DIOGÈNE LAËRCE

PYRRHON (Isolés et Sceptiques)

Traduction Robert Genaille, 1933

Pyrrhon[1] d’Élée était fils de Pléistarque, selon la tradition de Dioclès. Il fut d’abord, selon Apollodore (Chroniques), peintre et élève de Bryson, fils de Stilpon (cf. Alexandros, Successions), puis il accompagna partout Anaxarque, au point de le suivre chez les gymnosophistes de l’Inde et les mages, d’où il a tiré sa philosophie si remarquable, introduisant l’idée qu’on ne peut connaître aucune vérité, et qu’il faut suspendre son jugement, comme nous l’apprend Ascanios d’Abdère. Il soutenait qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que rien n’existe réellement[2] et d’une façon vraie, mais qu’en toute chose les hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n’est pas plutôt ceci que cela. Sa vie justifiait ses théories. Il n’évitait rien, ne se gardait de rien, supportait tout, au besoin d’être heurté par un char, de tomber dans un trou, d’être mordu par des chiens, d’une façon générale ne se fiant en rien à ses sens. Toutefois, il était protégé par ses gens qui l’accompagnaient (cf. Antigone de Caryste) qui rapporte qu’il philosophait selon le raisonnement du doute, sans toutefois agir avec imprudence. Il a vécu environ quatre-vingt-dix ans. Antigone de Caryste (sur Pyrrhon) dit de lui qu’au début, il était inconnu, et pauvre et peintre, et qu’on a conservé de lui, dans un gymnase d’Elis, un tableau de faible intérêt représentant des porteurs de flambeaux. Il quitta les hommes et alla vivre dans la solitude, se montrant rarement aux gens de sa maison. Il faisait cela pour avoir entendu un Hindou faire reproche à Anaxarque en lui disant que celui-là ne pouvait pas rendre quelqu’un homme de bien, qui fréquentait lui-même la cour des rois. Il gardait constamment la même manière d’être, en sorte que si on le quittait au milieu d’un entretien, il continuait son discours pour lui seul, alors qu’il était d’humeur changeante en sa jeunesse. Il voyageait souvent, nous dit le même auteur, et sans en rien dire d’avance à personne, et il ne disait pas davantage où il allait. Un jour où Anaxarque était tombé dans une mare, Pyrrhon passa à côté de lui sans lui porter secours. Des gens le lui reprochèrent, mais seul Anaxarque le loua d’être réellement indifférent et sans passions. Un jour, on le surprit se parlant à lui-même et on lui en demanda la raison : il répondit qu’il cherchait le moyen d’être homme de bien. Dans ses entretiens, personne ne le méprisait, parce qu’il parlait de façon abondante, et en réponse aux questions posées. C’est pourquoi Nausiphane, encore tout jeune, fut séduit par lui. Ce Nausiphane avait coutume de dire qu’il fallait régler sa conduite sur celle de Pyrrhon, mais ses discours sur les siens, et encore qu’Épicure admirait la conversation de Pyrrhon et demandait continuellement de ses nouvelles. Il fut si estimé dans son pays qu’on le nomma chef des prêtres, et qu’à cause de lui, on accorda à tous les philosophes l’exemption d’impôts. Il a eu beaucoup de disciples, qui s’efforcèrent d’imiter son scepticisme. C’est pourquoi Timon parle ainsi de lui dans son Python et dans ses Silles

O vieillard, ô Pyrrhon, comment et où as-tu trouvé ce moyen de sortir

De la servitude des opinions et de la vaine stupidité des sophistes,

Et comment de toutes les tromperies as-tu délié le lien

Et n’as-tu point cherché avec les autres quels vents

Soufflent sur la Grèce, d’où viennent toutes choses et où tout va ?

Il dit encore dans son poème des Images :

Mon coeur désire savoir, Pyrrhon,

Comment étant homme encore, tu vis aisément dans le calme,

Et seul entre les hommes, tu te conduis comme un dieu.

Les Athéniens l’honorèrent du droit de cité, selon Dioclès, parce qu’il avait tué Cotys de Thrace. Il vécut pieusement avec sa soeur, qui était sage-femme (cf. Ératosthène, de la Richesse et de la Pauvreté), et à ce temps, il allait au marché vendre de la volaille ou des cochons à l’occasion, et balayait sa maison et l’époussetait sans aucune honte. Il s’irrita un jour contre sa soeur (elle s’appelait Philista), et comme on le lui reprochait, il répondit que lorsqu’il s’agissait d’une femme, il n’avait pas à montrer d’indifférence. Une autre fois, il eut très peur, parce qu’un chien se jetait sur lui, et comme on lui en faisait grief, il répondit qu’il était bien difficile de dépouiller l’homme complètement, qu’il n’en fallait pas moins combattre autant qu’on le pouvait, d’abord par ses actes contre les choses, sinon par la raison. On dit par ailleurs que lorsqu’on lui mit sur un ulcère des remèdes septiques, quand on lui fit des incisions, et qu’on cautérisa la plaie, il ne fronça même pas les sourcils. Timon met en évidence cette force de caractère dans ses écrits à Python, et Philon d’Athènes, devenu un de ses intimes, dit qu’il a beaucoup cité Démocrite et Homère même, qu’il admirait fort, et dont il disait souvent le vers suivant :

Comme est la nature des feuilles, telle est celle des hommes.

Il l’admirait encore quand il compare les hommes à des guêpes, à des mouches, des oiseaux. Et il citait fréquemment ces deux vers :

Meurs donc, mon ami, pourquoi gémis-tu ainsi ?

Patrocle aussi est mort, qui était bien meilleur que toi[3]

Enfin, il admirait tout ce qu’Homère a écrit concernant la faiblesse, les vaines agitations et les occupations puériles des hommes.

Posidonius raconte sur lui l’histoire suivante : Il était sur mer ; ses compagnons de voyage étaient affligés par la tempête ; lui seul, bien tranquille, gardait son âme forte, et montrant dans le navire un petit cochon qui mangeait, il dit que le sage devait garder cette indifférence[4].

Nouménios est seul à dire qu’il enseigna des dogmes. Il eut des disciples illustres, entre autres Euryloque, dont on raconte le défaut suivant : il se mit un jour si fort en colère, qu’ayant arraché du feu la broche et ses viandes, il poursuivit son cuisinier jusque sur la place publique. Une autre fois, en Élide, fatigué des questions que lui posaient ses disciples, il se dévêtit et, pour les fuir, traversa l’Alphée à la nage.

Tout comme Timon, il fut un très grand adversaire des sophistes. Philon s’entretenait le plus volontiers avec lui, ce qui permit à Timon d’écrire :

Ou celui qui, loin du bruit et des hommes, parlait avec lui

Sans souci de la gloire ou des disputes, Philon.

Pyrrhon eut encore pour disciples Hécatée d’Abdère, Timon de Phlionte, auteur des Silles, dont je parlerai, et Nausiphane de Téos, dont une autre tradition fait le disciple d’Épicure. Tous ces philosophes furent appelés Pyrrhoniens du nom de leur maître, et aussi les ignorants, les Sceptiques, les douteurs, les chercheurs, d’après leurs idées philosophiques : chercheurs, parce qu’ils cherchaient partout la vérité ; Sceptiques, parce qu’ils observaient tout, sans jamais rien trouver de sûr ; douteurs, parce que le résultat de leurs recherches était le doute ; ignorants, parce que selon eux, les dogmatiques eux-mêmes sont ignorants (et pyrrhoniens du nom de Pyrrhon).

Théodose (Sceptique) refuse à l’école sceptique le nom de pyrrhonienne, en disant que si le mouvement de la pensée d’autrui nous est insaisissable, nous ne pourrons pas connaître quelle était la pensée de Pyrrhon. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous appeler Pyrrhoniens. Par surcroît, ce n’est pas Pyrrhon qui a trouvé l’attitude sceptique, et il n’a donné aucun dogme. On pourrait appeler aussi bien Pyrrhonien tout homme qui a vécu comme Pyrrhon[5].

Une tradition fait d’Homère le fondateur de cette secte, parce que des mêmes choses il a parlé diversement et parce qu’il ne porte sur rien un jugement catégorique. On dit encore que les sept sages étaient des Sceptiques, parce qu’ils ont dit par exemple : « Rien de trop » ou « Qui se porte garant se prépare du malheur », ce qui prouve que celui qui témoigne fermement et en connaissance de cause pour quelqu’un, y trouve toujours un dommage[6].

Archiloque et Euripide ont été par certains côtés des Sceptiques. Ainsi Archiloque écrit :

Le coeur des hommes, ô Glaucos, fils de Leptinès,

Est tel que Zeus, chaque jour, l’envoie aux mortels.

Et Euripide dit :

O Zeus, comment les malheureux mortels peuvent-ils

Se dire sages, puisque nous suivons tes indications

Et ne faisons que ce qui te plaît.

De la même façon, on peut joindre aux Sceptiques Xénophane, Zénon d’Élée et Démocrite. Xénophane ne dit-il pas :

La vérité, aucun homme ne la connaît, et aucun

Ne la connaîtra.

Et Zénon nie le mouvement en disant : « Ce qui se meut ne se meut ni dans le lieu où il est, ni dans le lieu où il n’est point. » Et Démocrite est sceptique aussi quand il rejette les qualités et dit : « C’est l’usage qui fait dire d’une chose qu’elle est froide ou qu’elle est chaude ; en réalité, il n’y a que l’atome et le vide », et encore : « En réalité, nous ne savons rien, car la vérité est dans un puits. » Platon dit comme eux, qui accorde la vérité aux dieux et à leurs enfants, mais qui ne recherche pour lui que l’explication vraisemblable. Et Euripide dit encore :

Qui sait si la vie n’est pas la mort

Et si ce n’est pas la mort que les hommes appellent la vie ?

Et voyez encore Empédocle :

Ainsi nous ne pouvons ni voir ni entendre ces choses

Ni les saisir par l’esprit.

Et plus haut :

Chacun ne croit que ce que le hasard lui a fait voir.

Et Héraclite : « Sur les choses importantes, ne nous fions pas à l’apparence. » Et Hippocrate ne donne ses avis qu’avec des réserves d’une façon humaine. Et bien avant eux, Homère a dit :

La langue des hommes est mobile, et ils ont beaucoup de paroles.

Et encore :

Il y a ici et là bien des façons de parler.

Et :

Ce que vous avez dit, on vous le redira de la même façon

voulant parler de la force des paroles et des objections possibles.

Les philosophes sceptiques passaient leur temps à détruire les dogmes des autres sectes et n’en établissaient aucun pour leur part. En énonçant ou en expliquant les doctrines des autres philosophes, ils ne définissaient rien eux-mêmes, pas même ceci qu’ils s’abstenaient de définir. Ainsi supprimaient-ils la définition en ces termes : « Nous ne définissons rien, parce qu’ils ont défini, et nous exposons les théories des autres, pour montrer par contraste notre réflexion plus sérieuse. Nous la montrerions autrement, s’il était possible, ce qui n’est pas, de la montrer par une affirmation, et non par une négation. » Par cette expression : « Nous ne définissons rien », ils mettent en évidence leur équilibre et leur sagesse. De même quand ils disent : « Ce n’est pas plutôt... » ou : « A tout raisonnement, on peut opposer un raisonnement » et autres arguments de ce genre. Sans doute on peut dire : « Ce n’est pas plutôt » avec un sens positif, comme l’on dit par exemple des choses semblables : « Un pirate n’est pas plutôt méchant que menteur. » Mais les Sceptiques ne disent jamais cela avec un sens positif, mais avec un sens négatif, comme lorsqu’on dit pour réfuter une opinion : « Il ne fut pas plus Scylla que Chimère. » Ce mot de « plus », d’autre part, est souvent employé pour la comparaison, comme lorsque nous disons : « Le miel est plus doux que le raisin. » On l’emploie aussi positivement ou négativement comme lorsque nous disons : « La vertu sert plus qu’elle ne nuit. » Car nous voulons dire par là que la vertu est utile et qu’elle ne nuit pas. Mais les sceptiques suppriment même complètement cette expression « ce n’est pas plus », car de même qu’il n’est pas plus vrai que la providence existe, qu’elle n’existe pas, de même le « ce n’est pas plus » n’est pas plus vrai qu’il ne l’est pas. L’expression veut donc dire, selon Timon, dans son Python, qu’il ne faut rien définir et qu’il faut toujours douter[7].

Ils vont plus loin. La formule : « A tout discours... » demande aussi le doute, car si les choses sont opposées et si les mots ont la même force (si pour exprimer des choses opposées, les mêmes mots ont le même pouvoir), ce qui en résulte, c’est l’impossibilité d’atteindre la vérité. Et aussi à cet argument, il y a toujours un argument qui s’oppose, et qui, dans le même moment où il détruit le premier, se détruit lui-même, tout comme il arrive pour les médicaments, qui, après avoir détruit la matière, se détruisent eux-mêmes et périssent[8].

A quoi les Dogmatiques objectent qu’ils ne détruisent pas l’argument, mais qu’ils le renforcent[9]. Ils ne se servaient donc des raisonnements que comme moyens. Car il n’était pas possible selon eux qu’un argument n’en détruisît pas un autre. De même que nous avons coutume de dire qu’il n’y a pas de lieu, il faut dire aussi qu’il y a un lieu, non pas d’une façon dogmatique, mais d’une façon argumentative. De même, rien ne se fait par nécessité, et pourtant il faut dire qu’il y a une nécessité. (Voici comment ils expliquaient leur position.) Les choses ne sont pas en réalité, par leur nature propre, telles qu’elles sont en apparence. Elles nous paraissent seulement telles. Ils disaient rechercher non pas ce que l’on a dans l’esprit, parce qu’il est évident qu’on l’a dans l’esprit, mais ce que l’on connaît par les sens. La raison, selon Pyrrhon, n’est donc autre chose qu’une indication donnée sur les apparences ou sur ce que l’esprit imagine de quelque façon que ce soit, indication par laquelle on compare toutes choses entre elles, et qui montre en elles un mélange de grande confusion et de grande contradiction (cf. Énésidème, Introduction à la philosophie pyrrhonienne).

Pour ce qui est des antithèses dans les recherches philosophiques, après avoir montré de quelle façon on peut prouver l’existence des choses, ils utilisent les mêmes points de vue pour ruiner toute confiance en ces preuves mêmes, car ce qui nous persuade d’ordinaire, c’est ce qui nous donne des sensations semblables, ce qui ne change jamais ou presque jamais, et de même ce qui est habituel et bien connu par l’usage[10], ou encore ce qui charme ou ce qui provoque l’admiration. Ils montraient donc par les contraires que le vrai n’est pas plus sûr que le probable.

Quant aux raisons de douter des sensations, ou des idées, ils les classaient en dix sortes, selon lesquelles on pouvait voir les différences des choses.

Voici ces dix sortes : la première concerne les différentes façons qu’ont les êtres vivants de considérer le plaisir et la douleur, le bien et le mal[11]. Il en résulte en effet que les êtres n’ont pas la même façon de se représenter les choses, et que ces contradictions entraînent nécessairement le doute. Parmi les animaux, en effet, les uns naissent sans union d’un mâle et d’une femelle, par exemple ceux qui vivent dans le feu, et particulièrement le phénix[12] d’Arabie et les mites. D’autres naissent au contraire de la fécondation de la femelle par le mâle, comme les hommes et les autres animaux. Ainsi les uns ont été créés d’une façon et les autres d’une autre. C’est pourquoi ils ont des sensations différentes. Les éperviers ont la vue très perçante et les chiens ont l’odorat très fin. Il est donc logique de penser qu’à des sensations visuelles différentes correspondent aussi des représentations différentes. C’est ainsi que pour la chèvre les feuilles sont une bonne nourriture, et que les hommes les trouvent amères, que la ciguë, qui pour l’homme est mortelle, est un bon aliment pour les cailles, et que le porc mange le fumier[13], que le cheval ne peut supporter.

La seconde sorte concerne les formes de la nature humaine et la diversité des tempéraments. Ainsi Démophon, le maître d’hôtel d’Alexandre, avait chaud quand il était à l’ombre, froid quand il était au soleil. Andron d’Argos (cf. Aristote) voyageait dans le désert de Lydie sans avoir soif. L’un trouve son plaisir dans la médecine, l’autre dans l’agriculture, un troisième dans le commerce[14]. Ce qui nuit aux uns sert aux autres. Il faut donc douter.

La troisième sorte concerne la différence des sensations. Ainsi la pomme est pâle à la vue, douce au goût, mais d’un parfum très vif pour l’odorat. Une même chose est vue de façon différente selon qu’on la regarde en différents miroirs. Il en résulte qu’elle n’a pas plutôt telle forme que telle autre.

La quatrième sorte concerne le perpétuel changement des affections, exemples : la santé, la maladie, le sommeil, la veille, la joie, la tristesse, la jeunesse, la vieillesse, le courage, la peur, le besoin, la richesse, la haine, l’amitié, le chaud, le froid, la respiration, l’expiration. Les choses nous paraissent en effet différentes selon que nous sommes dans des dispositions différentes quand nous les percevons. Et ceux qui sont fous ne sont pas contre nature. En quoi le sont-ils plus que nous ? qui voyons le soleil comme un astre immobile. Voyez encore Théon de Tithoéra, qui était somnambule, et l’esclave de Périclès, qui marchait sur le faîte des toits.

La cinquième sorte concerne les institutions, les lois, les fables, les traités et les dogmes. On y fait rentrer les discussions sur le beau et le laid, le vrai et le faux, le bien et le mal, les dieux, la naissance et la mort de tous les phénomènes. Car ce qui paraît juste aux uns paraît laid aux autres, ce qui paraît bien aux uns paraît mal aux autres.

Les Perses en effet ne trouvaient pas mal qu’on eût commerce avec sa fille, les Grecs voyaient là un crime impie. Les Massagètes (cf. Eudoxe, livre I, Période) mettent les femmes en commun, les Grecs non. Les Ciliciens acceptent le vol, les Grecs non. Tous les peuples ne croient pas aux mêmes dieux. Les uns croient à la providence, les autres non. Les Égyptiens embaument leurs morts avant de les ensevelir, les Romains les brûlent, et les gens de Péonie les jettent dans les fleuves. Ainsi, il faut douter de la vérité.

La sixième sorte concerne le mélange et le trouble où sont les choses, qui fait qu’on ne perçoit rien très distinctement, mais que tout nous apparaît mêlé à l’air, à la lumière, à l’eau, à la terre, au chaud, au froid, à du mouvement, à de l’évaporation ou à d’autres forces. Ainsi la pourpre n’a pas la même teinte au soleil, à la lune, à la lampe. Notre propre couleur varie au midi, et le soleil[15]... Une pierre qui dans l’air est portée difficilement par deux hommes, est aisément soulevée par un seul dans l’eau, soit qu’elle soit lourde et que l’eau la rende légère, soit qu’elle soit légère et que l’air l’alourdisse. Nous ignorons donc la nature de chaque chose, comme si nous nous trouvions en présence d’huile mêlée à du parfum.

La septième sorte concerne les distances, les positions, les lieux et leur contenu. En effet, ce qui est grand paraît petit, ce qui est carré paraît rond, ce qui est lisse paraît bossué, ce qui est droit paraît oblique, ce qui est pâle paraît coloré. Le soleil, parce qu’il est loin, paraît petit, les montagnes vues de loin paraissent légères et transparentes comme de l’air, et de près fort épaisses. Le soleil encore est différent à son lever et à son midi. Le même corps est différent vu dans un bois et vu dans un terrain nu, la statue diffère selon sa position, et le col du pigeon selon la façon dont il se tourne ; or, comme il est impossible de voir les choses sans les voir dans un lieu, et dans une certaine position, il est impossible de connaître leur nature.

La huitième sorte concerne les différences de quantité et de qualité des choses, du degré de chaleur ou de froid, de vitesse ou de lenteur, de pâleur ou de couleur. Ainsi le vin, pris avec mesure, fortifie, pris en excès, affaiblit. De même pour la nourriture, etc.

La neuvième sorte concerne le continu, l’étrange ou rare. Ainsi les tremblements de terre n’étonnent pas ceux chez qui ils se produisent continuellement, pas plus que nous ne nous étonnons de voir le soleil, parce que nous le voyons chaque jour.

Cette neuvième sorte est appelée huitième par Phavorinos, et dixième par Sextos et Énésidème. Et la dixième est nommée huitième par Sextos, et dixième par Phavorinos.

La dixième sorte concerne les comparaisons entre les choses, exemple : le léger et le lourd, le fort et le faible, le grand et le petit, le haut et le bas. C’est ainsi que le côté droit n’est pas tel par nature, mais parce qu’il est pensé par comparaison avec l’autre côté. De même père et frère se pensent par rapport à quelqu’un[16]. Le jour par rapport au soleil, et toutes choses ainsi par rapport à une pensée. On ignore donc ce qu’est en soi une chose parce qu’on ne la connaît que par rapport à quelque chose.

Voilà donc quelles sont ces dix sortes.

Agrippa et ses disciples en ajoutent cinq autres, celle qui concerne la différence, celle qui concerne l’infini, celle qui concerne le rapport à quelque chose, celle qui concerne les conclusions tirées d’un principe et celle qui concerne les liens entre les choses.

La première montre que toutes les recherches des philosophes sont pleines d’incertitude et de trouble ; la seconde montre qu’il n’est pas possible d’affirmer solidement ce qui est en question, parce que chaque chose tire sa certitude d’une autre, et ainsi jusqu’à l’infini ; la troisième dit qu’on ne peut rien percevoir en soi-même, mais par le moyen d’autre chose, et que par conséquent tout est inconnu ; la quatrième concerne ceux qui croient qu’il faut tout tirer des principes, comme de choses certaines dont il n’y a pas à douter, tentative vaine, car on peut établir un principe contraire ; la cinquième enfin s’applique lorsque ce qui a été nécessaire pour affirmer la vérité d’une chose a besoin de la chose qui est en question pour être affirmé sans réserve. Ainsi si l’on prouvait qu’il y a des pores parce qu’il y a des évaporations, car on prendrait cela même (les pores) pour prouver l’évaporation.

Les Sceptiques supprimaient encore toute démonstration, le critère, le signe, la cause, le mouvement, la science, la naissance, l’existence du mal et du bien en soi[17]. En effet, disent-ils, toute démonstration est faite ou d’après des choses démontrées ou d’après des choses qui ne le sont pas. Si c’est de choses démontrées, ces choses mêmes auront besoin d’une démonstration, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Et si c’est d’après des choses non démontrées (que toutes, quelques-unes ou une seule soit dans ce cas), l’ensemble n’est pas démontré. Et si l’on croit, ajoutent-ils, que quelque chose n’a pas besoin d’être démontré, je trouve que l’on est bien prétentieux : car il reste à démontrer comment s’explique la croyance à cet objet. Ce n’est pas une démonstration que de dire : « Il y a quatre éléments, par cette raison qu’il y a quatre éléments. » En outre, si l’on nie les démonstrations partielles, on est bien forcé de nier aussi la démonstration générale. Or, pour savoir qu’il y a une démonstration, nous avons besoin d’un critère, et pour montrer que c’est un critère, il nous faut une démonstration. D’où il suit que, puisque chacun des deux renvoie également à l’autre, ils sont tous deux incompréhensibles. Comment comprendrait-on ce qui n’est pas évident, si l’on ignore la démonstration[18].

Et ce qu’on recherche, ce n’est pas quelle apparence ont les choses, mais si elles sont ainsi réellement et par essence.

Ils traitent donc les dogmatiques de niais. Car un raisonnement qui conclut d’après un principe n’est pas une recherche, mais une affirmation. On peut argumenter de la même façon des choses impossibles.

Quant à ceux qui croient qu’il ne faut pas juger d’après les circonstances, ni établir des lois d’après ce qu’on voit des choses naturelles, ils disaient d’eux qu’ils mettaient des bornes à toutes choses, sans voir que les choses ne nous apparaissent que selon les circonstances et leur disposition. Il faut donc dire que tout est vrai ou que tout est faux.

Et s’il y a quelque chose de vrai, comment le discernera-t-on ? Ce ne sera pas par les sens que nous jugerons ce qui tombe sous les sens, puisque tout leur est donné avec la même force, ni par la pensée, pour la même raison.

Mais hors cela, on ne voit pas d’autre possibilité de juger.

Celui-là donc, disent-ils, qui cherchera à prouver la vérité d’une sensation ou d’une idée doit donc d’abord établir les diverses opinions données à son sujet, car les uns ont dit ceci, et les autres cela. Et il lui faut de toute façon juger, soit à l’aide des sens, soit à l’aide de l’intelligence, or l’un et l’autre sont incertains. Il n’est donc pas possible de juger des opinions concernant une sensation ou une idée. Et si à cause des contradictions qu’il y a dans toute pensée, il faut douter de toutes, on fera ainsi disparaître la mesure qui semble régler et distinguer toutes choses. Tout paraîtra donc égal.

Par surcroît, ajoutent-ils, celui qui étudie avec nous les apparences, ou bien est sincère, ou bien ne l’est pas. S’il est sincère, il n’aura rien à répondre à celui qui verra les choses d’une façon contraire, car lui-même et son adversaire sont aussi sincères. Et s’il n’est pas sincère, on ne peut pas le croire lui-même, quand il dit ce qu’il voit.

Quant à ce qui persuade, il ne faut pas croire que ce soit nécessairement une vérité. La même chose ne persuade pas tout le monde, ni toujours les mêmes personnes, invariablement. La persuasion vient d’ailleurs de choses étrangères à l’objet en question, de la réputation de celui qui parle, de son sérieux, de son ton insinuant, de ce qu’on le connaît bien, de ce qu’il nous fait plaisir.

Ils suppriment aussi le critère, par le raisonnement suivant : ou bien le critère est jugé tel, ou bien il ne l’est pas. S’il ne l’est pas, il est faux, et ne peut décider du vrai et du faux. S’il est jugé tel, il sera donc une des choses dont on juge par la partie, en sorte que si juger et être jugé est une même chose, cela aussi que l’on a jugé un critère doit être jugé par un autre, et cet autre par un autre, et ainsi à l’infini.

Par surcroît, tout le monde n’accepte pas le même critère. Les uns disent que l’homme est le critère, d’autres que ce sont les sensations, d’autres que c’est la raison, et quelques-uns veulent que ce soit l’imagination. Or l’homme n’est d’accord ni avec lui-même, ni avec autrui, la preuve en est donnée par les différences entre les moeurs et entre les lois ; les sensations sont mensongères, et la raison n’est pas une. Quant à l’imagination compréhensive, elle est jugée par l’esprit et l’esprit est bien changeant. Il est donc impossible de connaître le critère, et partant la vérité.

De même il n’y a pas de preuve. Car, disent-ils, s’il y en a une, elle ne peut être que sensible et intelligible, or elle n’est pas sensible, parce que le sensible est commun, et la preuve particulière, parce que le sensible concerne les différences, et la preuve des rapports. Elle n’est pas non plus intelligible, car la preuve intelligible doit être ou bien le signe visible d’une chose visible, ou le signe invisible d’une chose invisible, ou le signe invisible d’une chose visible, ou le signe visible d’une chose invisible.

Or elle n’est rien de tout cela, donc la preuve n’existe pas. En effet, elle n’est pas le signe visible d’une chose visible, car ce qui est visible n’a pas besoin de signe ; elle n’est pas le signe invisible d’une chose invisible, parce que ce qui est révélé par quelque chose doit être visible ; elle n’est pas le signe invisible d’une chose visible, parce que doit être visible ce qui permet de saisir une autre chose ; enfin elle n’est pas le signe visible d’une chose invisible, parce que le signe, étant signe d’un rapport, doit être saisi par l’esprit en même temps que ce dont il est le signe, ce qui n’est pas.

Il en résulte que l’on ne peut comprendre ce qui est obscur, puisque l’on dit que c’est au moyen de preuves qu’on le comprend.

Voici maintenant comment ils nient la cause. La cause est cause d’un rapport : le rapport avec l’effet. Or le rapport se conçoit seulement, mais n’existe pas comme une chose. Donc la cause est conception de l’esprit simplement[19] car si elle est cause, il doit y avoir ce dont elle est cause, autrement elle ne serait pas cause. Exemple : le père, s’il n’existe personne dont il soit le père, ne peut être père. Il en est de même de la cause. Or il n’y a rien à quoi on puisse donner une cause, ni la naissance, ni la mort, ni rien d’autre. Donc il n’y a pas de cause.

D’ailleurs, s’il y a une cause, c’est ou un corps cause d’un corps, ou une chose incorporelle, cause d’une chose incorporelle. Or ce n’est rien de cela. Il n’y a donc pas de cause. Assurément, en effet, un corps ne peut pas être cause d’un corps, puisque tous deux ont la même nature. Et si l’un est dit cause en tant qu’il est un corps, le reste aussi, puisque c’est un corps, sera une cause. Étant également causes tous deux, il n’y aura point d’effet. L’incorporel n’est pas cause de l’incorporel pour la même raison. L’incorporel, d’autre part, ne peut pas être cause de corporel, parce qu’une chose incorporelle ne peut pas faire un corps. Enfin un corps ne peut pas être cause d’une chose incorporelle, parce que l’effet doit être d’une matière passive, et que n’étant pas passif puisque incorporel, il ne peut venir d’un corps. Il n’y a donc pas de cause. D’où on conclut que les principes des choses sont sans fondement solide, car il faut quelque chose qui fasse et agisse.

Ce n’est pas tout, il n’y a point non plus de mouvement. Car ce qui se meut ne peut se mouvoir que dans le lieu où il est ou dans le lieu où il n’est pas. Or il ne se meut pas dans le lieu où il est, et pas davantage dans celui où il n’est pas. Il n’y a donc pas de mouvement[20].

Ils supprimaient encore la science. Si en effet, disent-ils, on enseigne quelque chose, c’est ou bien ce qui est en tant qu’il est, ou ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas. Or on n’enseigne pas ce qui est en tant qu’il est, car la nature des choses existantes apparaît à tout le monde et est connue de tous ; et on n’enseigne pas ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas, car ce qui n’est pas, personne ne le connaît, encore moins peut-on l’enseigner.

Ils nient de même la naissance. En effet ce qui est ne naît pas, puisqu’il est ; ce qui n’est pas ne naît pas non plus, puisqu’il n’est pas. Or ce qui n’existe pas ni n’est pas, cela ne peut pas naître.

Enfin ils soutiennent que rien n’est bien ou mal en soi. Car s’il y avait une chose telle, elle serait bien ou mal également pour tous comme la neige est froide pour tout le monde[21]. Or il n’y a rien qui soit également pour tous bien ou mal, il n’y a donc pas de bien ou de mal en soi. En effet ou bien tout ce que quelqu’un trouve bon, il faut le juger bon, ou bien pas tout. Et d’une part, il ne faut pas tout dire bon, puisque la même chose qui est jugée un bien par l’un (exemple le bonheur par Épicure) est jugée un mal par l’autre (exemple par Antisthène). Il arrive donc que la même chose est à la fois un bien et un mal. Si donc nous ne jugeons pas bien tout ce qui est appelé bien par quelqu’un, il nous faudra discuter et juger les différentes opinions, ce qui ne peut pas se faire par des raisons identiques. On ne sait donc pas ce qu’est le bien en soi.

On peut d’ailleurs connaître l’ensemble de leurs idées d’après les livres qu’ils ont laissés. Pour Pyrrhon, il n’en a laissé aucun à vrai dire, mais ses condisciples Timon, Énésidème, Nouménios, Nausiphane et d’autres en ont écrit, et c’est contre eux que les dogmatiques ont écrit en déclarant qu’ils avaient arrêté des théories et établi des dogmes aussi. Car puisqu’ils semblent réfuter les autres, c’est qu’ils connaissent quelque chose, et par là même ils affirment et dogmatisent. Ainsi, quand ils déclarent qu’ils ne définissent rien, et qu’à tout raisonnement on peut opposer un autre raisonnement, disant cela, ils définissent et affirment, donc sont dogmatiques.

A cela d’ailleurs les Sceptiques répondent : « Sur ce qui nous arrive en tant qu’hommes, nous sommes d’accord, qu’il fait jour, que nous vivons, et tant d’autres faits de la vie, nous le savons bien. Mais de tout ce sur quoi les dogmatiques donnent des affirmations appuyées sur des raisonnements, de cela nous disons que nous ne sommes pas sûrs, et nous suspendons notre jugement sur ces choses incertaines, parce que nous ne connaissons que nos affections. Que nous voyons, que nous pensons, nous le savons bien, mais comment il se fait que nous voyons, pourquoi nous pensons, nous l’ignorons. Que cette chose nous paraît blanche, nous le disons, mais nous n’affirmons pas qu’elle l’est en soi, et de sa nature. Et quand nous disons : «Nous ne définissons rien », et autres expressions semblables, ce ne sont pas là des dogmes. Car cela n’a rien de commun avec le fait de dire que le monde est sphérique. L’une est une affirmation non évidente, et les nôtres sont de simples confessions. Quand nous disons ne rien définir, nous ne faisons pas en cela même une définition. » A quoi les dogmatiques objectent qu’ils nient la vie même, puisqu’ils détruisent tout ce qui la compose. Mais les Sceptiques répondent qu’ils mentent. Car ils ne nient pas qu’on voie, ils ignorent tout simplement comment on voit. Nous acceptons tout ce qui apparaît, disent-ils, mais nous ne disons pas que ce soit tel que nous le voyons. Que le feu brûle, nous le sentons bien, mais quelle est son essence, nous nous gardons de le définir. Que quelqu’un se meut, nous le voyons, et aussi qu’il meurt, mais comment tout cela se fait-il, nous ne le savons pas. Nous nous élevons donc seulement contre les théories incertaines faites sur les données des sens. Quand nous disons qu’une statue a du relief, nous exprimons ce que nous voyons ; quand nous disons qu’elle n’en a pas, nous ne disons plus ce que nous voyons, mais autre chose. D’où Timon, dans son Python, écrit qu’il n’est jamais sorti de l’habitude. Et dans les Images, il parle ainsi :

L’apparence est reine partout où elle se présente.

Et dans son livre des Sensations, il écrit : « Que le miel soit doux je ne l’affirme pas, mais qu’il paraisse doux, j’en conviens. »

Énésidème de son côté (Discours sur Pyrrhon, livre I) dit que Pyrrhon ne définit rien d’une façon dogmatique, parce que tout peut se contredire, mais qu’il suit ce qui apparaît. Il dit la même chose en son livre Contre la sagesse, et en son livre de la Recherche, Zeuxis, ami d’Enésidème (dans son livre des Antinomies) et Antioque de Laodicée, et Apellas dans son Agrippa, n’affirment que ce qu’ils voient.

Ainsi donc, selon les Sceptiques, il y a un critère, c’est le phénomène (cf. Énésidème). Épicure dit de même. Démocrite, au contraire, dit qu’aucun phénomène ne peut être un critère, et que même les phénomènes n’existent pas.

A ce critère des phénomènes, les dogmatiques disent que les mêmes gens ont des représentations différentes : une tour paraît tantôt ronde, tantôt carrée, et que le Sceptique, s’il ne choisit pas l’une des deux, ne pourra rien faire. Et s’il suit l’une des deux, il n’accorde plus la même valeur à tous les phénomènes. A quoi les Sceptiques répondent : « Quand nous avons des représentations différentes, nous disons de chacune qu’elles sont évidentes en tant qu’apparences, et ainsi, nous en faisons des phénomènes parce qu’elles sont en effet des phénomènes. »

Enfin les Sceptiques disent que le souverain bien est dans le doute, que suit comme une ombre la tranquillité (cf. Timon et Énésidème). Car, disent-ils, nous ne recherchons ni ne fuyons ce qui est naturellement en nous, et tout ce qui n’est pas en nous, mais nous atteint par la nécessité, cela nous ne pouvons l’éviter, comme d’avoir faim, d’avoir froid, d’être malade. Il n’y a aucun raisonnement capable de supprimer cela.

Et quand les dogmatiques objectent que le Sceptique pourra vivre, sans refuser même de tuer son père, si on l’y oblige, les Sceptiques répondent que les dogmatiques pourront bien vivre[22]... retenir son jugement, mais non dans ce qui concerne la vie et la conserve. En sorte que nous choisissons souvent selon la coutume ou repoussons pour la même raison. Notre observation, dès lors, est aussi simple affaire de coutume.

Selon d’autres traditions, les Sceptiques prendraient pour but de la vie la tranquillité d’esprit, ou même la douceur.


[1] Avec lui commence l’étude du scepticisme.
[2] Cf. Pascal (Pensées), qui a été obsédé par le pyrrhonisme, soit de Montaigne, soit des Anciens, et s’est attaché à en démontrer la fausseté : « Pyrrhonisme : chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie... » (Pensée 385, édit. Brunschwig.)
[3] Vers de l’Iliade.
[4] Montaigne rappelle ce mot de Pyrrhon pour le critiquer : « Pyrrhon le philosophe, se trouvant un jour de grande tourmente dans un bateau, montrait à ceux qu’il voyait le plus effrayés autour de lui et les encourageait par l’exemple d’un pourceau qui y était, nullement soucieux de cet orage... Ferons-nous accroire à notre peau que les coups d’étrivière la chatouillent ? et à notre goût que l’aloès soit du vin de Graves ? le pourceau de Pyrrho est ici de notre écot : il est bien sans effroi à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons-nous la générale habitude de nature, qui se voit en tout ce qui est vivant sous le ciel, de trembler sous la douleur ? » (Essais, 1, 40.)
[5] Cf. Introduction. [A venir]
[6] Cf. livre I, Vie de Chilon.
[7] C’est ce contre quoi réagit Pascal (434) : « Les principales forces des Pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or, ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité... de plus que personne n’a d’assurance, hors la foi, s’il veille ou dort, vu que pendant le sommeil on croit veiller aussi fermement... »
[8] Cette opinion n’est pas très éloignée des méthodes des sophistes, qui ont des discours convaincants toujours prêts à prouver le pour et le contre.
[9] Texte altéré.
[10] Cf. Pascal (434) : « Je laisse les moindres, comme les discours que font les Pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l’éducation, des moeurs... »
[11] C’est-à-dire que pour les Sceptiques, ce qui plaît aux uns déplaît aux autres et inversement.
[12] Curieux argument, celui qu’on fonde sur une légende !
[13] Encore un argument légendaire.
[14] C’est le mot d’Horace : Trahit sua quemque voluptas. (Chacun prend son plaisir où il le trouve.) Cf. aussi Horace, Odes, 1, 1 : Maecenas, atavis edite regibus... Le poète y montre que les hommes ont des passions diverses, et que la sienne est la poésie.
[15] Lacune.
[16] C’est-à-dire le père par rapport au fils, et le frère par rapport au frère.
[17] D.L. voit donc bien que les Sceptiques s’opposent non à une secte particulière, mais à toutes, à la philosophie dogmatique.
[18] Argument semblable à celui-ci, souvent repris : pour forger le fer, il faut une pince à forger le fer, mais cette pince elle-même, comment l’a-t-on forgée ?
[19] C’est-à-dire elle n’existe que dans l’esprit.
[20] Idée commune aux Sceptiques et aux Éléates.
[21] Pyrrhon appuie son raisonnement d’un argument faux selon sa théorie. Il dit : « Comme la neige est froide pour tout le monde. » Or, il a dit plus haut que les sensations variaient selon les sujets, et il a cité l’exemple du cuisinier d’Alexandre, qui avait froid au soleil et chaud à l’ombre.
[22] Lacune.