DIOGÈNE LAËRCE

LYCON

Traduction Robert Genaille, 1933

‎Straton eut pour successeur Lycon de Troade, fils d’Astyanax, homme éloquent et très versé en pédagogie. Il aimait à dire qu’il fallait conduire les enfants par la pudeur et l’ambition, comme on conduit les chevaux par le frein et l’éperon. Son éloquence était abondante et claire, comme on va le voir. Il dit en effet d’une jeune fille pauvre : «  C’est un lourd fardeau pour un père, une jeune fille qui, parce qu’elle n’a pas de dot, voit passer en vain la fleur de son âge.  » Antigone dit de lui : «  Tout comme on ne peut faire passer la grâce et la suavité d’une pomme dans une autre, il faut pour cet homme bien faire attention à chacune de ses paroles.  » On dit encore qu’il avait une parole extrêmement douce, et qu’à cause de cela, certains ajoutaient un G à son nom[1]. Pourtant il était différent dans ses écrits. Il est sûr qu’il raillait de belle façon ceux qui se repentaient de n’avoir pas appris quand il en était temps, et qui faisaient des prières : il leur disait en effet qu’ils s’accusaient eux-mêmes en prenant pour remèdes d’une lâcheté irréparable de vaines prières. De ceux qui prenaient de mauvaises décisions, il avait coutume de dire qu’ils avaient perdu l’esprit, comme s’ils voulaient éprouver la nature droite avec une règle tordue, ou voir leur visage dans une eau trouble ou un miroir faussé. Il disait encore que tout le monde court pour attraper la couronne sur la place publique, mais que pour les victoires olympiques, il n’y a plus personne ou presque. Souvent ses conseils firent le plus grand bien aux Athéniens. Il s’habillait avec recherche, avec mollesse même, si l’on en croit Hermippe. Il fit tant d’exercices physiques qu’il devint fort et robuste, et eut en tout l’apparence d’un athlète, avec les oreilles écrasées par les coups et le corps luisant d’huile (cf. Antigone et Caryste). Aussi dit-on qu’il prit part à la palestre et à la ‎paume, dans sa patrie, aux fêtes de l’Ilion[2].

‎Il était un très grand ami d’Eumène et d’Attale, qui lui firent souvent de grands présents. Antiochus essaya même de l’avoir chez lui, mais en vain. Il haïssait tant Hiéronyme le Péripatéticien, qu’il était le seul à ne pas l’aller voir le jour de son anniversaire (cf. ce que j’ai dit dans la Vie d’ Arcésilas).

‎Il dirigea l’école pendant quarante-quatre ans, Straton l’ayant nommé son successeur dans son testament au cours de la cent vingt-septième olympiade[3]. Il fut aussi auditeur de Pantoidos le dialecticien. Il mourut à l’âge de soixante-quatorze ans d’une attaque de goutte, et j’ai écrit sur lui cette épigramme :

Non, par Zeus, je n’oublierai pas Lycon, qui mourut podagre,

Et ce dont surtout je m’étonne,

C’est qu’il ait parcouru la longue route de l’Erèbe[4],

En une seule nuit, n’ayant qu’un pied valide.

‎Il y eut d’autres Lycon. Le premier était pythagoricien, le deuxième était celui-ci, le troisième un auteur de vers épiques, le quatrième auteur d’épigrammes.

‎J’ai trouvé le testament de notre philosophe, le voici : « Voici ce que j’ordonne pour mes affaires, pour le cas où je ne pourrais résister à cette maladie. Je donne tous mes biens meubles aux frères d’Astyanax et Lycon, et je veux que l’on rende tout ce que je possède à Athènes, et qui m’a été donné et vendu. Ce que je possède dans la ville et à Égine, je le donne à Lycon, parce qu’il porte mon nom et qu’il a vécu longtemps avec moi en bon accord, comme il était juste, puisqu’il me tenait lieu d’enfant. Je lègue mon parc à ceux de mes amis qui le veulent, à Boulon, Callinos, Ariston, Amphion, Lycon, Python, Aristomaque, Héracléios, Lycomédée, et Lycon mon neveu. Eux-mêmes choisiront celui qui tiendra l’école à ma place, et celui qu’ils penseront de nature à lui donner une plus grande influence, et je prie les autres de mes amis de leur accorder leur concours par amour pour moi et pour le lieu. Boulon et Callinos auront soin de mes funérailles avec le reste ‎de mes amis sans prodigalité ni avarice. Les coins de terre que j’ai à Égine seront donnés après ma mort par Lycon aux jeunes gens pour la récolte de l’huile, afin que par leur usage soit conservée ma mémoire et celle de celui qui m’honorera ainsi. On y placera ma statue. On choisira l’endroit le plus convenable, avec l’aide de Diophante et d’Héraclide, fils de Démétrios. Les biens que j’ai dans la ville, Lycon les rendra à tous ceux de qui je les tiens après son départ. Boulon et Callinos d’autre part pourvoiront ‎à toutes les dépenses nécessaires pour mon enterrement et les cérémonies d’usage. Ils prendront l’argent sur ceux de mes biens domestiques dont je leur ai laissé la jouissance commune. Ils récompenseront aussi mes médecins Pasithémis et Médias, qui le méritent bien pour leurs soins envers moi, pour leur art et pour leur grande renommée. Je donne au fils de Callinos une paire de coupes de Thériclès, et à sa femme deux coupes de Rhodes, un tapis de laine simple, un tapis de double laine, une couverture, et deux de mes plus beaux coussins, afin qu’autant qu’il se peut faire avec honneur, on voie que je me souviens d’eux. Pour mes serviteurs, voici ma décision : Démétrios, qui est libre depuis longtemps, je l’exempte de rançon et je lui donne cinq mines, un manteau, une tunique, afin qu’il ait le moyen de vivre honnêtement, puisqu’il s’est donné beaucoup de mal à mon service. Je décide la même chose pour Criton de Chalcédoine et je lui donne quatre mines. J’affranchis Micron, Lycon le nourrira et l’instruira pendant six ans. J’affranchis aussi Charès et Lycon le nourrira, et je lui donne deux mines et ceux de mes livres qui sont édités. Ceux qui ne le sont pas, je les donne à Callinos, pour qu’il les fasse éditer avec soin. Je donne encore à Syros, qui est libre, quatre mines, et Ménodore : je lui fais remise des dettes qu’il peut avoir envers moi. Je lègue à Hilara cinq mines, un tapis de double laine, deux coussins, une couverture, et le lit qui lui plaira. J’affranchis la mère de Micros, Noémon, Dion, Théon, Euphranor et Herméias. Je veux que dans deux ans on affran‎chisse Agathon. Mes porteurs Ophéléion et Posidonion resteront esclaves encore quatre ans. Je donne à Démétrios et à Criton et Suros, à chacun un lit et des couvertures que choisira pour eux, parmi celles qui me restent, Lycon. On les donnera à ceux qui auront montré le plus de zèle. Lycon me fera enterrer où il voudra, soit ici, soit chez moi, car il saura aussi bien que moi voir le plus convenable. Quand il aura réparti tout ce que j’ai dit, le reste de mes biens lui appartiendra en propre. Les témoins sont Callinos d’Hermioné[5], Ariston de Céos[6], Euphronios de Péané[7].  »

‎Ainsi on voit que cet homme, qui agit intelligemment en toute chose, soit pour l’éducation, soit pour les autres sciences, montra encore beaucoup de sagesse dans sa façon de tester, et fit son testament d’une façon si parfaite qu’il faudrait l’imiter, même sur ce point.


[1] Ils faisaient donc de Lycon Glycon (le mot grec glukus signifiant : doux.)
[2] Ce sont là deux traditions qui paraissent contradictoires. L’une fait de Lycon un homme presque efféminé, l’autre le représente presque comme une brute, un boxeur au nez écrasé.
[3] Vers ~272.
[4] L’Érèbe, fils du Chaos et de la Nuit, fut transformé en fleuve et jeté aux Enfers pour avoir pris le parti des Titans dans leur lutte contre le Ciel. Le nom désigne couramment les Enfers.
[5] Hermioné, aujourd’hui Castri, port d’Argolide.
[6] Ville de l’Attique, patrie du poète Sirnonide.
[7] Dème d’Attique.