1-34. Qui ne sait, Volusius Bithynicus, à quelles monstrueuses divinités
les Égyptiens insensés ont voué un culte ? C'est le crocodile
que les uns adorent, les autres tremblent devant l'ibis qui s'engraisse de serpents.
L'image d'or de la guenon sacrée brille aux lieux où la statue
tronquée de Memnon rend des sons magiques, là où gît
ensevelie l'antique Thèbes aux cent portes. Ici des chats, là
le poisson du fleuve, ailleurs le chien, excitent la vénération
d'une cité entière ; en revanche, aucun adorateur pour Diane.
On est sacrilège si l'on met la dent au poireau et à l'oignon.
O saints peuples dont les divinités poussent dans les jardins ! De bêtes
à laine, en ces pays, toute table s'abstient ; il est défendu
d'étrangler un chevreau, mais permis de manger de la chair humaine. Quand
Ulysse racontait de telles horreurs à la table d'Alcinoüs éberlué,
peut-être provoquait-il chez certains convives l'indignation ou le rire
; il devait avoir l'air d'un faiseur de contes. " N'y aura-t-il personne
pour le jeter à la mer ? Il serait bien digne de faire connaissance avec
la véritable Charybde, pour nous débiter tant de fictions sur
les sauvages Lestrygons et les Cyclopes. Il me prend envie de croire à
Scylla, aux rochers qui s'entrechoquent avec les Cyanées, aux outres
gonflées de tempêtes, aux grognements d'Elpénor et de ses
rameurs que la baguette de Circé changea en pourceaux. Est-ce qu'il pense
que les Phéaciens n'ont pas de cervelle ? " Telles devaient être
les réactions de quelque convive qu'on comprend fort bien, un de ceux
qui n'avaient pas encore perdu leur sang-froid dans les urnes de vin de Corcyre.
Il faut reconnaître que le roi d'Ithaque racontait des histoires dont
il était le seul garant ; moi au contraire, si je vous rapporte des faits
surprenants, ils ont authentiquement eu lieu, et récemment, sous le consulat
de Iuncus, au delà de la brûlante Coptos ; il s'agit du forfait
unanime d'une cité et plus atroce que toutes les tragédies. On
aurait beau chercher dans tout le théâtre tragique depuis Pyrrha,
on n'y trouverait pas un crime dans lequel un peuple tout entier ait trempé.
Écoutez quel exemple de cruauté féroce a pu donner notre
époque.
35-71. Deux peuples voisins, celui d'Ombos et celui de Tentyra, entretiennent
l'un contre l'autre une vieille hostilité, une haine immortelle ; c'est
comme une incurable blessure qui les brûle. Cette grande fureur a pour
cause l'opposition des dieux, chacun des deux peuples étant jaloux des
siens et exécrant ceux de l'adversaire. Les habitants de Tentyra célébraient
une fête ; les notables et les chefs d'Ombos crurent bon de saisir l'occasion
: il fallait troubler un jour de liesse, surprendre l'ennemi dans le plaisir
des festins, alors que près des temples et dans les carrefours sont dressés
tables et lits, et que les gens passent là jours et nuits, parfois jusqu'à
la durée d'une semaine. L'Égypte est sauvage ; mais pour la débauche,
autant que j'ai pu m'en rendre compte, elle n'a rien à envier à
Canope la voluptueuse. On pensait battre aisément des gens ivres à
qui le vin avait donné langue pâteuse et marche titubante : une
flûte nègre les faisait danser, tous respirant les dieux savent
quels parfums, avec des couronnes à tous les fronts. De l'autre côté,
une haine d'hommes à jeun. Les premières injures éclatent
entre les têtes échauffées ; c'est le signal du combat et,
dans une poussée de mêmes cris, les deux partis s'agrippent ; en
fait d'armes, les poings. Bientôt, peu de mâchoires sans blessure,
à peine un ou deux nez intacts. Ce n'étaient plus que visages
mutilés, faces et joues déchirées, os à nu, mains
pleines du sang des yeux. Or les barbares s'imaginent jouer, ils croient livrer
une bataille d'enfants, puisqu'ils ne marchent pas encore sur des cadavres.
A quoi sert de se mettre à plusieurs milliers pour combattre, si tous
les combattants restent en vie ? Aussi l'acharnement redouble-t-il ; on ramasse
des pierres ; on les brandit, on les lance ; voilà les armes de la sédition.
Ce ne sont pas des pierres comme on en vit aux mains de Turnus, d'Ajax, ou du
fils de Tydée lorsqu'il blessa Enée à la cuisse, mais des
pierres comme en peuvent projeter des bras moins vigoureux que les leurs, des
bras de notre temps. La race déjà dégénérait
à l'époque d'Homère ; la terre d'aujourd'hui nourrit des
hommes aussi chétifs que méchants ; qu'un dieu jette sur eux les
yeux, il rit de dégoût.
72-92. Trêve de digression, il faut reprendre notre récit. Un des
deux partis, ayant reçu du renfort, ose tirer l'épée et
commencer une lutte à coups de flèches. Alors c'est la fuite de
l'ennemi et les Ombites se lancent à la poursuite des gens de Tentyra,
la ville voisine des palmiers. Un fuyard, sous le coup de la terreur, veut précipiter
sa course et tombe, il est pris. Alors les Ombites le coupent en multiples morceaux,
afin qu'un seul mort suffise à tous ; la foule des vainqueurs le dévorent
tout entier, non sans ronger les os, ne prenant même pas la peine de le
mettre à la casserole ou de le faire rôtir : allumer du feu aurait
pris trop de temps, on se serait impatienté, et l'on fut enchanté
de manger le cadavre cru. Réjouissons-nous que le feu n'ait pas été
profané, ce feu que Prométhée arracha à la voûte
supérieure du ciel pour le donner à la terre ; je félicite
cet élément, et tu lui rends grâces, j'en suis sûr,
Volusius. Au reste, celui qui a eu le coeur de mordre une fois dans un cadavre
ne trouve plus rien de meilleur que la chair humaine ; il faut bien qu'il en
soit ainsi, et ne me demande pas si lors de cette abomination, le premier qui
goûta au mort trouva cela bon : car le dernier qui vînt, trouvant
tout le corps dévoré, passa ses doigts sur le sol pour avoir un
peu de sang à sucer.
93-158. Les Vascons, si l'on en croit la renommée, usèrent jadis
de cette nourriture pour prolonger quelque temps leur existence. Mais les circonstances
étaient tout autres. Ils cédaient à la fortune jalouse,
aux suprêmes cruautés de la guerre ; leur situation était
désespérée et ils supportaient les horreurs d'un long siège.
Il n'y a dans cet exemple qu'un motif de pitié ; la cité avait
épuisé toutes les herbes, tous les animaux, tous les aliments
que pouvait découvrir la fureur des ventres vides ; ses citoyens par
la pâleur, la maigreur, le corps décharné, frappaient de
compassion les ennemis eux-mêmes. C'est dans cet état que la faim
les jeta sur les corps de leurs semblables ; ils étaient prêts
à se dévorer eux-mêmes. Quand des villes endurent de tels
martyres, quel mortel, quel dieu ne les absoudrait ? Les mânes même
des morts dévorés auraient pardonné. Je sais bien que Zénon
nous donne de meilleures leçons, et il n'autorise pas l'homme à
conserver sa vie par tous les moyens ; mais d'où serait venu un Cantabre
stoïcien, surtout au siècle du vieux Metellus ? Maintenant le monde
entier vit sur la culture attique de Grèce et d'Italie, la Gaule a enseigné
l'éloquence aux avocats de Bretagne et déjà il est question
à Thulé d'appointer un rhéteur. Le noble peuple dont je
parlais a donc des excuses ; les Sagontins aussi, qui l'égalèrent
en courage et en endurance et qui connurent désastre encore plus affreux.
Mais l'Égypte, elle, se montre plus cruelle que l'autel de la Méotide.
C'est la Tauride qui a eu l'idée des sacrifices humains, si l'on ajoute
foi aux récits des poètes ; du moins une fois les victimes immolées,
ne leur réservait-elle pas d'autres horreurs plus abominables que le
couteau. Mais les Tentyrides, quel malheur les poussa ? Quelle si grande faim,
quel siège leur fit oser le forfait monstrueux ? Ne pouvaient-ils fournir
un autre motif de vengeance au Nil, s'il devait refuser ses eaux à l'aride
Memphis ? Un acte de sauvagerie tel que n'en connurent point les Cimbres terribles
ni les Bretons, les Sarmates farouches ni les cruels Agathyrses, c'est un peuple
lâche et vil qui l'a accompli, un peuple qui n'est bon qu'à voguer
avec de petites voiles sur des barques d'argile et qu'à faire marcher
à courtes rames ces poteries peintes ! Il n'y aura jamais de châtiment
égal à ce crime, ni de supplices dignes de ces barbares, qui ne
font pas de différence entre haïr et dévorer. La tendresse
du coeur est le don de la nature au genre humain : il est attesté par
les larmes, et c'est le meilleur de notre être. Cette tendresse nous fait
pleurer sur le sort d'un ami qui doit plaider sa propre cause devant le tribunal,
sur le pupille contraint de citer en justice son tuteur perfide, si jeune garçon
encore qui avec ses longs cheveux et ses joues humides de pleurs on ne sait
si ce n'est une fille. La force de la nature nous arrache des gémissements
si nous rencontrons le convoi d'une jeune vierge ou quand nous voyons enfermer
dans la terre un nouveau-né trop jeune pour le bûcher. Quel est
l'homme de bien digne de porter le flambeau aux Mystères, et tel qu'un
prêtre de Cybèle le puisse souhaiter, qui ait le coeur de se croire
étranger aux maux de ses semblables ? C'est par la pitié que nous
nous séparons des espèces privées de la parole ; c'est
pour elle que seuls nous avons reçu en partage un esprit élevé
et la faculté de concevoir le divin, d'inventer et de pratiquer les arts
; le ciel nous a accordé ce noble instinct et l'a refusé à
la brute courbée sur la terre et attachée à elle par son
regard. Dès l'origine du monde, le Créateur unique n'a départi
aux animaux que la vie ; à nous il donna en outre une âme : il
voulait que de mutuels sentiments nous fissent tour à tour chercher et
prêter un appui, que les hommes dispersés voulussent se rassembler
et que, sortant de leurs bois antiques et des forêts ancestrales, ils
se missent à bâtir des maisons en rapprochant les foyers les uns
des autres et en donnant ainsi au sommeil la garantie de la confiance, enfin
qu'ils apprissent à protéger de leurs armes un homme blessé
qui chancelle ou qui tombe, à marcher au combat sur un commun signal,
à se défendre derrière les mêmes remparts et les
mêmes portes.
159-174. Mais aujourd'hui les serpents s'accordent mieux entre eux que les hommes
; le fauve reconnaît son espèce à sa robe tachetée
et l'épargne. Qui a jamais vu un lion plus fort qu'un autre, en profiter
pour lui arracher la vie ? Dans quelle forêt un sanglier a-t-il expiré
sous la dent d'un sanglier plus gros que lui ? Le tigre de l'Inde, pourtant
féroce, vit avec le tigre en paix perpétuelle ; les ours cruels
forment entre eux société : mais l'homme ! Avoir forgé
sur une enclume sacrilège le fer qui donne la mort, ce n'était
pas assez, tandis que les premiers forgerons dans l'ignorance de cet art funeste
n'avaient façonné que sarcloirs et râteaux et n'avaient
fait effort que pour produire herses et socs. Il nous fallait voir des peuples,
non contents d'immoler l'être humain à leur colère, faire
de sa poitrine, de ses bras, de son visage, une nourriture ! Que dirait Pythagore,
où ne fuirait-il pas, s'il revenait parmi nous et se trouvait témoin
de telles monstruosités, lui qui voulut s'abstenir de tous les animaux
comme s'ils étaient chair humaine et qui ne se permit même pas
toute espèce de légumes ?