DIOGÈNE LAËRCE

HÉRACLITE (Isolés et Sceptiques)

Traduction Robert Genaille, 1933

Héraclite, fils de Blyson, ou selon une autre tradition d’Hérakion, originaire d’Éphèse [1] . Il avait quarante ans vers la soixante-neuvième olympiade [2] . C’était un homme aux sentiments élevés, plus que tout autre orgueilleux et méprisant, comme le montrent ces lignes écrites par lui : « La grande érudition [3] n’exerce pas l’esprit. Sans quoi elle en aurait donné à Hésiode, à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée. » Selon lui en effet il n’y a qu’une façon d’être sage, c’est de bien connaître la raison, qui est l’essence des choses. Il répétait volontiers qu’on devait bannir des concours Homère et Archiloque, et qu’ils méritaient le fouet. Il disait encore : « Il faut éteindre une injure bien plutôt qu’un incendie », et « le peuple doit défendre ses lois comme il défend ses murs ». Il critiqua âprement les Éphésiens d’avoir exilé son ami Hermodore en disant : « Il est juste que meurent tous les Éphésiens d’âge mûr, et que les enfants soient exilés, puisqu’ils ont exilé le plus utile d’entre eux, Hermodore, en disant : « Qu’il n’y ait personne qui soit meilleur que nous ; s’il y en a un qu’il aille vivre avec d’autres gens. » Comme on lui demandait d’établir pour eux des lois, il les méprisa, parce que, selon lui, la ville avait depuis longtemps de trop mauvaises moeurs politiques [4] . S’étant retiré près du temple d’Artémis, il jouait aux osselets avec des enfants. Les Éphésiens, en cercle autour de lui, le regardaient faire curieusement : « Qu’avez-vous à vous étonner, vauriens, leur demanda-t-il, cela ne vaut-il pas mieux que d’administrer la république avec vous ? » Finalement, il devint si misanthrope, qu’il se retira à l’écart et s’en alla vivre d’herbes et de plantes sur les montagnes. Toutefois, ce régime l’ayant rendu hydropique, il redescendit à la ville pour consulter les médecins, auxquels il demanda sous forme d’énigme, s’ils pourraient changer un temps pluvieux en sécheresse. Comme ils ne comprenaient pas, il alla s’enfermer dans une étable, et espéra se guérir et dessécher cette eau à la chaleur de la bouse dont il se couvrit. Mais, n’arrivant à rien même par ce moyen, il finit par en mourir à l’âge de soixante ans. Et j’ai fait sur lui l’épigramme suivante :

Souvent j’admirai Héraclite, et comment la vie

Fut pour lui pénible, et comment enfin il mourut,

Car une pénible maladie arrosa d’eau son corps,

Éteignit la lumière de ses yeux et y conduisit l’ombre.

Hermippe nous dit qu’il demanda aux médecins si l’on pouvait chasser cette eau en pressant ses intestins ; sur leur avis négatif, il alla s’exposer en plein soleil, et ordonna aux enfants de le couvrir de bouse. Épuisé par ce remède, il mourut le lendemain et fut enterré sur la place publique. Néanthe de Cyzique, de son côté, déclare qu’il ne put se défaire de cette bouse qui le couvrait, qu’il resta assis sur place, et que, comme cette transformation ne permettait pas de le reconnaître, il fut mangé par les chiens.

Il fut dès sa jeunesse un objet d’étonnement. Étant jeune, il disait ne rien savoir, mais quand il fut un homme, il déclarait tout savoir. Il ne fut le disciple de personne, il fit ses recherches et apprit tout par lui-même. Sotion rapporte toutefois une tradition selon laquelle il aurait été disciple de Xénophane, et ajoute qu’Ariston (sur Héraclite) dit qu’il guérit de son hydropisie et mourut d’une autre maladie. Hippobotos dit la même chose. Le livre qu’on attribue à Héraclite parle de la nature d’un bout à l’autre, mais se divise en trois parties, sur le tout, sur la politique, sur la théologie. Il le déposa en offrande sur l’autel d’Artémis, après l’avoir écrit en termes obscurs [5] à dessein, dit-on, afin que seuls des gens capables pussent le lire, et qu’il ne devînt pas méprisable pour avoir été vulgarisé.

Timon décrit Héraclite ainsi :

L’un d’eux, le criard et le méprisant Héraclite

Qui parle par énigmes s’élança.

Théophraste rapporte qu’il a écrit beaucoup de phrases incomplètes ou contradictoires, parce qu’il était tourmenté par sa bile [6] . Antisthène donne de sa noblesse d’âme une preuve dans ses Successions : c’est qu’il céda le pouvoir à son frère. Son livre eut une telle réputation qu’il lui créa des disciples : ceux que l’on a appelés les Héraclitiens.

Voici en gros ses théories [7] : C’est le feu [8] qui a tout créé et c’est en lui que tout se résout. Tout est soumis au destin. C’est le mouvement qui crée toute l’harmonie du monde. Tout est plein d’esprits et de démons. Il a parlé de tout ce que contient le monde, et dit que le soleil a exactement la grandeur qu’on lui voit [9] . Il dit encore : « Quelque effort qu’on fasse, on n’atteindra pas les limites de l’âme. » La croyance est pour lui une maladie sacrée, et la vue un mensonge. Quelquefois, dans son livre, il s’exprime d’une façon si claire et si lumineuse, que même l’esprit le moins délié peut le comprendre et peut saisir le trajet de sa pensée. Sa concision et sa richesse de pensée sont inimitables.

Voici maintenant comment ses théories sont exposées dans chaque partie de son livre. Le feu est un élément et tout se fait par des transformations du feu, soit qu’il se raréfie, soit qu’il devienne plus dense. Toutefois, il n’explique rien très clairement : ainsi dit-il que tout se fait par l’opposition des contraires, et que tout coule comme un fleuve. L’univers, selon lui, est limité, et il n’y a qu’un monde, qui a été créé par le feu, et qui retournera au feu après certaines périodes, éternellement. C’est le destin qui le veut ainsi.

Entre contraires, il y a une lutte qui aboutit à la création, c’est ce qu’on appelle la guerre et la querelle ; l’autre, qui aboutit à l’embrasement, s’appelle la concorde et la paix. Le mouvement vers le haut et vers le bas crée le monde de la façon suivante : le feu en se condensant devient liquide, l’eau en se condensant se change en terre, et voilà pour le mouvement vers le bas. En sens inverse, d’autre part, la terre fond et se change en eau, et d’elle se forme tout le reste, car il rapporte presque tout à l’évaporation de la mer. Voilà donc comment se fait le mouvement vers le haut. Il y a donc des évaporations venant de la terre et de la mer, dont les unes sont claires et pures, et les autres obscures. Le feu tire sa substance des premières, et l’eau des secondes. Quant à l’air, il n’explique pas sa nature. Il dit toutefois qu’il y a des alvéoles dans la voûte concave tournée vers nous. Dans ces alvéoles viennent se rassembler les émanations claires, qui forment ainsi des lumières qui sont les étoiles. La lumière du feu est la plus brillante et la plus chaude. En effet les autres astres sont plus loin de la terre, ce qui rend leur éclat moins vif et moins chaud ; la lune enfin est trop proche de la terre pour se trouver dans un lieu pur. Le soleil, au contraire, est dans un lieu brillant et pur, et il est à une distance à notre mesure. C’est pourquoi il est plus chaud et a plus d’éclat. Il y a des éclipses de soleil et de lune quand les alvéoles sont tournés vers le haut. Les phases de la lune chaque mois ont lieu par suite d’un léger et continu mouvement de son alvéole sur lui-même. Le jour, la nuit, les mois, les saisons, les années, les pluies, les vents, etc., viennent des différentes sortes d’évaporations. En effet, une évaporation brillante qui s’allume dans le cercle du soleil donne le jour, l’évaporation contraire donne la nuit. La chaleur née de la lumière donne l’été, et l’humidité née des ténèbres et accumulée donne l’hiver. Héraclite explique tous les autres phénomènes par des raisons analogues. Il n’explique pas quelle est la nature de la terre, et n’explique pas non plus les alvéoles. Voilà donc quelles étaient ses théories.

En ce qui concerne Socrate et ce qu’il a dit après avoir lu son livre, qu’Euripide lui procura, comme le dit Ariston, j’en ai parlé dans la vie de Socrate. Toutefois Séleucos dit qu’un grammairien de Crotone affirmait, dans son livre intitulé le Plongeur, que c’était un nommé Cratès qui avait pour la première fois introduit son livre en Grèce, en ajoutant qu’il fallait être un plongeur pour n’être pas submergé par ce livre. Ce livre est intitulé tantôt les Muses, tantôt de la Nature et Diodote l’appelle un bon Gouvernail pour le voyage de la vie. D’autres disent : Science des moeurs, ou encore Explication de l’ordre des choses.

A des gens qui lui demandaient pourquoi il ne parlait guère, on raconte qu’il répondit : « Pour vous laisser bavarder. » Darius souhaita le fréquenter et lui écrivit la lettre suivante :

Le roi Darius, fils d’Hystaspis, salue Héraclite d’Ephèse le sage.

« Vous avez écrit un livre de la nature difficile à comprendre et à expliquer. Si on l’explique mot à mot, il semble contenir une étude du monde, de l’univers et des phénomènes qui se produisent en lui, phénomènes qui s’expliquent par un mouvement divin. Mais la plupart des passages sont interrompus, si bien que ceux-là mêmes qui ont une parfaite connaissance du grec, sont dans le doute sur la véritable et juste interprétation de ce que vous avez écrit. C’est pourquoi le roi Darius, fils d’Hystaspis, désire vous entendre et avoir sa part de l’éducation grecque. Venez donc au plus tôt me voir en mon palais. Car les Grecs, avec leur habitude de ne pas respecter suffisamment les philosophes, méprisent les belles doctrines qu’ils leur enseignent, et qu’ils proposent à leur attention et à leur étude zélée. Mais chez moi, vous aurez le premier rang, et chaque jour, vous trouverez une attention zélée, une conversation attentive, et une vie digne de vos maximes. »

Voici la lettre qu’Héraclite lui envoya en réponse :

Héraclite d’Ephèse salue le roi Darius, fils d’Hystaspis.

« Tous les gens qui vivent sur la terre s’écartent, autant qu’ils sont, de la vérité et de la justice : ils ne sont attentifs qu’à la cupidité et à la vanité, tant leur âme est sotte et méchante. Mais moi qui ignore ce que peut être la méchanceté, et qui évite le faste toujours suivi de l’envie, et qui veux éviter aussi l’orgueil, je ne saurais aller en Perse, et je me contente du peu qui satisfait mes goûts. »

Voilà comment cet homme se conduisait même à l’égard d’un roi. Démétrios, d’autre part, dit dans ses Homonymes qu’il opposa le même refus méprisant aux Athéniens, qui pourtant l’estimaient beaucoup, et bien qu’il fût très méprisé des gens d’Ephèse, il préféra pourtant rester dans son pays. Démétrios de Phalère fait aussi mention de lui dans son Apologie de Socrate. Il y a eu des quantités de gens pour expliquer son livre : Antisthène, Héraclide du Pont, Cléanthe, Sphaeros le stoïcien, Pausanias surnommé l’Héraclitiste, Nicomède, et Dionysios. Parmi les grammairiens, il y eut Diodote, qui intitule son livre non pas de la Nature, mais du Gouvernement, parce qu’à son avis ce qu’Héraclite dit de la nature, n’est mis qu’à titre d’exemple. Hiéronyme rapporte une satire de Scythinos, poète iambique, sur son livre. La tradition conserve de nombreuses épigrammes faites à son sujet. En voici une :

Je suis Héraclite. Pourquoi me torturez-vous, sots ?

Ce n’est point pour vous que j’ai pris peine, mais pour des gens capables de me comprendre.

Un seul homme me plaît mieux que mille, les innombrables

Sont zéro. Voilà ce que je dis, même chez Perséphone.

En voici une autre

Ne prends pas trop vite par son bouton [10] le livre

D’Héraclite d’Éphèse, car c’est un sentier bien rude à parcourir,

Ce ne sont que ténèbres et noire obscurité. Mais si tu as pour guide

Un initié, tout te sera plus clair que le soleil brillant.

Il y eut cinq Héraclite. Celui-ci d’abord, un second, poète lyrique, qui a écrit un éloge des douze dieux, un troisième, poète d’Halicarnasse [11] sur lequel Callimaque a composé ce poème :

On m’a dit, Héraclite, ta mort, et une larme

M’est venue, et je me suis rappelé combien de fois, tous deux,

Nous avions passé des jours entiers en entretiens. Et toi maintenant,

Mon hôte d’Halicarnasse, tu n’es plus depuis longtemps que cendre.

Mais tes chants d’oiseau vivent toujours, sur lesquels

L’Hadès, ravisseur de toute chose, ne pourra jeter la main.

Le quatrième était de Lesbos, il écrivit une histoire de la Macédoine. Le cinquième était un bouffon qui abandonna la cithare pour ce genre d’écrits plaisants.


[1] Ville d’Asie Mineure sur la côte, entre Colophon et Milet, en face de l’île de Samos.
[2] Vers 500 av. J.-C.
[3] Héraclite critique, derrière la multiplicité des connaissances, le recours aux systèmes trop subtils qui écartent le philosophe du réel.
[4] Cette raison semble un prétexte : le refus d’Héraclite de participer à la vie politique doit être l’effet de son caractère ombrageux et de son goût pour la retraite.
[5] Cf. liv. II, Vie de Socrate. Socrate déclare qu’il goûte beaucoup Héraclite, mais ne le comprend pas toujours, car il aurait souvent besoin, pour ne pas perdre pied, d’un interprète qui fût un bon nageur de Délos.
[6] Cette opinion d’un Héraclite mélancolique donnée ici par Théophraste explique que l’écrivain Lucien l’ait raillé dans son ouvrage Les Sectes à l’encan, en le représentant toujours en pleurs, et que Juvénal ait dit de lui (Sat. X, 32), en l’opposant à Démocrite :
Un rire perpétuel secouait la poitrine de Démocrite,
Mais où donc Héraclite trouvait-il tant de larmes ?
[7] Elles nous sont connues par les fragments de son ouvrage de la nature, recueillis par Schleiermacher et par Diels (die Fragmente der Vorsocratiken : les fragments des présocratiques), 1912.
[8] Le premier principe d’Héraclite diffère donc de celui de Thalès, qui était l’eau, et de celui d’Anaximène, qui était l’air (cf. liv. I et 11). Lucrèce (de Nat., I) critique en détail cette opinion selon laquelle tout s’explique par le feu. Il raille au passage l’obscurité du philosophe (v. 632) : Clarus ob obscuram linguam..., et explique (vers 630-658) que la croyance en ce seul élément ne peut rendre compte de la variété des objets : des condensations et raréfactions du feu, il ne peut, dit-il, naître que du feu.
[9] Héraclite (frag. 6) dit : « La largeur du soleil est d’un pied. »
[10] Le bouton qui servait à fermer le manuscrit roulé.
[11] Ancienne ville de Carie (Asie Mineure), en face de l’île de Cos, patrie d’Hérodote, ville où se trouvait le fameux Mausolée, tombeau du roi Mausole, une des sept merveilles du monde.