DIOGÈNE LAËRCE

PROTAGORAS (Isolés et Sceptiques)

Traduction Robert Genaille, 1933

Protagoras[1], fils d’Artémon, ou de Méandrios (cf. Apollodore et Dinon, Histoire perse), originaire d’Abdère, selon Héraclide du Pont, qui assure (des Lois) qu’il donna des lois aux gens de Thurium, ou de Téios, selon Eupolis (des Flatteurs). Il dit en effet :

Protagoras de Téios est à l’intérieur.

Tout comme Prodicos de Céos, il gagnait sa vie à expliquer des livres ; Platon dit dans son Protagoras que Prodicos avait la voix forte. Protagoras fut disciple de Démocrite. On l’appelait Sagesse (cf. Phavorinos, Mélanges historiques). Il fut le premier qui déclara que sur toute chose on pouvait faire deux discours exactement contraires, et il usa de cette méthode. Il commence quelque part un ouvrage de la façon suivante : « L’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas. » Il affirme que l’âme n’est rien de plus que les sens (cf. Platon, Théétète) et que tout est vrai. Voici le début d’un autre de ses ouvrages : « Des aïeux, je ne puis savoir ni s’ils sont ni s’ils ne sont pas, car bien des obstacles nous empêchent de le savoir, entre autres l’obscurité de la chose et la brièveté de la vie humaine. » C’est à cause de ce début de discours qu’il fut chassé d’Athènes, et que ses livres furent brûlés sur la place publique, après que le héraut les eut réclamés à tous ceux qui les avaient achetés. Le premier il se fit payer cent mines, définit les parties du temps, affirma l’importance de l’occasion, institua les joutes oratoires et fournit des sophismes aux amateurs de discussions. Laissant de côté le sens, il ne disputa que des mots, et créa ce genre de discussions si fréquentes aujourd’hui. Si bien que Timon a dit de lui :

Protagoras qui sait tout mélanger et discutailler de tout.

C’est encore lui qui le premier usa du genre des discours socratiques, et du raisonnement d’Antisthène qui cherche à montrer qu’on ne peut contredire (cf. Platon, Euthydème). Le premier, il montra les arguments à répondre aux questions posées (cf. Artémidore le dialecticien, Contre Chrysippe). C’est lui qui a inventé ce qu’on appelle la « tylé », et qui est un coussin pour porter les fardeaux (cf. Aristote, de l’Education). Il était d’ailleurs portefaix, comme le dit quelque part Épicure. C’est ainsi que Démocrite le choisit parce qu’il le vit faire des fagots. C’est lui qui le premier divisa le discours en quatre parties l’imprécation, l’interrogation, la réponse et le précepte. Selon une autre tradition, il le divisa en sept parties exposition, interrogation, réponse, précepte, énonciation, imprécation et appellation, qu’il appelle le fondement du discours. Alcidamas tient pour quatre parties : affirmation, négation, interrogation, appellation. Le premier discours qu’il lut fut celui sur les dieux, dont j’ai donné plus haut le début. Il le lut aux Athéniens dans la maison d’Euripide, ou, selon une autre tradition, dans celle de Mégaclès. D’autres disent au Lycée, et qu’il fut lu par son disciple Archagoras, fils de Théodote. Il fut accusé par Pythodore, fils de Polyzélos, un des Quatre Cents. Aristote dit que ce fut par Euathlos. Les livres que l’on a conservés de lui sont les suivants :

Art de la dispute, de la Lutte, des Sciences, du Gouvernement, de l’Ambition, des Vertus, de la Constitution, des Enfers, des Fautes commises par les hommes, des Préceptes, Procès sur le paiement, Discussions (deux livres). Voilà pour ses livres.

Platon a écrit un discours contre lui[2]. Philochore raconte que, tandis qu’il allait par mer en Sicile, son navire fut coulé. Et Euripide le confirme dans sa pièce nommée Ixion. D’autres disent qu’il mourut en voyage à plus de quatre-vingts ans. Apollodore dit qu’il ne vécut que soixante-dix ans, qu’il enseigna la philosophie pendant quarante ans, et qu’il avait quarante ans vers la quatre-vingt-quatrième olympiade[3]. J’ai composé une épigramme aussi sur lui :

De toi, Protagoras, j’ai appris qu’en quittant Athènes,

Jadis, tu mourus en chemin, à un âge avancé,

Car la ville de Cécrops a pu t’exiler, et toi-même as pu

Fuir la ville d’Athènes, mais celle de Pluton, tu n’as pu la fuir.

On dit qu’il réclamait à Euathlos l’argent qu’il avait gagné. Son disciple lui répondit : « Mais je n’ai rien gagné » ; il lui répliqua : « Eh bien, si je suis vainqueur, il me faut recevoir de l’argent, parce que je suis vainqueur, et si c’est toi, de même il m’en faut recevoir, parce que tu l’es. »

Il y eut un autre Protagoras, un astrologue, dont Euphorion a rédigé l’oraison funèbre, et un troisième, qui était philosophe stoïcien.



[1] D.L. ne consacre qu’une biographie aux sophistes. Elle eût été mieux placée plus haut, avant ou après celle de Socrate. D.L. l’étudie ici, parce que Protagoras, dont il fait à tort un disciple de Leucippe et de Démocrite, était, comme eux, originaire d’Abdère.
[2] C’est le dialogue intitulé Protagoras, qui traite de cette question : « La vertu peut-elle s’enseigner ? » et qui met en scène les autres sophistes, dont Prodicos.
[3] Vers 444.