DIOGÈNE LAËRCE

CRANTOR

Traduction Robert Genaille, 1933

Crantor de Soles[1], bien que tenu en grande estime dans sa patrie, la quitta pour venir à Athènes, où il fut élève de Xénocrate, et condisciple de Polémon. Il laissa des Mémoires qui comptent jusqu’à trente mille lignes, parmi lesquels certains sont attribués à Arcésilas. On rapporte que, comme on lui demandait pourquoi Polémon lui plaisait tant, il répondit : «  Parce que je n’ai jamais entendu parler avec autant de pénétration, ni de gravité.  » Étant tombé malade, il alla au sanctuaire d’Esculape[2] et y passa son temps à se promener. Mais alors, des gens vinrent vers lui de toutes parts qui s’imaginaient qu’il était là, non pas pour se soigner, mais pour fonder une école. Arcésilas était du nombre. Il voulait obtenir de lui, bien qu’il fût son mignon, une entrevue avec Polémon, comme nous le dirons dans la vie d’Arcésilas[3]. Loin de lui en vouloir, Crantor, une fois rétabli, alla entendre Polémon, ce qui augmenta encore sa réputation. On dit encore qu’il laissa sa fortune à Arcésilas, et qu’elle était de douze talents[4] ; qu’Arcésilas lui demanda où il voulait être enterré, et qu’il répondit :

Il est beau dêtre enseveli dans le sol de sa patrie.

On dit encore qu’il écrivit des poèmes, et qu’après les avoir scellés, il les déposa dans son pays, au sanctuaire d’Athéna. Le poète Théétète parle ainsi de lui :

Il était cher aux hommes et plus cher encore aux Muses,

Crantor, qui parvint jusquà la vieillesse et puis mourut.

Et toi, terre, reçois-le cet homme sacré ;

En toi encore, il vit dune vie bienheureuse.

Crantor admirait tout particulièrement Homère et Euripide, car il estimait très difficile d’écrire à la fois d’une façon tragique et d’une façon pathétique. Il donnait pour argument les vers de Bellérophon :

Hélas ! Quoi, hélas ? Nous avons éprouvé des souffrances humaines.

On attribue parfois à Crantor le poème suivant sur l’amour, qui est du poète Antagoras :

Mon esprit est incertain, car ta nature est incertaine ;

Dirai-je de toi, Amour, que tu es le premier des dieux immortels,

De tous ceux que le vieillard Erèbe engendre

Avec la Nuit dans les mers, au fond de lOcéan,

Ou ferai-je de toi le fils de la sage Cypris, ou de la Terre,

Ou des Vents ? Car tu es un vagabond, qui portes aux hommes

Des biens et des maux, et cest pourquoi ton corps a deux formes.

Il avait une habileté extrême à créer des mots : ainsi, il disait d’un acteur tragique qu’il avait une voix «  taillée à coups de serpe et pleine de copeaux.  » D’un poète, il disait que ses vers étaient «  mangés aux mites  » et que les ouvrages de Théophraste étaient écrits sur une huître[5]. On admire surtout son livre sur le Deuil. Il mourut d’une attaque d’hydropisie avant Polémon et Cratès. J’ai écrit sur lui cette épitaphe :

Tu as été frappé toi aussi, Crantor, de la plus terrible des maladies

Et ainsi tu es descendu dans le noir gouffre de Pluton

Et, sans doute, là-bas tu es heureux, mais tes discours manquent maintenant

A lAcadémie et à Soles ta patrie.


[1] Ville de Cilicie.
[2] Il s’agit vraisemblablement du fameux temple d’Épidaure.
[3] Selon le texte de D.L., Arcésilas est le mignon de Crantor, et Cratès est le mignon de Polémon.
[4] Soit environ 72 000 francs-or.
[5] Le sens me paraît être celui-ci : «  étaient sa propre con-damnation, donc ne valaient rien.  » C’était sur une coquille d’huître (ostrakon) qu’on écrivait le nom de celui qu’on voulait frapper d’ostracisme.