DIOGÈNE LAËRCE

LEUCIPPE (Isolés et Sceptiques)

Traduction Robert Genaille, 1933

Leucippe d’Élée, ou d’Abdère[1] ou encore de Mélis. Il fut disciple de Zénon. Il pensait que toutes choses étaient illimitées, et se transformaient les unes en les autres, que le tout était vide et rempli de corps[2] que les mondes se formaient quand ces corps entraient dans ce vide et se mêlaient les uns aux autres ; que de leur mouvement et de leur agglomération naissait la nature des astres ; que le soleil se meut dans un plus grand cercle autour de la lune ; que la terre est emportée dans le milieu par un mouvement de rotation, et qu’elle ressemble à un tambour. Il est le premier à avoir mis les atomes comme principes de toutes choses. En résumé, voilà ses opinions. Dans leur détail, les voici : Il dit que l’univers est illimité, je viens de le dire, qu’une partie est pleine et l’autre vide. Les éléments et les mondes qu’ils créent sont infinis et se résolvent en ces éléments. Voici comment se forment les mondes : par la division de l’infini, beaucoup de corps de formes variées se réunissent dans le vide immense ; rassemblés, ils ne forment plus qu’un seul tourbillon, par lequel, en se heurtant et se roulant en tous sens, ils se séparent et les semblables se mettent avec les semblables. Ne pouvant garder leur équilibre à cause de leur nombre, les corps les plus minces vont vers le vide extérieur, comme si on les avait passés au crible, et le reste demeure au centre, s’assemble étroitement, se solidifie et fait tout d’abord une masse solide sphérique. Elle est d’abord comme une membrane contenant en elle des corps de toutes sortes. Ceux-ci tourbillonnent à cause des poussées venues du centre et forment encore une petite membrane à l’extérieur, où de nouveaux corps s’attachent toujours, par suite de l’effleurement du tourbillon. Et c’est ainsi que se forme la terre, les corps jetés vers le milieu y étant demeurés, et la partie qui l’entoure comme une membrane s’accroît par l’influence des corps externes, et dans le tourbillon qui l’emporte, elle s’agrège tout ce qui la touche. De ces corps, ceux qui s’agrègent forment une masse compacte, d’abord humide et boueuse, qui se dessèche, et est emportée dans le tourbillon de l’ensemble[3]. Ensuite, s’ils viennent à s’enflammer, ils donnent naissance aux astres. Le soleil est le cercle le plus à l’extérieur, et celui de la lune est le plus proche de la terre, ceux des astres sont intermédiaires. Et d’une façon générale tous les astres, à cause de la rapidité de leur mouvement, s’enflamment, et le soleil est enflammé par les astres. La lune n’a qu’une faible part de feu. Il y a éclipse de soleil et de lune quand la terre se tourne vers le midi ; les régions qui sont voisines de l’Ourse sont continuellement sous la neige, gelées et glacées. Il y a très peu d’éclipses de soleil, mais il y en a constamment de la lune, parce que ses cercles sont inégaux. De même qu’il y a une naissance du monde, il y a aussi une croissance, un dépérissement et une ruine, selon une nécessité qu’il n’élucide pas très bien.


[1] Avec Leucippe et Démocrite, D.L. aborde la philosophie atomiste. Abdère, colonie des Ioniens de Téos, ville de Thrace sur la côte de la mer Égée, patrie de Démocrite.
[2] Il y a donc à la fois dans le monde le vide et le plein. Cf. Cic., Acad. : Leucippus plenum et inane dixit a quo omnia gignerentur. (Leucippe dit qu’il y a du vide et du plein qui sont cause de la naissance des choses.)
[3] Toute cette explication reprise par Démocrite se retrouvera chez Épicure et Lucrèce. Elle peut se résumer ainsi : A l’origine, les atomes ou éléments indivisibles et le vide sont séparés en deux lieux différents. De l’union des atomes et du vide naissent les mondes : les atomes se meuvent en des tourbillons d’abord, confus, mais qui se régularisent peu à peu, les grands atomes enlaçant les petits, une enveloppe extérieure se formant d’abord, qui isole un tourbillon, et sous cette membrane solide, la condensation se fait de la périphérie vers le centre.