DIOGÈNE LAËRCE

HÉRACLIDE

Traduction Robert Genaille, 1933

Héraclide, fils d’Euthyphron, né à Héraclée, ville du Pont, homme riche. Venu à Athènes, il fréquenta d’abord Speusippe, puis il alla écouter les Pythagoriciens, et fut disciple de Platon[1]. Plus tard, il fut auditeur d’Aristote (cf. Sotion, Filiations). Il s’habillait de robes légères et avait si belle taille que les Athéniens ne l’appelaient jamais homme du Pont, mais homme de pompe. Il avait un regard bienveillant et grave. On lui attribue de beaux et remarquables écrits dialogués :

Voici ceux de morale : de la Justice (trois livres), de la Sagesse, de la Piété (cinq), du Courage, de la Vertu en général, autre livre sur le même sujet, du Bonheur, du Pouvoir, de ce qui a du rapport avec la Loi, des Noms, des Traités, de l’Involontaire, Clinias ou de l’Amour.

Voici ceux de physique : de l’Esprit, de l’Ame, autre traité sur l’Ame, de la Nature, des Images, contre Démocrite, des Corps célestes, de l’Enfer, des Vies (deux livres), des Causes des maladies ; du Bien, contre Zénon, contre Métron.

Voici ceux de littérature : sur l’Age d’Homère et d’Hésiode (deux livres), sur l’Archiloque et Homère (deux).

Voici ceux de musique : des OEuvres d’Euripide et de Sophocle (trois livres), de la Musique (deux), Commentaires d’Homère (deux), Théorématique, sur les trois Poètes tragiques, Caractères de la Poésie et des poètes, de la Conjecture, de la Prescience, Exposé des théories d’Héraclite (quatre livres), Théories de Démocrite, Solutions d’arguments sophistiques (deux), Axiomes, des Idées, Solutions, Principes, à Dionysos. Il faut y ajouter un ouvrage de rhétorique : Protagoras ou de l’ Art oratoire.

Voici ceux d’histoire : des Pythagoriciens, de leurs théories. Certains de ces livres sont écrits comme des comédies (ex. du Plaisir, de la Sagesse), d’autres comme des tragédies (des Enfers, de la Piété, de la Puissance). D’autres fois, l’auteur se tient à un ton intermédiaire, quand il fait parler des hommes politiques, des orateurs ou des soldats. Il a encore écrit des ouvrages de géométrie et de dialectique. Bref, quel que soit le genre des sujets traités, il a une grande variété de style, et une grande force persuasive.

Il passe pour avoir affranchi sa patrie de la tyrannie, en mettant à mort le tyran, (cf. Démétrios de Magnésie, Homonymes). Cet auteur raconte sur Héraclide l’anecdote suivante : « Étant tout jeune, il avait élevé un serpent ; quand il fut près de mourir, il demanda à un de ses amis de mettre, après son enterrement, le serpent à sa place dans son lit, pour faire croire par là que les dieux l’avaient appelé auprès d’eux. Ainsi fut fait. Tandis que ses concitoyens conduisaient Héraclide à sa dernière demeure, en proclamant ses mérites, le serpent, éveillé par le bruit, sortit des vêtements et jeta le trouble dans la foule. Un peu après, la ruse fut découverte, et Héraclide apparut comme il était réellement et non comme il voulait se faire voir.  » J’ai écrit à ce propos les vers suivants[2] :

Tu voulais faire croire aux hommes, Héraclide,

Qu’en mourant tu étais devenu un serpent vivant,

Mais tu as menti, fourbe, car cette bête

Était bien un serpent, mais toi, l’insensé, tu fus une bête.

Hippobote raconte la même histoire. Hermippe la présente autrement : Les gens d’Héraclée, selon lui, avaient demandé à la Pythie de les délivrer de la famine ; Héraclide corrompit à prix d’argent les consultants, et avec eux la Pythie, qui répondit que le mal cesserait si Héraclide, fils d’Euthyphron, était par eux, de son vivant, couronné d’une couronne d’or et, après sa mort, honoré comme un demi-dieu. Les consultants rapportèrent donc cette réponse de l’oracle, mais les auteurs de la comédie n’y gagnèrent rien, car à peine eut-on, dans le théâtre, couronné Héraclide qu’il eut une attaque de paralysie ; là-dessus on lapida les consultants et on les fit périr. Quant à la Pythie, comme, à l’heure habituelle, elle descendait à l’adyton[3] et s’installait sur le trépied, elle fut mordue par un serpent, et rendit l’âme immédiatement. Voilà comment on raconte la mort d’Héraclide.

Aristoxène le musicien dit qu’il écrivit des tragédies, qu’il attribua à Thespis, et Chaméléon affirme que tous ses écrits sont une compilation d’Homère et d’Hésiode. L’Épicurien Autodore a fait la critique de ses théories sur la justice. Denys de Méthatème, ou, selon d’autres auteurs, de Spintare, écrivit un Parthénopéion, qu’il attribua à Sophocle. Héraclide, sans méfiance, appuyait un de ses écrits sur ce texte, qu’il prenait pour un texte de Sophocle. Denys, s’en étant aperçu, lui expliqua la supercherie, mais le philosophe se refusait à le croire. Denys lui écrivit alors de regarder l’acrostiche, car il y verrait le nom de Pankalos, son mignon. Héraclide persistant à nier l’évidence et à voir dans ce détail une circonstance toute fortuite, Denys lui envoya une seconde lettre où il disait : «  Tu trouveras encore ceci :

On ne prend pas un vieux singe au lacet,

Tu le prendras peut-être, mais tu y mettras le temps.  »

Il ajoutait :

Héraclide ne sait pas lire, et n’en a pas honte.

Il y eut quatorze Héraclide : ce philosophe, un de ses compatriotes, qui écrivit des pyrriques et autres frivolités, un historien de Cumes, auteur de cinq livres sur la Perse, un orateur du même pays, qui fit un traité de rhétorique, un homme de Callatie ou d’Alexandrie, auteur d’une Succession en six livres et d’un Discours Lembeutique, qui le fit appeler Héraclide Lembos[4], un Alexandrin auteur d’un ouvrage en langue grecque, un dialecticien, Barjuléite, qui écrivit contre Épicure, un médecin élève d’Ikésios, un médecin de Tarente, Empirique, un poète qui composa des recueils de sentences morales, un sculpteur de Phocée, un fin poète d’épigrammes, un historien de Magnésie, auteur d’une histoire de Mithridate, et enfin l’auteur d’un traité d’astrologie.


[1] Cette biographie serait en effet mieux placée dans le livre précédent sur l’Académie. La plupart des ouvrages d’Héraclide sont des dialogues mythiques, dont Cicéron a parlé avec éloge. Ce philosophe semble avoir subi aussi l’influence de Pythagore, et c’est une nouvelle raison de condamner l’ordre suivi par D.L., qui ne tient aucun compte des influences intellectuelles, puisqu’il étudie la philosophie de Pythagore seulement au livre VIII.
[2] Trace du mépris de D.L. pour les charlatans (cf. Notice).
[3] L’adyton était la partie centrale du temple d’Apollon à Delphes. Salle où l’on n’entrait pas, souterraine, contenant le trépied de la Pythie, le tombeau de Dionysos et la statue d’or ‎d’Apollon. Assise sur le trépied, la Pythie y rendait ses oracles.
[4] Cet Hérac1ide Lembos, souvent cité dans ce livre, est une des sources de D.L., qui s’inspire de son Abrégé des Successions de Sotion.