1-82. Plus doux que l'anniversaire de ma naissance m'est ce jour, Corvinus,
où l'autel de gazon attend, comme si c'était fête, les bêtes
que j'ai promis d'immoler aux dieux. Voilà une brebis blanche pour la
reine du ciel ; une pareille sera offerte à la déesse guerrière
qui combat sous la Gorgone de Mauritanie ; mais non loin de là, une fière
victime destinée à Jupiter tarpéien tire sur sa corde et
nous menace de son front, jeune taureau farouche, mûr pour le temple et
pour l'autel, prêt à être arrosé de vin, honteux déjà
de se pendre aux mamelles de sa mère, occupé à écorcher
les arbres de sa naissante corne. Si je possédais un bien abondant et
tel qu'il le faudrait pour mon goût, c'est un taureau plus gras qu'Hispulla
qu'on me verrait traîner au sacrifice, un animal lent de son poids même,
qui n'aurait pas été nourri dans le pâturage d'à
côté, mais qui ferait honneur aux prairies de Clitumne et par son
sang et par son cou fait pour braver un victimaire géant : car je fête
le retour d'un ami encore tout tremblant des terribles dangers auxquels il s'étonne
d'avoir échappé. Il ne sort pas seulement des hasards de la mer,
il a subi les menaces de la foudre. D'épaisses ténèbres
avaient pris le ciel comme dans un seul nuage ; une flamme soudaine frappa les
antennes, chacun se crut atteint, puis connut la stupeur, et l'on se disait
qu'il n'y a pas de naufrage comparable à une voilure qui brûle.
Rien n'arrive de plus effroyable dans les fictions des poètes, lorsqu'y
surgit la tempête. Autre péril encore, écoute et tu seras
pris de pitié, quoiqu'il s'agisse cette fois d'une horreur fort connue
et que rappellent tant de tablettes votives dans les temples (qui ne sait en
effet qu'Isis est le pain des peintres ?) : c'est l'accident qu'à son
tour a subi la fortune de Catulle. Le navire avait déjà de l'eau
jusqu'à moitié de sa cale ; les vagues le couchaient alternativement
sur l'un et l'autre bord, le mât ne tenait plus, la science du vieux pilote
n'était plus d'aucun secours. Alors Catulle se décide à
transiger avec les vents et jette sa cargaison par-dessus bord, tel le castor
qui se fait eunuque, heureux de s'en tirer au prix de son testicule, tellement
cette bête connaît les vertus de son bas-ventre . " Qu'on jette
à la mer ce qui est à moi, criait-il, qu'on jette tout ! "
Et il avait bien la volonté de sacrifier des merveilles : des étoffes
de pourpre qui auraient séduit nos voluptueux Mécènes,
des tissus colorés naturellement sur le dos des moutons par les pâturages,
par les eaux et par les énergies secrètes de l'air, dans l'heureuse
Bétique. Il n'hésitait pas à se débarrasser de son
argenterie : des plats faits pour Parthénius, un cratère ayant
l'ampleur d'une urne, et digne de désaltérer Pholus ou la femme
de Fuscus, et des bassins, quantité d'assiettes, des coupes ciselées
où avait bu l'habile prince qui acheta Olynthe. Y a-t-il aujourd'hui,
où donc peut-il y avoir, un homme assez courageux pour préférer
sa tête à l'argent et son salut aux richesses ? Ce n'est pas pour
vivre que les gens s'enrichissent ; mais le vice les aveugle au point qu'ils
vivent pour s'enrichir. Bref, Catulle fait lest de presque toute sa vaisselle,
mais sans effet : alors, cédant au malheur, il se voit réduit
à abattre son mât, et il sort enfin du péril. Suprême
péril, quand on ne peut sauver un navire qu'en le mutilant ! Va maintenant,
va confier ta vie aux vents, va te mettre à la merci du bois équarri,
séparé de la mort par une planche qui a quatre doigts, ou sept
si elle est épaisse. Sacs, pain, cruche ne suffisent plus désormais,
songe à la tempête et n'oublie pas de te munir aussi de haches.
Enfin les vagues retombent et la mer s'aplanit, la bonne étoile et les
destins heureux sourient dans l'air et sur les flots, les Parques enroulent
avec bienveillance de la blanche laine sur leur quenouille, puis le vent se
fait aussi doux qu'une brise ; alors le navire délabré poursuit
sa route avec quelques hardes tendues comme moyen de fortune et la seule voile
restante de la proue. L'auster ne souffle plus et l'espoir de vivre renaît
avec le soleil. A ce moment surgit à l'horizon le sommet qu'aimait Iule,
dont il préférait le séjour à celui de Lavinium,
et qui a reçu son nom de la truie blanche qui mit les Troyens en joie,
car ils la virent en ce lieu accomplissant le prodige d'allaiter trente marcassins.
Enfin le navire, doublant le phare tyrrhénien, entre au port, dans les
eaux emprisonnées loin, jusqu'au large, par des ouvrages qui semblent
fuir les rivages d'Italie ; la nature n'a vraiment créé aucun
autre port qu'il faille autant admirer. Avec sa pauvre coque, le patron gagne
le bassin intérieur où naviguerait en sûreté même
une barque de Baies. C'est là que bavardent les marins à la tête
rasée ; c'est là, en lieu sûr, qu'ils aiment à raconter
leurs aventures.
83-130. Allez donc, mes garçons ; recueillez-vous et faites silence ;
enguirlandez les sanctuaires, plongez les couteaux dans la farine, décorez
autel et gazon sacré. Je vous suis, puis quand j'aurai fait le sacrifice
selon le rite, je rentrerai chez moi où les petits simulacres de mes
pénates, luisants de cire fragile, reçoivent de modestes couronnes.
Là j'apaiserai le Jupiter protecteur des foyers, j'offrirai l'encens
à mes Lares paternels, et je répandrai toutes les nuances de la
violette. Tout est resplendissant, de longs rameaux surmontent l'entrée
où des lampes matinales annoncent la fête. N'aie point de mauvais
soupçons, Corvinus ; car ce Catulle dont je célèbre le
retour en dressant tant d'autels, a trois petits héritiers. En sais-tu
un autre que moi, capable de faire le sacrifice même d'une poule malade
et mourante pour un ami si négatif ? Mais que parlé-je de telles
dépenses ! Un père de famille ne se verra jamais immoler la moindre
caille. Qu'en revanche le riche Gallita et le riche Pacius, qui sont sans enfants,
se voient pris d'un furtif accès de fièvre : il faudra tout un
portique pour contenir l'invasion des traditionnelles tablettes votives ; des
gens promettront cent boeufs : et c'est parce qu'il n'y a pas ici d'éléphant
à acheter et que le Latium ni aucune de nos contrées n'ont jamais
vu naître animal de cette taille ; on va les chercher parmi les nations
couleur de jais, pour les nourrir ensuite sous les arbres des Rutules et sur
le territoire de Turnus ; ces éléphants de l'empereur ne sont
faits pour servir aucun particulier : Hannibal le Tyrien, le roi des Molosses
et nos généraux, voilà les maîtres auxquels leurs
aïeux obéissaient en prenant part active au combat, car ils portaient
sur leur dos des cohortes et une tour qui marchait ainsi à la bataille.
Donc Novius et Pacuvius Hister, s'il ne dépendait que d'eux, n'hésiteraient
pas à conduire cet ivoire aux autels et à faire tomber devant
les Lares de Gallita pareilles victimes, seules dignes de si grandes divinités
et de leurs adorateurs. Pacuvius serait bien capable, si cela était permis,
d'immoler les plus grands et les plus beaux de sa troupe d'esclaves ; il mettrait
volontiers les bandelettes du sacrifice au front de ses jeunes serviteurs et
servantes ; et s'il avait chez lui une jeune fille, il livrerait cette Iphigénie
au couteau sacré, sans pourtant espérer qu'un coup de théâtre
lui substitue furtivement la biche. Je loue mon concitoyen, et je ne compare
pas les mille vaisseaux d'Agamemnon à un héritage ; car si le
riche malade échappe à Libitine, il sera pris dans la reconnaissance
comme un poisson dans la nasse, il voudra récompenser pareil attachement
; il détruira peut-être son premier testament pour tout laisser
d'un mot à Pacuvius. C'est alors que notre homme marcherait orgueilleux
et sans pitié pour ses rivaux vaincus ! Tu vois ce qu'on peut gagner
à immoler une seconde fois la Mycénienne. Que Pacuvius vive, j'en
prie les dieux, et même aussi longtemps que Nestor ; qu'il possède
autant que Néron a volé, qu'il élève des montagnes
d'or, mais aussi qu'il n'aime personne et que de personne il ne soit aimé.