DIOGÈNE LAËRCE

ANTISTHÈNE (Cynique)

Traduction Robert Genaille, 1933

Antisthène, fils d’Antisthène, était athénien mais non de race grecque[1]. Quand on lui reprochait son origine, il répondait : « La mère des dieux est bien phrygienne ! » La sienne passait pour être originaire de Thrace, et c’est ce qui fit dire à Socrate, après les exploits de ce philosophe à Tanagra, que deux Athéniens n’auraient pu faire naître un homme aussi brave. Lui-même, se moquant des Athéniens qui se gonflaient d’orgueil en vantant leur origine, disait qu’ils n’étaient pas plus nobles que les sauterelles ou les escargots[2]. Il fut d’abord élève de l’orateur Gorgias, dont il imita le style oratoire dans ses dialogues et surtout dans ses livres intitulés la Vérité et le Protreptique. Hermippe raconte qu’à l’occasion des Jeux Isthmiques, il avait eu l’intention d’aller applaudir ou siffler les Athéniens, les Thébains et les Lacédémoniens, mais qu’il changea d’idée en voyant la foule qui s’y rendait venant de ces villes. Un peu plus tard, il s’attacha à Socrate, et tira tant de profit de son enseignement qu’il invitait les jeunes gens à venir avec lui étudier chez Socrate. Habitant au Pirée, chaque jour il faisait ses quarante stades[3] pour venir écouter Socrate. Il imita sa patience et son endurance, et devint ainsi le premier chef de l’école cynique. Il démontrait que la souffrance est un bien par l’exemple d’Hercule et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves à la fois des Grecs et des Barbares. Il est le premier à avoir défini le concept en ces termes :

« Le concept est ce qui exprime l’essence durable des choses. » Il aimait à dire : « J’aimerais mieux devenir fou que sensible », et encore : « Il faut n’avoir commerce qu’avec les femmes qui vous en sauront gré. » A un jeune homme du Pont qui voulait le fréquenter et lui demandait de quoi il avait besoin pour suivre son enseignement, il répondit : « D’un livre neuf, d’un stylet neuf, et d’une tablette neuve[4]. » (Il insistait ainsi sur le mot « kainou », qui a le même son que l’expression « kai nou », en deux mots, « et d’esprit, ce dont tu manques ».) Un autre lui demandait quelle femme il devait épouser, il lui dit : « Si elle est belle, elle sera infidèle ; si elle est laide, elle te fera de la peine[5]. » Apprenant que Platon médisait de lui, il s’écria : « C’est le sort des rois d’être critiqués quand ils agissent bien ! » Se faisant initier un jour aux mystères de l’orphisme[6], il entendit le prêtre dire que les gens initiés seraient récompensés dans les enfers par de grands avantages : « Pourquoi tardez-vous à mourir ? » lui dit-il.

On lui reprochait une fois de n’être pas né de deux parents libres tous deux, il répondit : « Mes parents n’étaient pas non plus lutteurs, tous les deux, et pourtant je le suis ! » On s’étonnait de lui voir peu de disciples : « C’est que je les chasse avec un bâton d’argent », dit-il. On lui demandait la raison de sa sévérité pour ses disciples : « Les médecins, répondait-il, sont bien durs pour leurs malades ! » Voyant un débauché qui s’exilait, il lui dit : « Malheureux, ne pouvais-tu pas éviter ce danger pour une obole ? » A l’en croire, il valait mieux[7] tomber parmi des freux que parmi des flatteurs[8] ; les premiers mangent les morts, mais les seconds mangent les vivants. On lui demandait ce que l’homme pouvait faire de mieux : « Mourir heureux », disait-il. Il répondit à un de ses amis, qui se lamentait d’avoir perdu ses notes, qu’il aurait mieux fait de les écrire dans sa tête que sur des tablettes. Il soutenait que l’envie ronge les envieux comme la rouille ronge le fer. Il conseillait à ceux qui voulaient devenir immortels de vivre plutôt pieusement et justement. Il assurait que les villes courent à leur perte, quand on ne peut plus y distinguer les bons citoyens des mauvais. Loué par des méchants, il s’écria : « J’ai dû faire quelque sottise ! » Il soutenait que l’amitié solide de deux frères était plus forte qu’un rempart, et aimait à répéter qu’on ne devait emporter en voyage, quand on allait sur mer, que des bagages qui pussent surnager si le bateau sombrait. On lui reprocha un jour de fréquenter des hommes de mauvaise vie, il répondit : « Voyez les médecins, ils fréquentent bien les malades et n’attrapent pas pour cela la fièvre. » Il trouvait étrange, puisque l’on sépare le bon grain de l’ivraie, et qu’on renvoie des armées les soldats sans courage, qu’en politique, au contraire, on n’écartât pas du gouvernement les mauvais citoyens. Le profit qu’un sage retirait de la philosophie était selon lui de vivre en société avec lui-même. Un convive lui dit un jour après boire : « Antisthène, chante-nous quelque chose ! », il répliqua : « Joue donc de la flûte. » Diogène voulait une tunique, il lui dit : « Relève ton manteau et tu en auras une. » A qui lui demandait quelle science est la plus utile, il répondait : « Celle qui permet de ne pas oublier ce qu’on a appris. » Il conseillait de recevoir les calomnies avec plus de calme que les cailloux. Il se moqua de Platon qu’il trouvait trop vaniteux. Voyant dans une fête un cheval se dandiner, il lui jeta : « Tu aurais bien fait, Platon, en cheval qui se pavane ! » Une autre fois où il était venu lui rendre visite pendant une maladie, il dit en regardant le vase où Platon avait vomi : « Je vois bien de la bile, mais ton orgueil, je ne vois pas que tu l’aies vomi ! »

Il conseilla un jour aux Athéniens d’appeler les chevaux des ânes, et comme ils le croyaient devenu fou, il leur répliqua qu’ils appelaient bien stratèges sur un simple décret des gens qui étaient totalement ignorants. Quelqu’un lui dit : « Beaucoup de gens te louent. » — « Quel mal ai-je donc encore fait ? » demanda-t-il[9]. Un jour où il montrait aux passants les trous de son manteau, Socrate qui l’aperçut lui dit : « Je vois ta vanité à travers ton manteau. » On lui demanda un jour[10] comment on pouvait devenir un honnête homme : « En demandant aux gens qui te connaissent bien quels sont tes défauts. » Quelqu’un vantait la mollesse : « Puissent les fils de tes ennemis vivre ainsi », dit-il. A un jeune homme qui s’efforçait de ressembler à une statue, il dit : « Le bronze a-t-il une voix dont il tire gloire ? » Et comme l’autre répliquait : « Non, mais il a sa beauté », « N’as-tu pas honte, lui dit-il, de vouloir ressembler à une chose inanimée ? » Un jeune homme du Pont lui promettait de le payer quand son bateau arriverait au port avec sa cargaison de salaisons. Il s’en alla alors avec lui, prit un sac vide, vint trouver une femme qui vendait de la farine, remplit son sac et s’en alla. Comme elle réclamait son argent : « Ce jeune homme vous le donnera, dit-il, quand son navire de salaisons sera rentré à bon port. » Il semble avoir été responsable de l’exil d’Anytos et de la mort de Mélitos, car ayant rencontré des jeunes gens du Pont qui venaient trouver Socrate à cause de sa réputation, il les conduisit à Anytos, en le prétendant bien plus sage que Socrate. Les assistants en furent si indignés qu’ils le chassèrent. Rencontrait-il dans la rue une femme richement parée, il allait chez elle trouver son mari, et conseillait à celui-ci de donner à sa femme un cheval et des armes. Avec cela, disait-il, elle pourra aller à sa guise, car elle aura les moyens de se défendre. Sinon, il vaut mieux lui enlever sa parure.

Voici ses principales sentences : La vertu peut être enseignée[11]. Ceux-là sont nobles qui sont vertueux. La vertu suffit à donner le bonheur, sans qu’elle nécessite autre chose que la force d’un Socrate. Elle consiste dans l’action et non pas dans les paroles ni les doctrines. Le sage se suffit à lui-même, car il a en lui tout ce qui appartient aux autres. L’obscurité du nom est un bien égal à la souffrance. Le sage ne vit pas d’après les lois de sa patrie, mais d’après la vertu. Il prendra femme pour avoir des enfants, et il aimera, car seul le sage sait quelles femmes il faut aimer. Dioclès lui attribue encore les sentences suivantes : Au sage, rien n’est étranger, rien ne cause d’embarras. L’homme de bien est digne d’être aimé. Il faut prendre des amis vertueux. Il faut prendre pour alliés ceux qui ont l’âme noble et juste. La vertu est une arme qu’il faut toujours garder sur soi. Il vaut mieux attaquer tous les coquins du monde avec une poignée de braves gens qu’une poignée de braves gens avec une assemblée de coquins. Il faut surveiller ses ennemis, car ils voient les premiers nos défauts. Il faut estimer un homme de bien plus qu’un parent. Pour l’homme et pour la femme la vertu est la même. Ce qui est bien est beau, ce qui est mal est laid. Tout ce qui est injuste, il faut le considérer comme devant nous être étranger. La prudence est le plus sûr des remparts, car jamais il ne tombe, et jamais il n’est livré par trahison. Il nous faut construire dans nos âmes des remparts inexpugnables. Il faisait ses discours dans un gymnase appelé Cynosarge, tout près des portes de la ville ; de là vient, dit-on, le nom de cynique que porta sa secte. Lui-même se surnommait « vrai chien »[12]. Il fut le premier à faire doubler son manteau, selon Dioclès, et portait ce seul vêtement. Il prit aussi le bâton et la besace[13]. Néanthe atteste lui aussi qu’il fit doubler son manteau le premier. Par contre Sosicrate[14] dit que ce fut Diodore d’Aspendos ; et il ajoute qu’il portait la barbe, le bâton et la besace.

C’est le seul des disciples de Socrate que Théopompe ait loué, disant qu’il était étrangement fort, et d’une extrême douceur de parole, si bien qu’il captivait quiconque l’écoutait. On le voit bien d’ailleurs à ses écrits et dans le Banquet de Xénophon. Il semble bien aussi qu’il fut le fondateur de cette secte la plus austère des Stoïciens, d’où Athénée, auteur d’épigrammes, écrivit sur lui les vers suivants :

O savantes paroles stoïciennes, excellentes

Théories par vous inscrites sur des tablettes sacrées :

Seule la vertu de l’âme est un bien ; seule en effet

Elle donne la force aux hommes et aux villes ;

Mais les jouissances de la chair, recherchées des hommes,

Une seule des filles de la Mémoire[15] les loue.

Antisthène est responsable de l’insensibilité de Diogène, de la continence de Cratès et de la force d’âme de Zénon. Il jeta les fondements de leur secte. Xénophon, d’autre part, dit qu’il avait une conversation des plus agréables et qu’il était très sobre. La tradition conserve le souvenir de dix livres de lui le premier, où il traite de la diction et des figures, un Ajax ou le discours d’Ajax ; un Ulysse ou sur Ulysse, une Apologie d’Oreste ou des Plaidoiries, une Isographé, ou Lysias et Isocrate, un second tome, où il traite de la Nature des animaux, de la Procréation, un Traité de l’Amour dans le mariage, et de la Physiognomonique des Sophistes, de la Justice et du Courage en trois discours persuasifs et de Théognis ; un troisième tome a pour sujets du Bien, du Courage, de la Loi ou de la Constitution, de la Loi ou du Beau et du Juste, de la Liberté et de l’Esclavage, de la Foi, de l’Exhortation ou de la Confiance, de la Façon d’obtenir la victoire ; le quatrième tome contient un Cyrus, un Héraclès le Grand ou de la Force ; le cinquième tome contient un Cyrus ou de la Royauté, une Aspasie ; le sixième tome : un Discours sur la Vérité, une Réponse sur l’art du dialogue, un Sathon ou de la contradiction (trois livres), et un Traité du dialecte ; le septième tome traite de l’Education ou des Noms (cinq livres), de l’emploi des termes dans la discussion, de la Demande et de la Réponse, de l’Opinion et de la Science (quatre livres), de la Mort, de la Vie et de la Mort, des Enfers, la Nature (deux livres), une Question sur la nature (deux), des Opinions ou de l’Eristique, et des Problèmes sur le savoir ; le huitième tome a pour sujets : de la Musique, des Interprètes, Homère, de l’Injustice et l’Impiété, sur Chalchas, de l’Espionnage, et du Plaisir ; le neuvième tome traite de l’Odyssée, de la Baguette, d’Athéna ou de Télémaque, d’Hélène et de Pénélope, de Protée, du Cyclope ou de l’Odyssée, de l’Usage, du Vin ou de l’Ivresse ou du Cyclope, de Circé, d’Amphiaraos, d’Ulysse et de Pénélope et du Chien ; le dixième et dernier tome contient un Héraclès ou Midas, un Héraclès ou de la Sagesse et de la Force, un Cyrus ou de l’Aimé, un Cyrus ou des Espions, un Ménéxène ou du Pouvoir, un Alcibiade, un Archélaos ou de la Royauté. Voilà la liste de ses ouvrages. Timon lui en a reproché la longueur et l’a appelé conteur de fariboles.

Il mourut de maladie. Diogène l’alla voir un jour et lui demanda s’il avait besoin d’un ami ; il avait apporté avec lui son poignard. Antisthène vint à crier : « Ah ! qui donc me délivrera de mes maux ? » — « Ceci », dit Diogène, en montrant son couteau. « J’ai dit de mes maux », rectifia alors Antisthène, je n’ai pas dit de la vie[16] ». Il sembla d’ailleurs supporter son mal en patience, par philosophie. J’ai fait sur lui cette épigramme :

Tu as vécu comme un chien, Antisthène,

Mais tu ne mordais qu’en paroles, et non avec les dents.

Tu mourus de phtisie. Et l’on dira peut-être :

Il faut bien que quelqu’un nous conduise aux Enfers.

Il y eut trois autres Antisthène : un disciple d’Héraclite, un Éphésien, et un historien de Rhodes. Tout comme j’ai passé en revue les disciples d’Aristippe et de Phédon, il me faut bien citer dans l’ordre ceux qui, Stoïciens ou Cyniques, furent les disciples d’Antisthène. Les voici.



[1] Il était fils d’un père athénien et d’une esclave thrace, et comme bâtard, n’avait ni le titre ni les droits du citoyen. On a fait remarquer quelquefois que les Cyniques étaient recrutés dans les classes inférieures ou chez des gens ayant une situation misé­rable ou irrégulière. Antisthène était bâtard, Diogène avait eu maille à partir avec la justice, Monime et Ménédème étaient esclaves, et Cratès était affreux. Le cynisme prendrait ainsi la figure d’une théorie révolutionnaire, opposant par surcroît à l’immoralité grecque une doctrine morale austère.
[2] Autrement dit : il n’y a pas à se vanter d’être autochtone, car les sauterelles et les escargots le sont aussi.
[3] Soit à 8 kilomètres.
[4] Jeu de mots déjà fait plus haut par D.L.
[5] Autre jeu de mots sur kalên, koinên, poinên, qui avait déjà été cité par D.L. dans la vie de Bion.
[6] Les mystères orphiques se rattachaient au légendaire Orphée de Thrace. Ce personnage était fils du roi de Thrace OEdagre et de la Muse Calliope, ou, selon une autre tradition, de Clio et d’Apollon. Il était père de Musée et disciple de Linos, dont D.L. fait dans son introduction les premiers philosophes grecs. Musi­cien et poète fameux, initié aux mystères de Bacchus, il descendit aux enfers chercher Eurydice et l’on sait comment il la perdit pour s’être retourné trop tôt. Il passe pour avoir introduit en Grèce des mystères ou cérémonies religieuses secrètes et réservées à des initiés, analogues aux mystères de Déméter à Éleusis, et aux mystères cabiriques de Samothrace. A la différence de ceux d’Éleusis, les initiés à l’orphisme avaient une doctrine philoso­phique secrète sur l’homme, voisine de celle de Pythagore (lutte du principe de vie contre le principe de mort, lutte du bien et du mal, migration des âmes). Les associations orphiques étaient privées et indépendantes de l’État. La doctrine ne semble pas avoir pénétré la masse, mais elle a influencé les écrivains.
[7] cf. Ecaton, des Usages.
[8] Jeu de mots sur deux paronymes grecs, corbeaux et flat­teurs.
[9] Répétition sous une forme à peine différente de ce qui a été dit quelques lignes plus haut : « Loué par des méchants, il s’écria Je crains d’avoir fait quelque sottise. »
[10] cf. Phanias, des Socratiques.
[11] Pensée reprise de Socrate.
[12] Le cynosarge (chien agile) était un gymnase situé aux portes d’Athènes, près du temple d’Hercule.
[13] La besace, le bâton, le tribon, ou manteau doublé porté hiver comme été, voilà les attributs devenus légendaires des phi­losophes cyniques. Les prendre, c’est devenir cynique.
[14] Successions, liv. III
[15] Ces filles de Mnémosyne (la Mémoire), ce sont les Muses.
[16] Cette dérobade d’Antisthène fait songer à cette phrase de Montaigne (Essais, II, 37) : « Tant les hommes sont accoquinez à leur être misérable, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conserver. » C’est un exemple qui peut donner raison aux Stoïciens voyant (cf. livre VII) dans l’instinct de conservation la fin vers laquelle tendent tous les êtres. Cf. encore La Fontaine (I, 16) : la Mort et le Bûcheron :
...elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
— C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir,
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.