DIOGÈNE LAËRCE

PARMÉNIDE (Isolés et Sceptiques)

Traduction Robert Genaille, 1933

Parménide d’Élée[1], fils de Pyrès, fut disciple de Xénophane, mais Théophraste, dans son Abrégé, dit qu’il fut disciple d’Anaximandre. Toutefois, même s’il fut disciple de Xénophane, il n’a pas été d’accord avec lui par la suite. Il eut pour amis Aminias et Diochaète le Pythagoricien (cf. Sotion), homme pauvre, mais homme de bien qu’il fréquenta de préférence et à qui il éleva une chapelle après sa mort. Riche et célèbre, c’est par Aminias, non par Xénophane, qu’il fut conduit à une vie sage. C’est le premier qui a démontré la sphéricité de la terre et sa position au centre du monde. Il y a pour lui deux éléments : le feu et la terre. Le premier est élément créateur, le second est matière. Les hommes sont nés de la terre. Ils ont en eux du chaud et du froid, qui entrent dans la composition de chaque chose. L’esprit et l’âme, c’est pour lui une seule et même chose, comme le rapporte aussi Théophraste (des Physiciens), qui a recueilli presque toutes les théories de philosophes. Il y a deux sortes de philosophie, une qui porte sur la vérité, une qui se réfère à l’opinion[2]. C’est pourquoi il dit quelque part ;

Tu dois apprendre à tout connaître,

Et le coeur ferme de la vérité,

Et les opinions des hommes où ne reste pas de croyance vraie.

Lui aussi philosophe en vers, comme Hésiode, Xénophane et Empédocle. Il prend la raison pour critère de la vérité et déclare que nos sens nous trompent. Il dit en effet :

Ne tente pas, suivant cette route commune de la coutume,

De prendre pour règle ton oeil aveugle, ton oreille pleine de bruits,

Et ta langue, mais que la raison tranche les arguments controversés.

C’est pourquoi Timon a dit de lui :

De Parménide le fol orgueil et le grand savoir

Luttent contre les illusions et les tromperies des sens.

Platon a écrit un dialogue à son sujet, qu’il intitule le Parménide ou les Idées[3].. Il avait quarante ans vers la soixante-neuvième olympiade[4]. Il passe pour avoir le premier remarqué que l’étoile du soir et l’étoile du matin sont un même astre (cf. Phavorinos, Commentaires, livre V). D’autres disent que c’est Pythagore. Callimaque dit que ses poèmes ne sont pas de lui. On ajoute qu’il donna des lois à ses concitoyens (cf. Speusippe, des Philosophes) et que le premier il usa de l’argument d’Achille[5] (cf. Phavorinos, Mélanges historiques). Il y eut un second Parménide, qui écrivit un art oratoire.



[1] Ville de Grande-Grèce (auj. Castellamare).
[2] Sa philosophie selon la vérité, c’est la métaphysique, fondée sur la pensée logique, la seule vraie selon Parménide ; la seconde, c’est la physique.
[3] Le Parménide est un des écrits de la fin de la vie de Platon. M. Bréhier (Hist. de la Philos., tome 1) indique qu’il introduit une nouvelle conception de la science et de la dialectique. Il forme un groupe avec le Théétète et le Sophiste. Il tire son titre du rôle joué dans l’ouvrage par le philosophe, l’ouvrage entier étant une discussion de l’éléatisme et du socratisme.
[4] Vers 500.
[5] Voici quel est cet argument, un des sophismes favoris de l’éléatisme, sur lequel D.L. ne donne guère de détails : « Achille le coureur aux pieds légers, poursuivant une tortue, animal très lent, ne pourra jamais l’atteindre. » Il sert à prouver que le mouvement n’existe pas, et se démontre ainsi : Pour rattraper la tortue, Achille doit parcourir l’espace qui le sépare d’elle, mais il lui faut d’abord en parcourir la moitié, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite à l’infini. L’intervalle séparant Achille de la tortue, étant divisible à l’infini, ne sera jamais franchi, puisque Achille doit nombrer un nombre infini, et pendant ce temps d’ailleurs la tortue aura parcouru un autre espace.
On sait comment Bergson (Données immédiates de la conscience, p. 85, etc.) a définitivement ruiné ce sophisme en montrant que l’erreur vient d’une confusion entre l’espace parcouru, qui est quantitatif, et le mouvement qui le fait parcourir, lequel est qualitatif. « La vérité, dit-il, est que chacun des pas d’Achille est un acte simple, indivisible, et qu’après un nombre donné de ces actes, Achille aura dépassé la tortue. L’illusion des Éléates vient de ce qu’ils identifient cette série d’actes indivisibles avec l’espace homogène qui les sous-tend. Comme cet espace peut être divisé et recomposé selon une loi quelconque, ils se croient autorisés à reconstituer le mouvement total d’Achille non plus avec des pas d’Achille, mais avec des pas de tortue. A Achille poursuivant la tortue ils substituent en réalité deux tortues réglées l’une sur l’autre, deux tortues qui se condamnent à faire le même genre de pas ou d’actes simultanés, de manière à ne s’atteindre jamais. Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue ? Parce que chacun des pas d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvements et des grandeurs différentes en tant qu’espaces, de sorte que l’addition ne tardera pas à donner pour l’espace parcouru par Achille une longueur supérieure à la somme de l’espace parcouru par la tortue et à l’avance qu’elle avait sur lui. »