DIOGÈNE LAËRCE

DÉMOCRITE (Isolés et Sceptiques)

Traduction Robert Genaille, 1933

Démocrite, fils d’Hégésistrate, ou d’Athénocrite, ou encore de Damasippe, originaire d’Abdère, ou de Milet. Il fut disciple de mages et de Chaldéens que le roi Xerxès avait laissés à son père, quand il vint vivre chez lui, comme nous le savons en particulier par Hérodote, et c’est d’eux qu’étant enfant, il apprit la théologie et l’astrologie. Après cela, il vint trouver Leucippe, et, selon une autre tradition, Anaxagore. Il avait alors quarante ans de moins que lui. Selon Phavorinos (Mélanges historiques), Démocrite disait d’Anaxagore que les théories qu’il donnait du soleil et de la lune n’étaient pas de lui : c’étaient de vieilles théories qu’il s’était faussement appropriées. Il critiquait de même ses explications du monde et de l’âme, parce qu’il le haïssait, pour n’avoir pas été accepté de lui comme élève[1]. Comment a-t-on pu dire qu’il avait été son disciple ? Démétrios (Homonymes) et Antisthène (Successions) disent qu’il quitta son pays pour aller en Égypte apprendre des prêtres la géométrie, et qu’il poussa jusqu’en Chaldée, en Perse, et à la mer Érythrée. On dit même qu’il fréquenta les gymnosophistes en Inde et qu’il alla en Éthiopie[2]. Étant le dernier de trois frères, il partagea la fortune paternelle, et la tradition la plus courante est qu’il ne prit que la plus petite part, celle qui était en argent liquide, dont il avait besoin pour son voyage, et que ses frères le soupçonnèrent de les avoir frustrés. Démétrios dit toutefois que cette part montait à plus de cent talents[3] et qu’il la dépensa en entier. Il ajoute qu’il était si travailleur qu’il se fit une petite cellule dans le jardin entourant sa maison pour s’y enfermer. Un jour, son père y avait amené un boeuf pour l’immoler et l’avait attaché à la porte, Démocrite ne s’en apercevait pas, et il fallut que son père le fît lever pour le sacrifice et lui expliquât ce qu’on allait faire du boeuf. On croit, ajoute Démétrios, qu’il vint à Athènes, et ne chercha pas à se faire connaître, parce qu’il méprisait la gloire, qu’il connut Socrate, mais ne se fit pas connaître de lui. « Je suis allé à Athènes, dit-il en effet, et personne ne m’y a connu. » « S’il est vrai que les Antérastes sont de Platon, dit Thrasyle, Démocrite pourrait bien être l’homme qui vint sans se faire connaître, disciple d’Œnopide et d’Anaxagore, qui discuta avec Socrate de philosophie et prétendait qu’un philosophe ressemblait à un athlète. » Et de fait, il était un lutteur en philosophie, car il connaissait bien la physique, la morale, et par surcroît les mathématiques et les arts libéraux et avait l’expérience de toutes les disciplines. Ce mot est de lui : « La parole est l’ombre de l’action. »

Démétrios de Phalère (Apologie de Socrate) soutient qu’il n’est pas venu à Athènes. Et ce n’est pas une conduite banale qu’avoir méprisé une si grande ville, et n’avoir pas voulu tirer de la gloire du lieu où il était, mais apporter de la gloire à ce lieu. On voit bien d’ailleurs par ses écrits qu’il avait ce caractère.

Il semble aussi, dit Thrasyle, qu’il fut disciple des Pythagoriciens, il parle d’ailleurs souvent de Pythagore et l’admire dans son livre du même nom. Il semble avoir tout reçu de lui, et nous dirions qu’il fut son élève, si la chronologie ne nous interdisait de le faire. De toute façon, il a reçu les leçons d’un Pythagoricien, c’est du moins l’avis de Glaucos de Rhégium, qui était son contemporain : Apollodore de Cyzique dit qu’il fréquenta Philolaos. Il s’efforçait, dit Antisthène, de mettre à l’épreuve de façon variée ses sensations, se retirant parfois dans la solitude et vivant même dans des tombeaux[4]. Il ajoute qu’à son retour de voyage, il vivait de façon très humble, ayant épuisé toute sa fortune, si bien qu’à cause de sa pauvreté, son frère Damasios dut lui venir en aide. Mais après qu’une de ses prédictions se fut réalisée, il acquit une extrême réputation et fut considéré comme un dieu[5]. Et comme il y avait une loi selon laquelle celui qui a dépensé la fortune paternelle n’a pas droit à la sépulture dans son pays, Antisthène dit qu’apprenant cela, et pour que des envieux et des calomniateurs ne lui demandent point de comptes, il lut à ses concitoyens son grand ouvrage intitulé le Diacosme[6], qui est le plus beau de tous ses écrits, et qu’à la suite de cette lecture, on lui fit don de cent talents et de vingt statues de bronze, et après sa mort, il fut enseveli aux frais de l’État. Il avait vécu plus de cent ans. Démétrios, toutefois, dit que ce sont ses parents qui lurent le Grand Diacosme, et qu’il eut seulement cent talents. Hippobotos confirme la tradition de Démétrios.

Aristoxène (Souvenirs historiques) dit que Platon voulut brûler tous les ouvrages de Démocrite qu’il pouvait trouver, mais qu’il en fut empêché par Amyclas et Clinias, disciples de Pythagore, qui lui dirent que ce serait un acte inutile, puisque quantité de gens possédaient déjà ces livres. Cette tradition est exacte, car Platon, qui a cité tous les philosophes anciens, n’a parlé nulle part de Démocrite, même là où il aurait eu occasion de le contredire, car il savait bien qu’il s’attaquerait alors au meilleur de tous les philosophes. Ce Démocrite est loué par Timon de la façon que voici :

Quel sage, ce Démocrite, pasteur des paroles !

J’ai lu avant tous autres ses entretiens pleins d’esprit.

Par l’âge, il était jeune, comme il nous le dit dans son petit Diacosme, au temps où Anaxagore était un vieillard, étant plus jeune que lui de quarante ans. Il ajoute qu’il composa son Petit Diacosme sept cent trente ans après la prise de Troie. Il serait né en effet, selon la chronique d’Apollodore, vers la quatre-vingtième olympiade[7] ou, comme le dit Thrasyle (Introduction à la lecture des livres de Démocrite), vers la troisième année de la soixante-dix-septième olympiade[8], un an avant Socrate. Il serait donc contemporain d’Archélaos, disciple d’Anaxagore, et des philosophes de l’école d’Œnopidès : en effet, il le cite. Il parle aussi de Parménide et de Zénon et de leur théorie de l’un comme de gens ayant vécu en même temps que lui, et de Protagoras d’Abdère, qui, de l’avis général, fut un contemporain de Socrate. Athénodore (Promenades, livre VIII) raconte que lorsque Hippocrate vint le voir, il lui fit apporter du lait, et qu’après l’avoir examiné, il déclara que c’était là le lait d’une chèvre noire qui n’avait mis bas qu’une fois, et cette réponse exacte provoqua l’admiration d’Hippocrate. On dit encore qu’une jeune fille accompagnait Hippocrate, et que le premier jour Démocrite lui dit « bonjour, vierge », et le lendemain « bonjour, femme ». Et en effet, la jeune fille avait perdu sa pureté pendant la nuit.

Voici comment Hermippe raconte la mort de Démocrite : il était très vieux, et près de sa fin, et comme sa soeur s’affligeait à la pensée qu’il mourrait en pleine fête des Thesmophories[9], il lui dit de reprendre courage et de lui apporter du pain chaque jour. Il portait ce pain à son nez, et de la sorte, il passa toute la fête en vie. Quand furent achevés les jours de fête (il y en avait trois), il mourut sans chagrin, âgé, nous dit Hipparque, de cent neuf ans. Et j’ai, dans mon recueil de mètres variés, écrit cette épigramme sur lui :

Quel sage a jamais vécu et fait une oeuvre égale

A celle de Démocrite, qui sut tout,

Et qui pendant trois jours fit attendre la mort

En se nourrissant de l’odeur du pain chaud.

Voilà donc quelle fut la vie de l’homme, et voici ses théories : A l’origine de toutes choses il y a les atomes et le vide (tout le reste n’est que supposition). Les mondes sont illimités, engendrés et périssables[10]. Rien ne naît du néant, ni ne retourne au néant. Les atomes sont illimités en grandeur et en nombre et ils sont emportés dans le tout en un tourbillon. Ainsi naissent tous les composés : le feu, l’air, l’eau, la terre. Car ce sont des ensembles d’atomes incorruptibles et fixes en raison de leur fermeté. Le soleil et la lune sont composés de masses semblables, lisses et rondes, tout comme l’âme, qui ne se sépare pas de l’esprit. Nous voyons par des projections d’images, et tout se fait par nécessité, car le tourbillon est la cause universelle et c’est ce tourbillon qui est le destin. Le souverain bien est le bonheur ou « euthymie », très différent du plaisir, contrairement à ce qu’ont cru ceux qui l’ont mal compris, attitude dans laquelle l’âme est en repos et calme, et ne se laisse troubler par aucune crainte, superstition, ou affection. Il l’appelle de divers noms, entre autres de celui de « bonne humeur » [11]. Le droit est une invention des hommes, tandis que les atomes et le vide existent selon la nature. Voilà donc ses théories. Thrasyle a fait un catalogue de ses livres, comme de ceux de Platon, par tétralogies[12].

Voici ceux de morale : Pythagore, ou de l’état de la sagesse, des Enfers, la Tritogénie (ce qui veut dire que tout ce que contient la nature humaine vient de trois choses), du Courage, de la Vertu, de la Corne d’abondance, du Bonheur, Commentaires de morale. Celui qu’il a appelé : la Bonne Humeur ne s’y trouve pas. Et voilà pour la morale.

Voici ceux de physique : le Grand Diacosme (que Théophraste attribue à Leucippe), le Petit Diacosme, Cosmographie, des Planètes, de la Nature (un livre), de la Nature humaine ou de la Chair (deux), de l’Esprit, des Sensations. Ces livres-là sont intitulés de l’Ame par ceux qui les réunissent en un. Des Liquides, des Couleurs, des Figures différentes, de la Transformation des figures, le Fortifiant ou discours justifiant les précédents, des Images, de la Providence, de la Peste ou des Maladies pestilentielles (trois livres), des Choses douteuses. Voilà les livres sur la nature.

Ceux qui ne sont pas classés sont les suivants : Causes célestes, Causes de l’air, Causes de la terre, Causes du feu et de son contenu, Causes des sons, Causes des germes, des plantes et des fruits, Causes des animaux (trois livres), Causes mêlées, de la Pierre d’aimant. Voilà ceux qui ne sont pas classés.

Voici ceux de mathématiques : de la Différence du gnomon ou de la tangence du cercle et de la sphère, ou de la Géométrie ou le Géométrique, les nombres, des Nombres irrationnels, et des Solides (deux livres) ; Explications, la Grande année ou les règles de l’astronomie, Débat sur la clepsydre, Description du ciel, Géographie, Description du pôle, Description des rayons. Voilà tous ses livres mathématiques.

Voici ceux de musique : des Rythmes et de l’Harmonie, de la Poésie, de la Beauté épique, de la Consonance et de la Dissonance des lettres d’Homère ou de la justesse des vers et des termes, du Chant, de la Diction, Dictionnaire. Voilà tous ses ouvrages de musique.

Voici ceux qui traitent des arts : de la Prévision médicale, du Régime de vie ou le Diététique, ou de la Médecine, Causes des choses qui sont de saison et de celles qui sont hors de saison, de l’Agriculture ou le Géorgique, de la Peinture, Tactique ou de l’emploi des armes. Voilà pour cette série.

Quelques auteurs, en isolant une partie de ses ouvrages, y ajoutent encore parfois : Traité des Lettres sacrées à Babylone, des Lettres sacrées à Méroé, le Périple de l’Océan, de l’Histoire, Discours sur la Chaldée, Discours sur la Phrygie, de la Fièvre et des conséquences de la toux, Origine des lois, des Ouvrages faits à la main, ou Problèmes. Pour tous les autres livres qu’on lui attribue, ou bien ils sont tirés de ses livres, et mis à part, ou bien ils sont d’un autre, de l’avis général. Je n’en dis pas plus sur ses livres.

Il y eut six Démocrite : le premier fut celui-ci. Un second était un musicien de Chios, qui était contemporain du philosophe, le troisième un sculpteur cité par Antigone, le quatrième a fait un livre sur le sanctuaire d’Éphèse et sur la ville de Samothrace, le cinquième est l’auteur d’épigrammes claires et fleuries, et le sixième est un orateur de Pergame.


[1] Il semble y avoir eu entre eux, plutôt qu’une inimitié personnelle ayant pour cause le dépit, l’opposition de leurs théories et de leur pensée.
[2] Cicéron (de Finibus, V, 19) dit, ce qui est bien évident, qu’il entreprit ces voyages à l’étranger pour s’instruire : Propter discendi cupiditatem in ultimas terras...
Sur l’authenticité de ces voyages chez les mages et les Chaldéens, cf. l’introduction de D.L. Nous avons déjà vu qu’ils sont attribués à tous les présocratiques et aux philosophes importants, par les traditions qui font naître la philosophie en Orient et non en Grèce.
[3] Plus de 600 000 francs-or.
[4] Cicéron dit de même qu’il se creva les yeux pour mieux méditer : Dicitur oculis se privasse, certe ut quam minime animus a cogitationibus abduceretur. (Tusc., V, 19.)
[5] 274. Cette tradition est en opposition avec toutes les légendes concernant la folie de Démocrite et la stupidité des Abdéritains, dont on trouve la trace dans la fameuse fable de La Fontaine (VIII, 26)
Le maître d’Epicure en fit l’apprentissage
Son pays le crut fou ; petits esprits, mais quoi !
Aucun n’est prophète chez soi. Ces gens-là étaient fous,
Démocrite le sage...
[6] Le Grand diacosme est une étude sur l’organisation de l’univers. La lecture du livre par Démocrite peut bien être légendaire, car elle ressemble comme une soeur à l’histoire de Sophocle, lisant Œdipe à Colonne pour se disculper.
[7] Vers 456.
[8] Vers 469.
[9] Fêtes en l’honneur de Déméter et de Perséphone, célébrées par les femmes athéniennes du 12 au 14 du mois de Pyanepsion (septembre-octobre).
[10] La Fontaine résume cette idée avec précision dans sa fable (VIII, 26) :
Aucun nombre, dit-il, les nombres ne limite ;
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis.
Non content de ce songe, il y joint les atomes !
[11] L’euthymie ressemble donc fort à l’ataraxie d’Épicure.
[12] Cf. livre III, Vie de Platon.