JUVÉNAL

SATIRE XV

Trad. Henri Clouard

1-34. Qui ne sait, Volusius Bithynicus, à quelles monstrueuses divinités les Égyptiens insensés ont voué un culte ? C'est le crocodile que les uns adorent, les autres tremblent devant l'ibis qui s'engraisse de serpents. L'image d'or de la guenon sacrée brille aux lieux où la statue tronquée de Memnon rend des sons magiques, là où gît ensevelie l'antique Thèbes aux cent portes. Ici des chats, là le poisson du fleuve, ailleurs le chien, excitent la vénération d'une cité entière ; en revanche, aucun adorateur pour Diane. On est sacrilège si l'on met la dent au poireau et à l'oignon. O saints peuples dont les divinités poussent dans les jardins ! De bêtes à laine, en ces pays, toute table s'abstient ; il est défendu d'étrangler un chevreau, mais permis de manger de la chair humaine. Quand Ulysse racontait de telles horreurs à la table d'Alcinoüs éberlué, peut-être provoquait-il chez certains convives l'indignation ou le rire ; il devait avoir l'air d'un faiseur de contes. " N'y aura-t-il personne pour le jeter à la mer ? Il serait bien digne de faire connaissance avec la véritable Charybde, pour nous débiter tant de fictions sur les sauvages Lestrygons et les Cyclopes. Il me prend envie de croire à Scylla, aux rochers qui s'entrechoquent avec les Cyanées, aux outres gonflées de tempêtes, aux grognements d'Elpénor et de ses rameurs que la baguette de Circé changea en pourceaux. Est-ce qu'il pense que les Phéaciens n'ont pas de cervelle ? " Telles devaient être les réactions de quelque convive qu'on comprend fort bien, un de ceux qui n'avaient pas encore perdu leur sang-froid dans les urnes de vin de Corcyre. Il faut reconnaître que le roi d'Ithaque racontait des histoires dont il était le seul garant ; moi au contraire, si je vous rapporte des faits surprenants, ils ont authentiquement eu lieu, et récemment, sous le consulat de Iuncus, au delà de la brûlante Coptos ; il s'agit du forfait unanime d'une cité et plus atroce que toutes les tragédies. On aurait beau chercher dans tout le théâtre tragique depuis Pyrrha, on n'y trouverait pas un crime dans lequel un peuple tout entier ait trempé. Écoutez quel exemple de cruauté féroce a pu donner notre époque.
35-71. Deux peuples voisins, celui d'Ombos et celui de Tentyra, entretiennent l'un contre l'autre une vieille hostilité, une haine immortelle ; c'est comme une incurable blessure qui les brûle. Cette grande fureur a pour cause l'opposition des dieux, chacun des deux peuples étant jaloux des siens et exécrant ceux de l'adversaire. Les habitants de Tentyra célébraient une fête ; les notables et les chefs d'Ombos crurent bon de saisir l'occasion : il fallait troubler un jour de liesse, surprendre l'ennemi dans le plaisir des festins, alors que près des temples et dans les carrefours sont dressés tables et lits, et que les gens passent là jours et nuits, parfois jusqu'à la durée d'une semaine. L'Égypte est sauvage ; mais pour la débauche, autant que j'ai pu m'en rendre compte, elle n'a rien à envier à Canope la voluptueuse. On pensait battre aisément des gens ivres à qui le vin avait donné langue pâteuse et marche titubante : une flûte nègre les faisait danser, tous respirant les dieux savent quels parfums, avec des couronnes à tous les fronts. De l'autre côté, une haine d'hommes à jeun. Les premières injures éclatent entre les têtes échauffées ; c'est le signal du combat et, dans une poussée de mêmes cris, les deux partis s'agrippent ; en fait d'armes, les poings. Bientôt, peu de mâchoires sans blessure, à peine un ou deux nez intacts. Ce n'étaient plus que visages mutilés, faces et joues déchirées, os à nu, mains pleines du sang des yeux. Or les barbares s'imaginent jouer, ils croient livrer une bataille d'enfants, puisqu'ils ne marchent pas encore sur des cadavres. A quoi sert de se mettre à plusieurs milliers pour combattre, si tous les combattants restent en vie ? Aussi l'acharnement redouble-t-il ; on ramasse des pierres ; on les brandit, on les lance ; voilà les armes de la sédition. Ce ne sont pas des pierres comme on en vit aux mains de Turnus, d'Ajax, ou du fils de Tydée lorsqu'il blessa Enée à la cuisse, mais des pierres comme en peuvent projeter des bras moins vigoureux que les leurs, des bras de notre temps. La race déjà dégénérait à l'époque d'Homère ; la terre d'aujourd'hui nourrit des hommes aussi chétifs que méchants ; qu'un dieu jette sur eux les yeux, il rit de dégoût.
72-92. Trêve de digression, il faut reprendre notre récit. Un des deux partis, ayant reçu du renfort, ose tirer l'épée et commencer une lutte à coups de flèches. Alors c'est la fuite de l'ennemi et les Ombites se lancent à la poursuite des gens de Tentyra, la ville voisine des palmiers. Un fuyard, sous le coup de la terreur, veut précipiter sa course et tombe, il est pris. Alors les Ombites le coupent en multiples morceaux, afin qu'un seul mort suffise à tous ; la foule des vainqueurs le dévorent tout entier, non sans ronger les os, ne prenant même pas la peine de le mettre à la casserole ou de le faire rôtir : allumer du feu aurait pris trop de temps, on se serait impatienté, et l'on fut enchanté de manger le cadavre cru. Réjouissons-nous que le feu n'ait pas été profané, ce feu que Prométhée arracha à la voûte supérieure du ciel pour le donner à la terre ; je félicite cet élément, et tu lui rends grâces, j'en suis sûr, Volusius. Au reste, celui qui a eu le coeur de mordre une fois dans un cadavre ne trouve plus rien de meilleur que la chair humaine ; il faut bien qu'il en soit ainsi, et ne me demande pas si lors de cette abomination, le premier qui goûta au mort trouva cela bon : car le dernier qui vînt, trouvant tout le corps dévoré, passa ses doigts sur le sol pour avoir un peu de sang à sucer.
93-158. Les Vascons, si l'on en croit la renommée, usèrent jadis de cette nourriture pour prolonger quelque temps leur existence. Mais les circonstances étaient tout autres. Ils cédaient à la fortune jalouse, aux suprêmes cruautés de la guerre ; leur situation était désespérée et ils supportaient les horreurs d'un long siège. Il n'y a dans cet exemple qu'un motif de pitié ; la cité avait épuisé toutes les herbes, tous les animaux, tous les aliments que pouvait découvrir la fureur des ventres vides ; ses citoyens par la pâleur, la maigreur, le corps décharné, frappaient de compassion les ennemis eux-mêmes. C'est dans cet état que la faim les jeta sur les corps de leurs semblables ; ils étaient prêts à se dévorer eux-mêmes. Quand des villes endurent de tels martyres, quel mortel, quel dieu ne les absoudrait ? Les mânes même des morts dévorés auraient pardonné. Je sais bien que Zénon nous donne de meilleures leçons, et il n'autorise pas l'homme à conserver sa vie par tous les moyens ; mais d'où serait venu un Cantabre stoïcien, surtout au siècle du vieux Metellus ? Maintenant le monde entier vit sur la culture attique de Grèce et d'Italie, la Gaule a enseigné l'éloquence aux avocats de Bretagne et déjà il est question à Thulé d'appointer un rhéteur. Le noble peuple dont je parlais a donc des excuses ; les Sagontins aussi, qui l'égalèrent en courage et en endurance et qui connurent désastre encore plus affreux. Mais l'Égypte, elle, se montre plus cruelle que l'autel de la Méotide. C'est la Tauride qui a eu l'idée des sacrifices humains, si l'on ajoute foi aux récits des poètes ; du moins une fois les victimes immolées, ne leur réservait-elle pas d'autres horreurs plus abominables que le couteau. Mais les Tentyrides, quel malheur les poussa ? Quelle si grande faim, quel siège leur fit oser le forfait monstrueux ? Ne pouvaient-ils fournir un autre motif de vengeance au Nil, s'il devait refuser ses eaux à l'aride Memphis ? Un acte de sauvagerie tel que n'en connurent point les Cimbres terribles ni les Bretons, les Sarmates farouches ni les cruels Agathyrses, c'est un peuple lâche et vil qui l'a accompli, un peuple qui n'est bon qu'à voguer avec de petites voiles sur des barques d'argile et qu'à faire marcher à courtes rames ces poteries peintes ! Il n'y aura jamais de châtiment égal à ce crime, ni de supplices dignes de ces barbares, qui ne font pas de différence entre haïr et dévorer. La tendresse du coeur est le don de la nature au genre humain : il est attesté par les larmes, et c'est le meilleur de notre être. Cette tendresse nous fait pleurer sur le sort d'un ami qui doit plaider sa propre cause devant le tribunal, sur le pupille contraint de citer en justice son tuteur perfide, si jeune garçon encore qui avec ses longs cheveux et ses joues humides de pleurs on ne sait si ce n'est une fille. La force de la nature nous arrache des gémissements si nous rencontrons le convoi d'une jeune vierge ou quand nous voyons enfermer dans la terre un nouveau-né trop jeune pour le bûcher. Quel est l'homme de bien digne de porter le flambeau aux Mystères, et tel qu'un prêtre de Cybèle le puisse souhaiter, qui ait le coeur de se croire étranger aux maux de ses semblables ? C'est par la pitié que nous nous séparons des espèces privées de la parole ; c'est pour elle que seuls nous avons reçu en partage un esprit élevé et la faculté de concevoir le divin, d'inventer et de pratiquer les arts ; le ciel nous a accordé ce noble instinct et l'a refusé à la brute courbée sur la terre et attachée à elle par son regard. Dès l'origine du monde, le Créateur unique n'a départi aux animaux que la vie ; à nous il donna en outre une âme : il voulait que de mutuels sentiments nous fissent tour à tour chercher et prêter un appui, que les hommes dispersés voulussent se rassembler et que, sortant de leurs bois antiques et des forêts ancestrales, ils se missent à bâtir des maisons en rapprochant les foyers les uns des autres et en donnant ainsi au sommeil la garantie de la confiance, enfin qu'ils apprissent à protéger de leurs armes un homme blessé qui chancelle ou qui tombe, à marcher au combat sur un commun signal, à se défendre derrière les mêmes remparts et les mêmes portes.
159-174. Mais aujourd'hui les serpents s'accordent mieux entre eux que les hommes ; le fauve reconnaît son espèce à sa robe tachetée et l'épargne. Qui a jamais vu un lion plus fort qu'un autre, en profiter pour lui arracher la vie ? Dans quelle forêt un sanglier a-t-il expiré sous la dent d'un sanglier plus gros que lui ? Le tigre de l'Inde, pourtant féroce, vit avec le tigre en paix perpétuelle ; les ours cruels forment entre eux société : mais l'homme ! Avoir forgé sur une enclume sacrilège le fer qui donne la mort, ce n'était pas assez, tandis que les premiers forgerons dans l'ignorance de cet art funeste n'avaient façonné que sarcloirs et râteaux et n'avaient fait effort que pour produire herses et socs. Il nous fallait voir des peuples, non contents d'immoler l'être humain à leur colère, faire de sa poitrine, de ses bras, de son visage, une nourriture ! Que dirait Pythagore, où ne fuirait-il pas, s'il revenait parmi nous et se trouvait témoin de telles monstruosités, lui qui voulut s'abstenir de tous les animaux comme s'ils étaient chair humaine et qui ne se permit même pas toute espèce de légumes ?