasseurs des forêts d'Arabie où
la bête les dépose quand elles lui pèsent trop à
la tête. Voilà ce qui aiguise l'appétit des riches, voilà
ce qui les met en train. Avoir un pied de table en argent, c'est pour eux porter
au doigt un anneau de fer. Loin de moi le convive orgueilleux qui compare ma
maison à la sienne et méprise les fortunes modestes ! Il n'y a
pas chez nous le moindre brin d'ivoire, même pas en dés ou en jetons
: jusqu'à nos couteaux qui ont le manche en os ! Cependant ils ne donnent
aucun mauvais goût aux viandes, et la poularde qu'ils découpent
ne perd rien de sa saveur. Je n'ai pas de maître d'hôtel, prince
de son art, élève du savant Tryphérus, chez qui l'on apprend
à détailler d'un couteau émoussé des mets de choix,
tétines de truie, lièvre, sanglier, antilope, oiseaux de Scythie,
flamant, chèvre gétule ; et ce festin sylvestre révolutionne
tout Suburre ! Détacher un filet de chevreuil ou une aile de poulet d'Afrique
n'est pas dans les moyens de mon écuyer tranchant ; il est mal dégrossi
et ne connaît que tranches de viande grillée. Un petit esclave
habillé sans luxe, mais contre le froid, te présentera des coupes
plébéiennes payées quelques as. Je n'ai ni Phrygien ni
Lycien, ni serviteur acheté très cher au marchand d'esclaves.
Quand tu voudras quelque chose, demande-le en latin. Tous mes gens sont pareils,
avec leurs cheveux courts et droits, aujourd'hui peignés tout exprès
en l'honneur de mes hôtes. L'un est le fils d'un rude berger, l'autre
d'un bouvier ; il pense à sa mère qu'il n'a pas vue depuis longtemps,
il est triste, il a la nostalgie de sa cabane et de ses chevreaux. Ce jeune
esclave a la physionomie et le caractère brillants d'honnêteté
: que ne lui ressemblent donc ceux que revêt l'éclat de la pourpre
! Il n'apporte pas aux bains une voix enrouée., des testicules de la
grosseur du poing ; il n'a pas fait épiler ses aisselles et n'a pas à
cacher avec confusion sous le vase d'huile un membre gonflé. Il te versera
du vin récolté sur les montagnes d'où lui-même est
venu et sur les pentes desquelles il a joué ; vin et serviteur ont la
même patrie. Mais peut-être t'attends-tu à ce qu'un choeur
vienne nous chanter des chansons libertines de Gadès et à voir
des danseuses au milieu des applaudissements s'abattre à terre en jouant
de la croupe : voilà ce que contemplent les jeunes épouses penchées
sur leurs maris et qu'ils n'oseraient décrire devant elles : aiguillon
aux sens languissants, fouet aux désirs des riches, plus vivement senti
toutefois de l'autre sexe, qui vibre mieux ; la volupté bientôt,
excitée par les oreilles et par les yeux, ne se confient plus. Ce ne
sont pas là divertissements pour mon modeste intérieur. Je les
laisse, ces claquements de castagnettes, ces airs que rougirait de chanter l'esclave
nue du plus sordide mauvais lieu, ces cris obscènes, ces raffinements
de jouissance, je les laisse à celui-là qui souille en vomissant
des mosaïques de marbre ; toute licence à la richesse ! Le jeu et
l'adultère ne sont honte que chez les petites gens ; que les riches s'y
adonnent, et cela devient élégante distraction ! Nous aurons aujourd'hui
à notre table des agréments tout autres. Tu y entendras des poèmes
d'Homère et de Virgile, tous deux si sublimes qu'on ne sait lequel mérite
la palme. Et qu'importe, pour de tels chefs-d'oeuvre, de quelle voix ils sont
récités ?
183-208. Aujourd'hui donc, au large affaires et soucis ! donne-toi du bon temps,
puisque tu t'es réservé une journée de loisir. Ne pense
pas à tes placements ; et si ta femme se met à sortir dès
le matin pour ne rentrer qu'à la nuit, tais-toi, refrène ta colère,
même si tu lui vois la robe salie et froissée, les cheveux en désordre,
des rougeurs au visage et aux oreilles. Laisse à la porte tout motif
de chagrin, oublie ta maison, tes esclaves, ce qu'ils cassent, ce qu'ils gâchent,
et avant tout l'ingratitude des amis. Et pendant ce temps commencent, au signal
du drapeau, les jeux mégalésiens qui vont se dérouler pour
les fêtes de la déesse de l'Ida ; le préteur est là,
véritable triomphateur, mais que ruinent les chevaux ; et puissé-je
ne pas blesser le peuple qui déborde l'enceinte du Cirque en disant que
Rome aujourd'hui y est tout entière ; des clameurs me frappent l'oreille,
j'en conclus à la victoire des verts : s'ils succombaient, on verrait
la ville tomber dans une morne tristesse, tout comme le jour où les Consuls
furent vaincus dans la poussière de Cannes. Que la jeunesse aille à
ces spectacles ; il convient à cet âge de crier, de faire des paris
téméraires, d'aimer s'asseoir à côté d'une
jeune fille en toilette. Nous, quittons la toge et allons offrir notre vieille
peau aux rayons du soleil printanier. Tu peux déjà sans ridicule
te rendre aux bains, quoi qu'il y ait encore une bonne heure avant la sixième
as. Mais on ne pourrait mener cette vie cinq jours de suite, elle nous briserait
de fatigue ; et la rareté des plaisirs nous les fait meilleurs.