DIOGÈNE LAËRCE

XÉNOCRATE

Traduction Robert Genaille, 1933

Xénocrate[1], fils d’Agathénor, originaire de Chalcédoine[2]. Il fut dès son jeune âge auditeur de Platon et l’accompagna dans son voyage en Sicile. Il avait l’esprit si lent, que Platon le comparant à Aristote disait : « Pour l’un, j’ai besoin d’un frein, et pour l’autre d’un éperon », et encore : « Quel cheval je soigne, mais aussi quel âne ! » Xénocrate était un homme grave, de visage sévère, à qui Platon répétait constamment : « Fais donc un sacrifice aux grâces ! » Il passa presque toute sa vie à l’Académie, et quand il allait à la ville, les gens tapageurs et les porte-faix se taisaient à son passage. La courtisane Phryné voulut le séduire un jour où, poursuivie par des garnements, elle s’était réfugiée dans sa maison. Il la reçut par humanité, et comme il n’avait qu’un lit, sur sa demande, ils couchèrent ensemble. Mais, quand elle le quitta, elle était intacte, malgré toutes ses avances, et elle raconta à qui voulait l’entendre qu’elle venait de coucher avec une statue, mais certainement pas avec un homme. Selon une autre tradition, c’est Laïs[3] que ses disciples mirent dans son lit. Il était si dur au mal et si maître de lui, qu’il endurait souvent sans mot dire des coupures et des brûlures aux parties sexuelles. La loi défendait de témoigner sans avoir prêté serment, mais Xénocrate était si digne de foi, que les Athéniens faisaient exception en sa faveur. Il était d’une extrême tempérance. Alexandre lui envoya un jour une grosse somme d’argent, il n’accepta que trois mille drachmes attiques et renvoya le reste en disant que celui qui avait le plus besoin d’argent était celui qui nourrissait le plus de gens. Il refusa absolument les dons d’Antipatros (cf. Myronianos, Similitudes). Chez Denys, un jour, des gens de Cos lui donnèrent en récompense une couronne d’or parce qu’il avait bien bu : à peine sorti du palais, il la déposa aux pieds de la statue d’Hermès, où il avait coutume de déposer des fleurs.

Selon la tradition, il alla en ambassade auprès de Philippe. Ses compagnons, séduits par les présents, allèrent aux festins et s’entretinrent avec le roi. Xénocrate n’en fit rien et ne fut pas reçu par Philippe. Aussi, revenus à Athènes, les ambassadeurs dirent-ils que le philosophe les avait accompagnés bien inutilement. Les Athéniens étaient déjà prêts à le punir, mais il leur montra combien il avait eu plus qu’eux souci de la cité (eux, Philippe savait qu’il se les était conciliés par des présents, mais il n’avait pu séduire Xénocrate par aucune parole). Il obtint ainsi des honneurs doubles, Philippe ayant lui-même déclaré peu après que, seul des ambassadeurs venus chez lui, Xénocrate avait refusé tout présent. Ce philosophe fut encore envoyé en ambassade auprès d’Antipatros[4], pour obtenir la reddition des Athéniens faits prisonniers pendant la guerre lamiaque[5]. Invité par le prince à souper, il lui récita les vers d’Homère :

Oh ! Circé, est-il homme ayant quelque raison Qui pourrait s’en donner de manger et de boire, Sans avoir vu d’abord ses amis délivrés ?[6]

Antipatros goûta le trait et délivra les Athéniens sur-le-champ. Un jour, un passereau poursuivi par un épervier vint se jeter dans le sein de Xénocrate : il le cacha et le sauva, en disant qu’il ne fallait jamais trahir un suppliant, et comme Bion se moquait de lui, il lui dit qu’il ne lui répondrait pas, car il n’était pas séant à la tragédie de répondre aux moqueries de la comédie. Il dit un jour à un homme qui ne connaissait ni la musique, ni la géométrie, ni l’astronomie, et qui désirait le fréquenter : « Va-t’en, tu ne peux rien comprendre à la philosophie. » D’autres veulent qu’il ait répondu : « Je ne carde pas la laine brute. » Denys ayant dit à Platon qu’il lui ferait couper la tête, Xénocrate lui montra la sienne et lui dit : « Il faudrait d’abord couper celle-ci. » Antipatros, de passage à Athènes, étant venu dire bonjour à Xénocrate, il ne lui répondit point qu’il n’eût terminé le raisonnement qu’il avait commencé. Il était extrêmement modeste, passait de longs moments à méditer, et restait parfois une heure sans parler.

Il a laissé des quantités d’écrits, de vers, et d’exhortations. Les voici : six livres sur la Nature, six sur la Sagesse, un sur la Richesse, un Arcas, un sur l’Aoriste, un sur l’Enfant, un sur la Maîtrise de soi, un sur l’Utile, un sur la Liberté, un sur la Mort, un sur la Volonté, deux sur l’Amitié, un sur la Justice, deux sur le Contraire, deux sur le Bonheur, un sur l’Art d’écrire, un sur la Mémoire, un sur le Mensonge, un Calliclès, deux sur la Sagesse, un Economique, un sur la Tempérance, un sur la Puissance légale, un sur la Constitution, un sur la Piété, un sur ce sujet : Que la Vertu peut être enseignée, un sur l’Être, un sur le Destin, un sur les Maux, un livre Des Vies, un sur la Concorde, deux sur les Disciples, un sur la Justice, deux sur la Vertu, deux sur les Formes, deux sur le Plaisir, un sur la Vie, un sur le Courage, un sur l’Un, un sur les Idées, un sur l’Art, deux sur les Dieux, deux sur l’Ame, un sur la Science, un Politique, un sur l’Expérience, un sur la Philosophie, un sur les Disciples de Parménide, un Académos ou de la justice, un sur le Bien, huit sur les Choses intelligibles, dix sur la Solution des choses qui concernent le discours, six sur l’Audition physique, un Sommaire, un Livre sur les genres et les idées, un sur les Théories de Pythagore, deux livres de Solutions, huit de Divisions, un ouvrage sur les Positions, un sur l’Art du dialogue[7].

A cela s’ajoutent quinze livres et seize autres livres sur les Sciences concernant la diction, neuf livres de logistique, deux encore sur les Choses intelligibles, cinq sur la Géométrie, un livre de Commentaires, un sur les Contraires, un sur les Nombres, un sur la Théorie des nombres, un sur les Intervalles, six sur l’Astrologie, quatre livres de Principes à Alexandre sur la Royauté, des ouvrages A Arybas et Héphestion, deux livres sur la Géométrie[8].

Tout grand homme qu’il fût, les Athéniens le vendirent un jour, parce qu’il ne pouvait pas payer l’impôt des métèques[9]. Il fut acheté par Démétrios de Phalère, qui le secourut de deux façons : en lui rendant la liberté, en payant son impôt à sa place (cf. Myronianos d’Amastie, Similitudes historiques, liv. Ier).

Il succéda à Speusippe, et dirigea l’école vingt-cinq ans, sous l’archontat de Lysimaque[10], ayant commencé la seconde année de la cent-dixième olympiade. Il mourut pendant la nuit, pour être tombé dans un baquet, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. J’ai écrit à ce propos :

Tombant dans un bassin de bronze, il se heurta

Le front, poussa un grand cri et mourut,

Xénocrate, l’homme universel !

Il y eut cinq autres Xénocrate : le premier, très ancien, était auteur de traités stratégiques ; le second, parent et concitoyen de notre philosophe, passe pour auteur d’une Arsinoétique, écrite sur la mort d’Arsinoé ; un autre était philosophe, auteur d’une élégie peu appréciée ; c’est ainsi qu’il arrive que les poètes réussissent en prose, et que souvent au contraire les prosateurs font de mauvais vers[11] : c’est que la prose vient de la nature, la poésie de l’art. Le suivant était sculpteur, et le dernier, selon Aristoxène, a composé des odes.


[1] Le seul des successeurs de Platon avec Speusippe qui nous soit à peu près bien connu. « Sa philosophie (cf. Robin, op. cit., p. 287) est comme la caricature de celle de Platon, elle ne rend que la lettre durcie et épaissie en formules d’école. » Il dirigea l’Académie entre ~339 et ~315.
[2] Ville d’Asie Mineure, sur le Bosphore, face à Byzance.
[3] Ce détail complémentaire de l’anecdote semble indiquer que la remarque fait partie des inventions accumulées pour opposer la secte platonicienne à la secte d’Aristippe.
[4] Lieutenant d’Alexandre (~400-~317), il eut la régence en Macédoine tandis qu’Alexandre allait en Asie.
[5] La guerre lamiaque (~323-~322) est une guerre entre Athènes et la Macédoine, commandée par Antipatros, qui se termina par la victoire de ce dernier. C’est au cours de cette guerre que mourut l’orateur Démosthène.
[6] J’adopte ici la traduction V. Bérard (Odyssée, X, vers 383-385, tome II, page 71).
[7] Pour ces deux ouvrages, D.L. donne des indications numériques ahurissantes. Ex : sur l’art du dialogue, les livres 12, 40, 1, 2, 700, 400. S’agit-il du nombre de lignes de l’ouvrage, genre d’indication que D.L. multiplie ? Il est bien difficile de le dire. Une chose est sûre : le texte de Cobet est ici fautif.
[8] Paragraphe suivi lui aussi d’indications numériques inintelligibles, et témoignant d’un texte fautif : «  Trois cent cinquante lignes, en recueils de 40, 20, 2, 4, 200, 30, 9.  »
[9] Le métèque est un étranger vivant à Athènes. N’étant pas citoyen, il ne jouit ni des droits civils, ni des droits politiques, mais, ayant une place officielle dans la cité, il prend part, selon ses moyens, aux charges financières de la ville, et en particulier il paie un impôt spécial : métoikion , ou impôt des métèques.
[10] En ~339.
[11] Commentaire personnel, chose rare dans cet ouvrage.