DIOGÈNE LAËRCE

CRATÈS (Cynique)

Traduction Robert Genaille, 1933

Cratès fils d’Ascondos était de Thèbes. Il fut lui aussi un des disciples réputés du philosophe cynique. Hippobote affirme qu’il fut disciple aussi de Bryson d’Achaïe. On lui attribue les vers suivants :

Besace est au milieu d’une fumée couleur de vin,

Une belle et large cité, mais sale et sordide

Où ne vient aborder ni parasite sot,

Ni gourmand attiré par les fesses des prostituées.

Elle est riche en thym, en ail, en figues et en pain,

Nourritures qui ne suscitent aucune guerre entre les hommes,

Et l’on n’y prend point les armes, ni pour l’argent ni pour la gloire.

Il fit encore un éphéméride très connu, qui commence ainsi :

Donne à ton cuisinier dix mines, à ton médecin une drachme,

A ton flatteur cinq talents, à ton conseiller de la fumée,

A ta courtisane un talent, à ton philosophe un triobole.

On l’appelait « crocheteur de serrures », parce qu’il s’introduisait dans chaque maison pour y faire des remontrances. Il a écrit encore ces vers :

J’ai ce que j’ai appris, ce que j’ai gagné par mon esprit,

Et par la pratique des muses, tout le reste est vanité.

Il disait que la philosophie lui avait donné

Une mesure de fèves et l’absence de soucis.

On lui attribue encore ce mot :

La faim tue l’amour, sinon c’est le temps,

S’ils ne suffisent pas, il reste le lacet.

Il avait quarante ans au cours de la cent treizième olympiade[1]. Antisthène (Successions) dit que c’est pour avoir vu dans une tragédie Télèphe portant dans un corbillon une pauvre nourriture qu’il devint adepte de la secte cynique. Il vendit son patrimoine (car il était du nombre des gens riches), réunit ainsi environ deux cents talents et les partagea entre ses concitoyens[2]. Il prit la philosophie si au sérieux que le poète comique Philémon parle de lui en ces termes :

En été, il portait un épais manteau,

Pour ressembler à Cratès, et en hiver des haillons.

Dioclès affirme que c’est Diogène qui lui conseilla de laisser ses terres aux moutons et de jeter à la mer tout l’argent qu’il possédait...[3]

Il lui arrivait souvent de donner des coups de bâton à ses parents qui venaient le voir pour essayer de le détourner de sa nouvelle vie, et il restait inébranlable. Démétrios de Magnésie raconte qu’il déposa son argent chez un banquier, à cette condition que si ses fils vivaient comme tout le monde il le leur rendît, mais que s’ils s’adonnaient à la philosophie, il le distribuât au peuple, car s’ils philosophaient, ils n’auraient besoin de rien.

Ératosthène raconte qu’ayant eu un fils d’Hipparchia, dont je parlerai, fils nommé Pasiclès, il le mena quand il fut adulte dans la maison d’une prostituée, il lui dit que c’était là le mariage que lui conseillait son père, car, disait-il, l’amour des femmes mariées est tragique, et cause d’exil et de meurtre : l’amour des prostituées est plaisant au contraire, car de la débauche et de l’ivresse, il n’engendre que la folie.

Il eut un frère, Pasiclès, qui fut disciple d’Euclide. Phavorinos rapporte un bon mot de lui dans le deuxième livre de ses Commentaires : « Comme il intercédait auprès du maître de gymnastique en faveur de quelqu’un, il lui toucha les fesses, et comme l’autre s’en indignait, il lui répondit : « Eh bien ! est-ce qu’elles ne sont pas à toi aussi bien que tes genoux[4] ? » II prétendait impossible de trouver quelqu’un qui fût à l’abri de toute critique, comme dans une grenade il y a toujours quelque pépin pourri. Un jour où il avait mis le joueur de cithare Nicodromos en colère, il reçut de lui un coup de poing sur la figure. Il se mit alors un écriteau sur le visage avec ces mots : « C’est Nicodromos qui m’a fait cela. » Il poursuivait à dessein les prostituées, pour recevoir leurs injures, et s’entraîner à les supporter. Démétrios de Phalère lui ayant envoyé du pain et du vin, il l’injuria en lui disant : « Plût au ciel que les fontaines donnassent aussi du pain !», car il ne buvait que de l’eau. Les agents de la police d’Athènes lui reprochaient de porter un vêtement de toile, il leur répondit : « Je vous montrerai que Théophraste porte le même », et comme ils ne le voulaient point croire, il les conduisit chez le barbier, et leur montra Théophraste (qu’on avait revêtu d’un linge pour le raser).

Il fut fouetté à Thèbes par le maître de gymnastique (d’autres disent à Corinthe par Euthycrate), et comme on le traînait par les pieds, il disait sans se donner de souci le vers connu :

Il le prit par le pied, et le traîna hors du sanctuaire[5].

Dioclès, de son côté, prétend qu’il fut ainsi traîné par Ménédème d’Éretrie pour la raison suivante. Ce Ménédème était très beau et passait pour être le mignon d’Asclépiade de Phlionte. Cratès lui toucha les fesses et lui dit : « Asclépiade est là-dedans. » Ménédème se mit fort en colère, et le traîna par les pieds, sur quoi Cratès aurait dit le vers rapporté plus haut. Zénon de Citium dit dans ses sentences qu’il doubla son manteau d’une peau de mouton sans se soucier de sa laideur. Il était en effet fort laid à voir, et quand il se mettait nu au gymnase, on riait de lui.

Il avait coutume de dire en levant les mains : « Courage, Cratès, aie confiance en tes yeux et en tout ton corps, car bientôt tu verras tous ces gens qui se moquent de toi en proie à la maladie, alors ils t’envieront et blâmeront leur paresse. » Il disait qu’il fallait tant faire de philosophie, qu’on voie enfin que les généraux ne sont que des meneurs d’ânes. Il soutenait que les gens qui fréquentent les flatteurs sont aussi seuls et perdus que des agneaux au milieu des loups. Car ils ne sont pas avec des amis ni des compagnons, mais avec des ennemis. Se sentant mourir, il chantait sur lui-même les vers suivants :

Tu t’en vas donc, mon cher bossu,

Tu t’en vas donc vers les enfers tout voûté par la vieillesse !

L’âge l’avait en effet tout courbé. Alexandre lui demanda un jour s’il voulait qu’il relevât sa patrie. « Pour quoi faire ? répondit-il, il y aura bien un second Alexandre pour la détruire ; d’ailleurs mon pays, c’est l’obscurité et la pauvreté, que la fortune ne peut m’enlever, et je suis concitoyen de Diogène, qui est à l’épreuve de toutes les attaques. »

Ménandre le cite lui aussi dans sa pièce des Jumeaux ; il écrit :

Tu te promèneras avec moi, vêtu seulement d’un manteau,

Comme Cratès était accompagné de sa femme,

Lui qui maria sa fille à cette condition

Qu’on la prît d’abord à l’essai trente jours.

Voici quels furent ses disciples.


[1] Vers 330.
[2] À la différence des autres Cyniques, Cratès n’était donc ni un esclave ni un gueux.
[3] Texte corrompu. Il s’agit de la maison de Cratès. On lit : « Dioclès dit que sa maison… par Alexandre, et Hipparque dit par Philippe ». Est-ce « fut achetée par » ou « lui avait été donnée par » ?
[4] Plaisanterie inconvenante qui s’explique par un usage ancien : on touchait le genou de la personne que l’on venait supplier.
[5] Homère, Iliade, (I, 591). Il s’agit d’un passage où Héphaïstos rétablit la concorde entre les dieux après la dispute entre Zeus et Héra.