DIOGÈNE LAËRCE

DÉMÉTRIOS

Traduction Robert Genaille, 1933

Démétrios de Phalère[1], fils de Phanostrate, fut le disciple de Théophraste. Orateur à Athènes, il gouverna la ville pendant dix ans, et on lui éleva trois cent soixante statues de bronze, la plupart équestres, ou en char, ou en attelage à deux chevaux. On les acheva en moins de trois cents jours, tant les Athéniens étaient pour lui pleins de zèle. Démétrios de Magnésie, dans ses Homonymes, déclare qu’il commença à gouverner la ville quand Arpalos, fuyant Alexandre, vint à Athènes. Il prit des décisions très nombreuses et très belles, embellissant la ville de quantités d’avenues et d’édifices, bien qu’il fût de basse origine, car il était de la maison de Conon[2] (cf. Phavorinos, Mémoires, livre 1er), mais il eut pour maîtresse Lamia, qui était de la ville et de famille noble (même auteur, même livre), et fut le favori de Cléon (Phavorinos, liv. II). Didyme, dans ses Discours sur les Banquets, dit qu’il fut appelé « Beaux Yeux » et « OEil brillant » par une courtisane. On dit qu’il perdit la vue à Alexandrie, mais que le dieu Sérapis[3] la lui rendit, à la suite de quoi il fit des hymnes que l’on chante encore aujourd’hui. Bien qu’il fût fort illustre à Athènes, sa vie fut assombrie par la jalousie qui s’attaque à toutes choses. Quelques-uns ayant en effet conspiré contre lui, il fut condamné à mort par défaut, mais ses ennemis ne purent toutefois se saisir de lui, ils tournèrent leur rage sur ses statues, qu’ils renversèrent, vendirent ou jetèrent à l’eau, ou fondirent pour en faire des pots de chambre. C’est du moins ce que l’on dit. Phavorinos (Mélanges historiques) affirme que les Athéniens firent cela sur l’ordre du roi Démétrios et qu’ils taxèrent d’illégale l’année de son règne. Hermippe dit qu’après la mort de Cassandre, par crainte d’Antigone, il s’en vint chez Ptolémée Sôter, qu’il resta là un assez long temps, et qu’entre autres choses, il conseilla à Ptolé‎mée de léguer son royaume aux enfants qu’il avait eus d’Eurydice. Ptolémée ne l’écouta pas, mais donna le diadème au fils d’Eurydice. Après la mort du roi, ce prince le fit garder dans le pays prisonnier en attendant de statuer sur son sort ; Démétrios y vécut découragé et, mordu à la main pendant son sommeil, il y mourut. Il fut enseveli dans le pays de Busirite, près de Diospolis. Et j’ai fait sur lui cette épigramme :

Un serpent a mordu le sage Démétrios

De son venin cruel

Et humide, lui jetant par ses yeux non la lumière,

Mais les ténèbres de l’Hadès.

Héraclide (Résumé des Successions de Sotion) dit que Ptolémée voulut remettre son royaume entre les mains de Philadelphe, mais que Démétrios l’en dissuada en ces termes : « Si tu le donnes, tu ne l’auras plus. » Quand il fut accusé à Athènes (j’ai trouvé aussi cette version), peu s’en fallut que Ménandre, l’auteur comique, ne fût condamné, sous le seul prétexte qu’il était son ami[4]. Mais Télésphoros, neveu de Démétrios, obtint son acquittement.

Par le nombre de volumes et de lignes qu’il a écrits, il a dépassé tous les Péripatéticiens de son temps, car il était très savant et instruit de beaucoup de choses. On a de lui des Histoires, des Traités politiques, des Traités sur les Poètes, des Ouvrages de Rhétorique (des Discours et Ambassades), et encore des Résumés des Écrits d’Esope et bien d’autres choses. Ajoutons cinq livres de Lois d’Athènes, deux autres sur les Constitutions de cette ville, deux sur la Démagogie, deux sur les Hommes politiques, un sur les Lois, un sur la Rhétorique, deux sur l’Art militaire, deux sur l’Iliade, quatre sur l’Odyssée, un Ptolémée, un livre sur l’Amour, un Phédondas, un Médon, un Cléon, un Socrate, un Artaxerxès, un Traité sur Homère, un Aristide, un Aristomaque, un Protreptique, un livre sur la Constitution, un livre sur le Décennat, un sur les Ioniens, un sur l’Ambassade, un sur la Foi, un sur la Grâce, un sur la Fortune, un sur la Grandeur d’âme, un sur le Mariage, un sur le Vraisemblable, un sur la Paix, un sur les Lois, un sur les Etudes, un sur l’Occasion, un Dionysos, un Chalcidique, un livre sur l’Incursion des Athéniens, un sur Antiphane, un Avant-propos historique, un livre de Lettres, un sur l’Assemblée assermentée, un sur la Vieillesse, un livre de Droits, un Recueil d’Esope, un Traité de l’usage.

Il ajoutait à un style philosophique, la force et le ton oratoires. Quand on lui apprit que les Athéniens avaient détruit ses statues, il dit : « Ils n’ont pas détruit ma vertu, qui m’avait valu ces statues. » Il attribuait une grande importance aux sourcils, puisqu’ils peuvent obscurcir toute une vie. Si le riche est aveugle, la fortune, qui lui montre la route, l’est aussi, disait-il. L’éloquence avait selon lui autant de force en matière de gouvernement que le fer en a dans la bataille. Il définit un jeune débauché de la façon suivante : « Voilà un Hermès à quatre côtés : il a un derrière, un ventre, un sexe et une barbe ! » Il conseillait de couper aux hommes bouffis d’orgueil toute leur enflure et de leur laisser leur petit esprit. Il disait aux jeunes gens de respecter trois sortes de personnes : chez eux leurs parents dans les rues, les passants, et dans la solitude eux-mêmes. Selon lui, dans la bonne fortune les amis ne nous quittent que sur notre demande, mais dans la mauvaise, ils s’en vont tout seuls. Voilà les sentences qu’on lui attribue.

On connaît vingt Démétrios : un orateur de Chalcédoine plus âgé que Thrasymaque, le philosophe dont j’écris la vie, un Péripatéticien de Byzance, un nommé Graphicos, orateur habile et poète, un disciple d’Apollonios de Soles, originaire d’ Aspendos, un historien de Calliatos, auteur de vingt livres sur l’Asie et l’Europe, un Byzantin qui écrivit en treize livres la traversée des Galates d’Europe en Asie, et en huit autres livres l’histoire d’Antiochos et de Ptolémée et leur administration de la Libye, un sophiste qui vécut à Alexandrie et écrivit des traités de rhétorique, un grammairien d’Adramyttion, surnommé Ixion pour avoir commis je ne sais quel crime contre Héra, un grammairien de Cyrène surnommé Stamnos, homme de valeur, un noble de Skepsis, riche, très savant, qui ‎instruisit son concitoyen Métrodore, un grammairien d’Érytrée, un Bithynien fils du Stoïcien Diphile et élève de Panétios de Rhodes, et un orateur de Smyrne, voilà pour les prosateurs. Parmi les poètes, il y eut un auteur de l’ancienne comédie, un auteur d’épopées, dont il ne reste que ces vers écrits contre des envieux :

Ils méprisent le vivant qu’ils voudraient voir mort,

Et sur l’ombre et la tombe des morts on a vu

Des cités se quereller et des peuples guerroyer.

Un poète de Tarse écrivit des satires, le quatrième était un homme amer qui écrivit des iambes, le cinquième était sculpteur, il nous est cité par Polémon, le sixième enfin, originaire d’Érytrée, est l’auteur de traités variés, dont des livres d ‘histoire et de rhétorique


[1] Le plus ancien port d’Athènes, à l’est du Pirée, relié à Athènes par un mur spécial, distinct des Longs Murs.
[2] Général athénien, déjà cité, qui fit relever les Longs Murs après la guerre du Péloponnèse.
[3] C’est le dieu égyptien Osar-Hapi.
[4] D.L. ne donne sur la vie politique de ce philosophe que de vagues renseignements. On sait par Athénée, Diodore de Sicile, Plutarque, Strabon et Cicéron, qu’il fut mis à la tête du gouvernement athénien par Cassandre, fit un recensement de la ville, y rétablit l’ordre (toutes mesures qui sont parfois attribuées à Démétrios Poliorcète). On dit encore que, parti vers l’Égypte, il eut la faveur de Ptolémée 1er et lui conseilla de bâtir le Musée et la Bibliothèque.