DIOGÈNE LAËRCE

BION

Traduction Robert Genaille, 1933

Bion était originaire de Boristhène. Il a lui-même expliqué à Antigone quels étaient ses parents, et comment il vint à la philosophie. Antigone lui demanda en effet :

D’où viens-tu, quels sont tes parents, et quelle est ta patrie ?

Et Bion sachant qu’on l’avait calomnié, lui répondit très franchement : « Mon père était un fils d’esclave, et se mouchait avec sa manche (il voulait dire qu’il était marchand de lard), il était originaire de Boristhène, il n’avait plus de visage, mais portait écrite sur sa face mutilée la cruauté de son maître. Ma mère était la seule femme que ce pauvre homme pût prendre, elle était catin et sortait d’une maison close. Mon père, ayant fraudé le fisc, fut vendu et toute sa famille avec lui. Un orateur m’acheta sur le marché quand j’étais encore jeune et gracieux. Il m’a laissé tous ses biens en mourant. J’ai brûlé ses papiers, j’ai tout détruit, je suis venu à Athènes, et je me suis mis à enseigner la philosophie :

Voilà la race et le sang dont je me vante de descendre,

voilà ce que j’ai à dire à mon sujet. Que Persée et Philonide me laissent en paix, et toi, ne considère en moi que moi-même. »

Bion était en vérité un esprit mobile, un sophiste adroit prêt à discuter de philosophie avec n’importe qui, et se montrant dans la discussion aimable et modeste. Il a laissé des Mémoires et des maximes pertinentes et utiles. En voici : on lui reprochait de n’avoir pas poursuivi de ses assiduités un jeune garçon, il répondit : « On ne prend pas à l’hameçon du fromage mou. » Quand on lui demandait qui, dans le monde, avait le plus de mal, il répondait : « Celui qui veut être le plus heureux. » On n’a pas manqué de lui demander, à lui comme aux autres philosophes, s’il était bon de prendre femme[1]. Il disait alors : « Si vous épousez une laide, vous serez peiné ; si vous épousez une belle, vous serez berné. » La vieillesse, à l’en croire, était le port de tous les maux, puisque tous accouraient vers elle ; et la gloire était mère des années. La beauté lui semblait un bien extérieur, et la richesse le nerf des affaires. Un homme avait mangé sa terre, il lui dit : « La terre a englouti Amphiaraos[2], toi tu as englouti la terre. » Selon lui, le mal, c’est ne pouvoir supporter le mal. Il invectivait souvent ceux qui brûlent des hommes comme s’ils étaient insensibles et leur font des prières comme s’ils étaient sensibles. Il aimait à dire qu’il valait mieux accorder ses faveurs à quelqu’un que de demander celles d’autrui : la seconde pratique nuit en effet au corps et à l’âme. Il raillait Socrate : « S’il désirait Alcibiade et ne le toucha point, dit-il, il fut un sot, mais si au contraire il n’en avait réellement pas envie, il n’a rien fait d’extraordinaire. » La route des enfers, disait-il encore, est facile à suivre : on y va les yeux fermés. Il blâmait Alcibiade d’avoir, pendant sa prime jeunesse, détourné les hommes de leurs femmes, et, dans son adolescence, détourné les femmes de leurs maris. A Rhodes, tandis que les Athéniens s’exerçaient à l’art oratoire, il enseignait la philosophie, et comme on lui en faisait grief, il répondit : « Ayant apporté du blé, je ne peux pas vendre de l’orge. » Les hommes qui sont aux enfers seraient bien plus châtiés, disait-il, s’ils devaient porter de l’eau dans des vases intacts que dans des vases troués. Un bavard lui demandait de plaider pour lui : « Oui, dit-il, je veux bien, mais à une condition : tu m’enverras des avocats, tu ne viendras pas toi-même. » Voyageant sur mer avec des coquins, il tomba sur des pirates. Ses compagnons s’écrièrent : « Nous sommes perdus si on nous reconnaît ! » — « Et moi, je suis perdu, dit-il, si on ne nous reconnaît pas. » De la présomption, il disait qu’elle était un obstacle au progrès. Il dit à un riche avare : « Tu ne possèdes pas ta fortune, c’est elle qui te possède. » Il disait des avares qu’ils prennent soin de leurs biens comme s’ils étaient bien à eux, mais qu’ils évitent de s’en servir, comme s’ils étaient les biens d’autrui. Voici encore de ses maximes : Quand on est jeune, on vaut par son courage, quand on est vieux, par sa sagesse. La sagesse diffère des autres vertus comme la vue des autres sens. Il ne faut pas reprocher aux gens leur vieillesse, puisque tous nous désirons y parvenir. A un envieux qui faisait grise mine, il dit un jour : « Je suis bien embarrassé, car je ne saurais dire s’il t’est arrivé un grand malheur ou s’il est arrivé un grand bonheur à ton voisin. » Une humble origine lui paraissait un bien dangereux compagnon de la franchise :

Car elle asservit l’homme le plus hardi.

Il conseillait de conserver tous ses amis, bons ou mauvais, pour ne pas paraître garder les mauvais et rejeter les bons. A ses débuts, il méprisait les théories de l’Académie, étant disciple de Cratès. Il se lia alors avec les Cyniques, et prit les haillons et la besace. Puis il passa à la secte théodorienne, après avoir écouté Théodore l’Athée, qui employait habilement toutes sortes de discours. Il quitta Théodore pour Théophraste le Péripatéticien.

Il était volontiers théâtral et aimait provoquer le rire par des mots inconvenants. Comme il mêlait toutes sortes de figures de style, Ératosthène a dit de lui qu’il avait le premier revêtu la philosophie d’un vêtement de fleurs. Il avait un talent parodique certain. En voici la preuve :

Doux Archytas, né des accords de la lyre, bouffi d’orgueil,

Toi le plus habile homme en fortes querelles !

La musique et la géométrie n’étaient qu’un jeu pour lui.

Fastueux, il aimait à paraître, et quand il allait de ville en ville, il inventait toujours quelque fantaisie. A Rhodes, il se fit suivre de matelots habillés en écoliers, et entrant avec eux au gymnase, il obtint son petit succès. Il adoptait pour enfants déjeunes garçons, afin de les avoir toujours sous la main quand il en avait envie pour son plaisir et d’être préservé par leur bienveillance. Très infatué de lui-même, il avait sans cesse à la bouche le fameux principe : « Entre amis tout est commun. » C’est pourquoi il eut beaucoup d’auditeurs mais aucun disciple. Il débaucha quelques-uns de ses élèves. Bétion, l’un d’eux, dit froidement à Ménédème : « Oui, je couche avec Bion, et quel mal y a-t-il à cela ? » II disait encore à ses amis de plus grandes impiétés qu’il avait apprises de Théodore. Finalement, étant tombé malade (cf. les récits des gens de Chalcis, où il mourut), on le força à porter des amulettes, et à renier tous ses propos sur les dieux. Privé de garde-malade, il fut dans une situation misérable jusqu’au moment où Antigone, qui suivit plus tard son convoi dans sa litière (cf. Phavorinos, Mélanges historiques), lui envoya deux serviteurs. Voilà donc quelle fut sa mort, et voici les reproches que je lui ai adressés :

Bion, né à Boristhène en Scythie,

Disait que les dieux n’existent pas.

S’il s’était tenu à cette idée, il faudrait dire de lui :

Il a pensé comme il voulut, mal, mais comme il voulut.

Mais, devenu malade et craignant la mort,

Ce négateur des dieux, qui n’allait pas au temple

Et raillait ceux qui sacrifient aux dieux,

A déposé sur les foyers, les autels et les tables,

Pour les narines des dieux, fumées, graisses, offrandes

Et puis a dit : « J’ai péché, pardonnez mes fautes passées »,

Et pour finir a tendu complaisamment à une vieille

Son cou, pour qu’elle y mit des amulettes ;

Il s’est laissé persuader, a lié ses bras de bandelettes,

A fait mettre sur sa porte une branche de laurier,

Prêt à tout endurer sauf la mort.

Bien fou en vérité qui crut aux dieux par intérêt,

Et pensa que les dieux n’existeraient que quand il aurait besoin d’eux.

Sa sagesse est venue, quand il ne fut plus qu’un charbon

Tendant la main, et disant : « Salut, salut, Pluton. »

II y eut dix Bion. Le premier était contemporain de Phérécyde de Syrie, il était originaire de l’île de Proconèse et a écrit deux ouvrages en dialecte ionien. Le second, auteur d’un traité de rhétorique, était de Syracuse. Le troisième est le philosophe dont j’écris la vie. Le quatrième était un mathématicien d’Abdère[3], disciple de Démocrite et qui écrivit en ionien et en attique. Il découvrit le premier qu’en certaines régions le jour et la nuit durent chacun six mois. Le cinquième, auteur d’un ouvrage sur l’Éthiopie, était de Soles. Le sixième est un orateur à qui on attribue neuf livres, formant un ouvrage intitulé Des Muses. Le septième était un poète lyrique, le huitième un sculpteur de Milet, cité par Polémon, le neuvième un des poètes tragiques appelés tarsiques, et le dixième un sculpteur de Clazomène ou de Chios, cité par Hipponax.


[1] C’est une question sur laquelle se sont déjà prononcés les sept sages et les Socratiques.
[2] Voici comment est mort Amphiaraos. Il est mort devant Thèbes, soit que la terre se soit entrouverte sous son char et l’ait englouti, soit que Zeus l’ait précipité d’un coup de foudre avec son char sous la terre. La légende est rapportée par Pausanias (II, 23, 2), par Euripide dans les Phéniciennes (vers 172) et citée par Pindare (Olympiques, VI, 16-21) : « A toi Agésilas, revient l’éloge qui fut donné au devin Amphiaraos, fils d’Oïlée, quand la terre l’eut englouti avec ses chevaux magnifiques. »
[3] Patrie de Démocrite, ville de Thrace sur la côte de la mer Égée.