1-14. Il y a bien des vices, Fuscinus, dignes d'une sinistre renommée,
capables de troubler les plus heureux états, et que les parents eux-mêmes
cependant enseignent et transmettent à leurs enfants. Si un vieillard
aime se ruiner aux dés, son héritier, qui porte encore la bulle,
lui aussi joue et agite ses munitions dans le petit cornet. Une famille n'est
pas entretenue dans de meilleures espérances à l'égard
de l'adolescent qui sait déjà gratter les truffes, assaisonner
les cèpes et dans la même sauce plonger les bec-figues, imitant
son dissipateur de père, ce goinfre à barbe blanche ; quand l'enfant
a vécu sa septième année alors qu'il n'avait pas encore
ses secondes dents, on a bien pu préposer à son instruction des
centaines de maîtres à barbe longue, placés à sa
droite et à sa gauche ; sa passion ira toujours au dîner richement
servi, à la gloire de soutenir la grande tradition culinaire de son père.
15-58. Peut-il enseigner la douceur et l'indulgence souriante aux fautes légères
et se rend-il compte que les esclaves sont faits, corps et âme, des mêmes
éléments que nous ; mais n'est-il pas plutôt destiné
à donner des leçons de cruauté, ce Rutilus qui se plaît
à entendre le sinistre bruit des coups, qui n'égale au sifflement
des fouets aucun chant de sirène, Antiphatès et Polyphème
de son personnel qui tremble, heureux chaque fois qu'il appelle le bourreau
pour appliquer le fer rouge à un esclave qui a perdu deux serviettes
? De quel exemple sera-t-il pour un jeune garçon, lui qui adore le cliquetis
des chaînes, et qu'enchantent torture, ergastule, cachot ? Tu es assez
naïf pour penser que la fille de Larga ne sera pas adultère ; or,
si elle voulait faire le compte des amants de sa mère, elle ne pourrait
assez vite les aligner qu'il ne lui faille reprendre haleine treize fois. Encore
vierge, elle eut de cette mère les confidences ; aujourd'hui, elle écrit
sous sa dictée les billets qu'elle-même fait porter à son
amant par les mêmes débauchés qui faisaient les commissions
de Larga. C'est la loi de nature : pas de poison moral plus actif et prompt
que le mauvais exemple sous le toit familial, parce qu'il eut de grandes autorités
pour subjuguer l'âme. Un ou deux adolescents peut-être y résisteront,
que le Titan a façonnés d'un art plus appliqué et d'une
meilleure argile ; mais les autres se guident sur les traces paternelles qu'ils
devraient fuir, engagés dans l'ornière où un vice invétéré
leur fait signe depuis longtemps. Abstiens-toi donc de méchantes habitudes,
et qu'une raison te suffise, elle est puissante : il faut que nous ne donnions
pas à nos enfants de crimes à imiter, car nous naissons tous enclins
à reproduire turpitudes et perversités ; on voit des Catilinas
chez tous les peuples, sous tous les climats, mais il n'y a nulle part de Brutus
ni de Catons. Que tout ce qui peut salir les oreilles et les yeux soit écarté
des murs qui abritent un enfant ; loin de cette maison, bien loin, les courtisanes
et les chansons d'un parasite noctambule ! Le plus grand respect est dû
à l'enfance ; songes-y, en cas de perverse tentation ; et ne crois pas
qu'il ne faille tenir compte d'un enfant très jeune : au contraire, au
moment de mal faire, pense à ton fils au berceau et que cette pensée
te retienne. Car s'il lui arrive un jour de mériter la colère
du Censeur et que, non content de te ressembler de corps et de visage, il veuille
par la conduite aussi être ton fils, capable même d'aller plus loin
que toi dans le chemin où tu t'es engagé, tu voudras sans doute
sévir, tu prendras pour le corriger ta plus rude voix, tu iras jusqu'à
vouloir le déshériter. Mais quel front lui montrer et où
trouver la franche liberté d'un père, alors que, vieillard plus
coupable que lui, tu as depuis longtemps besoin de ventouses à ta tête
d'insensé ?
59-85. Tu attends un invité et tu as alerté tout ton personnel
: " Qu'on balaie le pavé, qu'on astique les colonnes ; enlève-moi
bien cette toile d'araignée, avec sa bestiole desséchée
; toi, fais reluire l'argent poli, et toi les vases ciselés. " La
voix du maître fulmine, il tient la verge menaçante. Voilà
comme tu t'agites, parce que tu crains que ton atrium n'offense d'une crotte
de chien les yeux de ton ami, ou que de la boue ne salisse ton portique. Mais
quoi ! Un petit esclave, une demi-mesure de sciure, et tout cela disparaît
! Au contraire, pas le moindre souci ne te point, s'il s'agit que ton fils voie
la maison sans tache et nette de tout vice ? Grâces te soient rendues,
puisque tu as donné un citoyen à la patrie, mais tout de même
à condition qu'il soit capable de la servir, cette patrie, de se montrer
utile aux champs, dans les travaux et de la guerre et de la paix. En somme,
la grande affaire, c'est de savoir sur quels principes tu le formeras. La cigogne
nourrit ses petits de serpents et de lézards qu'elle trouve dans les
coins perdus de la campagne ; les ailes leur pousseront et ils feront même
chasse. Le vautour ne s'attarde pas aux cadavres de chevaux, aux chiens crevés,
aux criminels sur la croix ; il a hâte de revoler vers sa couvée
en lui apportant quelque lambeau de chair : telle est encore la pâture
du vautour devenu grand, quand il se nourrit lui-même et fait déjà
son nid, à lui, sur un arbre. Quant au noble oiseau, ministre de Jupiter,
il chasse lièvre et chevreuil dans les gorges des forêts, et quand
le moment est venu pour les jeunes aiglons de prendre leur essor, ils se jettent,
aiguillonnés par la faim, sur la même proie qu'ils ont goûtée
au sortir de l'oeuf.
86-95. Cétronius était grand bâtisseur ; tantôt sur
le rivage incurvé de Gaète, tantôt sur les hauteurs de Tibur,
tantôt dans les montagnes de Préneste, il élevait de hautes
maisons, et les marbres qu'il faisait venir de Grèce et de plus loin
encore éclipsaient ceux du temple de la Fortune et d'Hercule : tout comme
l'eunuque Posidès nous a éclipsé le Capitole. Cétronius,
à se loger ainsi, entama sa fortune et diminua ses ressources, il n'en
a pas moins laissé un fort joli héritage : or l'héritage
entier y a passé ; car le fils, atteint de la même folie que le
père, a tout dissipé en élevant de nouveaux palais en marbres
encore plus beaux.
96-106. Quelques jeunes gens dont les pères observent le sabbat ont pour
dieux les nuages et la calotte des cieux ; ils enveloppent d'une même
horreur la chair humaine et celle du porc dont le père s'abstenait. Ils
ne tardent pas à se faire circoncire. Élevés dans le mépris
des lois romaines, ils n'ont pour étude, pour pratique et pour vénération
que la loi de Moïse transmise dans un livre mystérieux ; ils n'auraient
garde de montrer le chemin aux fidèles d'un autre culte, d'indiquer une
fontaine à d'autres qu'à des circoncis. Mais quelqu'un est coupable,
c'est le père, qui a réservé chaque septième jour
pour l'inaction, hors de toute vie commune.
107-139. C'est spontanément que les jeunes gens imitent les mauvais exemples.
Mais il y a une exception : la passion de l'or, qu'ils prennent contre leur
gré et à laquelle il faut les contraindre. Ce vice, en effet,
a des dehors vertueux qui trompent, il se présente avec gravité
sur le visage et sévérité dans la mise ; un avare récolte
aisément les éloges que mérite un homme rangé, économe,
meilleur gardien de son bien que le dragon des Hespérides ou celui de
la Toison d'or. Et puis, l'avare passe aux yeux des gens pour maître dans
l'art de faire fortune : avec de tels artistes, tout patrimoine grossit, mais
par tous les moyens et à condition que le forgeron ne cesse de battre
son enclume dans sa forge toujours en feu. C'est pourquoi un père s'imagine
les avares heureux, parce qu'il admire la richesse, parce qu'il ne croit pas
la pauvreté capable de donner jamais le bonheur ; il exhorte donc les
jeunes gens à suivre de confiance sa propre voie, en s'attachant aux
mêmes principes que lui. Et comme le vice a ses préceptes, il les
inculque sans retard à ses enfants et leur donne un enseignement très
fouillé de ladrerie ; bientôt il leur inspire l'insatiable passion
d'amasser. Il dresse l'estomac de ses esclaves en les réduisant à
la portion d'un boisseau falsifié ; lui-même jeûne, car il
se garderait bien d'épuiser la provision de pain moisi et bleuâtre
; il a coutume, en plein mois de septembre, de mettre de côté les
restes d'un hachis, de garder pour le repas suivant un plat de fèves
d'été avec un bout de maquereau et une moitié de silure
avancé ; il serrera dans le garde-manger jusqu'à des poireaux
dont il a compté les filets. On inviterait à pareille table un
mendiant qui couche sous les ponts, il refuserait. Est-ce un bonheur d'être
riche au prix de privations ? N'est-ce pas pure folie, vraie frénésie
que de vouloir mourir riche en vivant indigent ?
140-174. Toujours est-il que plus le sac s'enfle et s'emplit, plus la cupidité
croît avec l'or entassé. Moins on en possède, moins il excite
le désir. Tu vas donc acheter une seconde métairie, car un jour
vient où ton domaine ne te suffit plus, où tu le souhaites plus
vaste, où tu guignes le champ de blé du voisin ; alors tu l'achètes,
avec un verger et un coteau que des oliviers drus font tout blanc. Je suppose
que le propriétaire ne veuille à aucun prix s'en défaire
; la nuit, des boeufs maigres et de faméliques chevaux harassés
seront lâchés à travers les épis encore verts ; ils
ne te reviendront qu'après avoir mis dans leurs ventres tout le champ,
qu'on dirait passé à la faux. On compterait à grand-peine
combien de maîtres ont éprouvé de ces dommages, combien
de champs ont été vendus après de tels affronts. Mais quels
jugements dans le public ! quels accents d'indignation dans le buccin de la
renommée ! - " Et puis après ? Je me moque bien d'avoir l'estime
de tous mes voisins, si je n'ai sur mon coin de terre qu'une poignée
d'épis à faucher ! " On dirait, ma foi ! que tu espères
passer à travers maladies et infirmités, et prolonger indéfiniment
ta destinée si tu arrives à posséder seul autant de champs
cultivés que le peuple romain en labourait sous Tatius . En des temps
plus proches, des soldats brisés par l'âge, qui avaient fait les
guerres puniques, affronté les troupes barbares de Pyrrhus et les épées
des Molosses, recevaient un don de deux arpents pour toutes leurs blessures
; ce salaire de leur sang et de leurs fatigues ne leur parut jamais au-dessous
de leur mérite, ils n'accusèrent point la patrie d'être
ingrate et de manquer de foi ; avec ce bout de terre, il y avait de quoi nourrir
le père et toute la maisonnée, la jeune mère et quatre
enfants qui jouaient autour d'elle, l'un né d'un esclave et les trois
autres héritiers du maître ; les aînés, au retour
de la vigne ou des champs, après le casse-croûte, trouvaient un
second repas plus copieux, de la bouillie fumant dans de grandes marmites. Mais
aujourd'hui, deux arpents, nous n'en voudrions pas pour notre jardin.
175-255. La source des crimes est là ; aucun vice humain n'a préparé
plus de poison, aiguisé plus de poignards que le furieux désir
de richesses démesurées. En effet, quiconque veut devenir riche
est pressé, et quelle crainte respectueuse des lois, quelle pudeur peuvent
subsister chez un avide impatient ? - " Vivez contents de vos cahutes et
de ces collines, mes enfants, disaient jadis Marse, Hernique ou Vestin, ces
trois vieillards. Demandons à la charrue ce qu'il faut de pain pour nos
tables ; c'est le moyen d'être agréables aux dieux des champs,
ces protecteurs de l'homme, qui lui ont fait goûter le doux épi
et dédaigner l'antique gland. Il ne voudra vivre que dans le bien, le
garçon qui n'a pas honte de chausser des souliers grossiers et de s'affubler
de peaux retournées pour aller sur la glace et dans la bise ; c'est une
étrangère inconnue de nous qui conduit la jeunesse à l'impiété
et au crime, c'est la pourpre ". Ainsi, les Anciens parlaient à
leurs cadets. Mais de nos jours, à la fin de l'automne, en pleine nuit,
le père réveille à grand cris son fils endormi : "
Prends ces tablettes, écris, prépare ton plaidoyer, étudie
nos vieilles lois, ou sois candidat au cep des centurions ; mais que Lélius
remarque ta tête hirsute, tes narines velues, et qu'il admire tes larges
épaules ; avec lui, va renverser les huttes des Maures, les fortins des
Bretons, pour obtenir à soixante ans l'insigne de l'aigle. Ou si tu n'as
pas de goût pour la dure vie des camps, si les accents mêlés
de la trompette et du cor te barbouillent le ventre, achète des marchandises
pour les revendre à double prix, et ne te désintéresse
pas de celles qu'il faut reléguer au delà du Tibre ; ne t'imagine
pas qu'il y ait à distinguer entre les parfums et le cuir ; l'argent,
d'où que tu le tires, a toujours bonne odeur. Répète-toi
sans cesse cette sentence digne des dieux et de Jupiter lui-même : "
D'où vient ton argent personne ne le demande, mais il faut en avoir.
" Ce précepte, les vieilles décharnées l'enseignent
aux tout petits garçons, et les petites filles l'apprennent avant l'A
B C. " Au père qui presse son fils de telles exhortations j'aimerais
objecter : " O insensé, dis-moi qui te commande tant de hâte
? Je te prédis un élève supérieur au maître.
Va en paix : ton fils l'emportera sur toi, comme Ajax sur Télamon, comme
Achille sur Pélée. Épargne un âge tendre. Le poison
qu'il a dans les moelles n'est pas encore au point... Mais quand il aura commencé
à se peigner la barbe, quand elle sera assez longue pour qu'il y porte
le rasoir, il fera le faux témoin, il vendra le parjure au rabais, la
main sur l'autel de Cérès et touchant le pied de la déesse.
Ta bru, son affaire est faite, si elle passe votre seuil avec une dot qui lui
assure la mort : de quels doigts on l'étranglera dans son sommeil ! Car
tu parles d'aller chercher des richesses sur terre et sur mer, mais ton fils
connaîtra une voie plus rapide : un grand crime ne coûte nulle peine.
- " Cela, je ne l'ai pas voulu, diras-tu un jour, je ne lui ai pas conseillé
de crimes. " Ce n'en est pas moins toi la cause de son égarement.
Car quiconque recommande à ses enfants d'aimer les richesses, quiconque
a le tort de leur dire : " - Soyez avares et fraudez pour doubler votre
bien.", brise les freins du char, lâche entièrement les rênes
: impossible de le retenir ; tu as beau faire, il court et laisse la borne bien
loin derrière. Personne ne veut s'en tenir à une faute permise,
on s'accorde soi-même naturellement plus de marge. Dire à un jeune
homme qu'il y a sottise à obliger un ami ou à venir en aide à
un parent pauvre, c'est l'engager du même coup à dépouiller
et à duper les gens, à se procurer malhonnêtement les richesses,
ces richesses que tu aimes aussi passionnément que les Decius aimaient
la patrie, que Ménécée aimait (si la Grèce est véridique)
cette Thèbes dont les sillons ont vu des légions tout armées
naître des dents du dragon, légions qui se jetèrent dans
de terribles combats, comme si la trompette du signal avait surgi avec elles.
Ainsi le feu dont tu as allumé les premières étincelles
s'étendra au loin et dévorera tout. Toi-même ne seras pas
épargné, pauvre homme. Le maître un jour tremblera dans
la cage, au grand rugissement du lion qu'il a dressé et qui lui réglera
son compte. Les astrologues ont tiré ton horoscope ; mais il est pénible
d'attendre l'arrêt du destin, tu mourras avant que ton fil soit tranché.
Dès maintenant tu gênes ton fils, tu es un obstacle à ses
voeux, et ta vieillesse de cerf fait sa torture. Envoie vite quérir Archigène
et achète la potion de Mithridate ; si tu veux cueillir la figue de l'autre
saison et prendre entre tes doigts les prochaines roses, munis-toi de l'antidote
qu'il est prudent d'avaler avant le repas, quand on est père et quand
on est roi. "
256-283. Veux-tu la merveille des spectacles, plus distrayante qu'aucun théâtre,
qu'aucun jeu du Cirque dans une fête du plus magnifique prêteur
? Va voir comme il faut risquer sa tête pour augmenter sa fortune, pour
bien remplir le coffre-fort qu'il est prudent de confier au temple de Castor
depuis que, dans le sien, Mars Vengeur, incapable de garantir son propre bien,
s'est laissé voler son casque. Laissons donc là toutes les scènes
qui se jouent aux fêtes de Flore, de Cérès et de Cybèle
: les affaires humaines donnent une bien plus belle comédie ! Les équilibristes
font leur numéro, glissent le long de la corde raide ; mais n'y a-t-il
pas plus de drôlerie en toi qui passes ta vie à la poupe d'un vaisseau
corycien, proie éternellement offerte au Corus et à l'Auster,
courant tous les périls pour vendre, vil marchand, des marchandises puantes,
oui, toi qui, revenant de Crète, es si heureux de rapporter un épais
vin recueilli sur les rivages qui virent naître Jupiter ? Encore ce malheureux,
attentif à poser ses pieds incertains sur la corde tendue, gagne-t-il
ainsi sa vie, juste de quoi se défendre du froid et de la faim ; tandis
que toi, tu cours des risques pour gagner mille talents et cent métairies.
Regarde les ports et la mer couverte de forts navires : il y a déjà
moins d'hommes à terre que sur l'eau. Une flotte va surgir, partant où
l'appelle l'appât du gain ; elle ne se contentera pas de traverser les
mers de Carpathie et de Gétulie, elle doublera Calpé, elle entendra
le soleil plonger avec un grand bruit au gouffre d'Hercule. Il faut bien, pour
rentrer chez toi la bourse pleine et fier de sacs rebondis, il faut être
allé voir les monstres de l'Océan et les tritons.
284-302. Une même folie ne s'empare pas de toutes les têtes. L'un,
dans les bras d'une soeur, voit avec épouvante la face des Euménides
et leur flambeau ; l'autre, assommant un boeuf, croit entendre mugir Agamemnon
ou le roi d'Ithaque. L'avare épargne sa tunique et son manteau, mais
il lui faut tout de même un curateur ; en effet, il charge de marchandises
son bateau à pleins bords, il n'a qu'une planche pour le séparer
de l'eau, lui qui affronte tant de maux et de périls pour quelques pièces
d'argent à effigies. Soudain voilà les nuages, voilà les
éclairs. " Lâchez le câble, crie le maître de
la cargaison de blé ou de poivre ; cette couleur de ciel, cette large
bande noire, ce n'est rien : un orage d'été ! " Or le malheureux,
peut-être dès cette nuit, sombrera parmi les débris de son
navire ; le flot pèsera sur lui, qui serrera de la main gauche et des
dents sa riche ceinture. Naguère tout l'or que le Tage et le Pactole
roulent dans leur sable étincelant n'auraient pas comblé ses voeux
; demain il se contentera de haillons pour son ventre glacé et de maigres
aliments ; ce sera un naufragé ruiné par la perte de son navire,
réduit à mendier avec un tableau du désastre suspendu à
son cou.
303-314. S'il faut souffrir de si grands maux pour acquérir, conserver
donne encore plus de souci et de crainte ; c'est un martyre que la garde d'une
grosse fortune. Licinus est follement riche, aussi entoure-t-il sa maison de
seaux contre incendie ; il fait veiller une cohorte d'esclaves, il tremble pour
son ambre jaune, pour ses statues et ses colonnes de marbre phrygien, pour son
ivoire et son écaille précieuse. Le Cynique, lui, vit nu dans
une jarre qui est à l'abri du feu ; si on la brise, une autre pareille
demain la remplacera, et peut-être qu'il gardera la même raccommodée.
Alexandre se rendit compte, en voyant dans cette demeure le grand homme, combien
plus il y avait de bonheur pour celui qui ne désirait rien que pour celui
qui ambitionnait de posséder l'univers et qui se préparait à
affronter des périls égaux à ses exploits.
315-331. O Fortune, tu es sans pouvoir, si nous avons la sagesse. C'est nous,
n'en doute pas, qui te faisons déesse. Quelle est cependant la mesure
du nécessaire ? Qu'on me le demande, je répondrai : c'est ce qu'exigent
soif, faim et froid, c'est ce qui te contentait, Épicure, dans ton petit
jardin, c'est ce qu'avant toi contenait la demeure de Socrate ; jamais la philosophie
n'a parlé autrement que la nature. Tu trouves austères les modèles
entre lesquels je t'enferme ? Adoucis-les de quelques-unes de nos coutumes ;
va jusqu'à la somme fixée par la loi d'Othon pour être digne
des quatorze premiers gradins. Tu fronces les sourcils, tu fais la moue ? Alors,
je t'accorde deux fois, trois fois même les quatre cent mille sesterces
du cens équestre. Si tu n'es pas comblé avec cela et si tu tends
encore ta bourse, ni les richesses de Crésus ni celles du roi de Perse
jamais ne te satisferont non plus que celles de Narcisse à qui le docile
empereur Claude ne refusa rien, même le meurtre de son épouse.