DIOGÈNE LAËRCE

BIAS (Les Sept Sages)

Traduction Robert Genaille, 1933

Bias, fils de Teutamos, originaire de Priène[1], fut considéré comme le plus grand des sept sages par Satyros. Les uns disent qu’il fut riche. Douris prétend qu’il était étranger, Phanodicos qu’il racheta de jeunes Messéniennes captives, qu’il les éleva comme ses filles, qu’il leur donna une dot, et qu’il les renvoya en Messénie chez leurs parents. Plus tard, à Athènes, comme il a été dit plus haut[2], quand le trépied fut découvert par les pêcheurs, avec l’inscription : « Au sage », Satyros dit que ces jeunes filles (ou selon d’autres, et Phanodicos est du nombre, leur père) vinrent à l’assemblée, et déclarèrent que Bias était sage, et racontèrent ce qu’il avait fait pour elles. On lui envoya donc le trépied : Bias, le voyant, déclara que le sage n’était pas lui, mais Apollon, et il refusa le présent. D’autres disent qu’il le consacra à Hercule, à Thèbes, parce qu’il descendait d’une colonie de Thébains envoyés à Priène (cf. Phanodicos). On dit encore que quand Alyatès[3] assiégeait Priène, Bias fit engraisser deux mulets et les fit aller vers le camp : à la vue de bêtes en aussi bon état, le tyran, effrayé, et songeant à abandonner la partie, envoya vers la ville un messager. Bias fit amasser des tas de sable, les recouvrit d’un peu de blé, et les montra aux messagers. Devant une telle abondance de vivres, Alyatès proposa la paix aux gens de Priène, et fit mander Bias. La tradition veut que ce dernier ait répondu au roi : « J’invite Alyatès à manger des oignons » (c.-à-d. à pleurer)[4].

On raconte que dans les procès il était un orateur passionné, mais qu’il n’usait de cette violence de paroles que pour de justes causes. Démodicos de Léros[5] en témoigne : « Si tu dois juger, juge des causes de Priène. » Hipponax dit de même : « Des causes jugées mieux encore que par Bias de Priène. »

Voici comment il mourut : Parvenu à une extrême vieillesse, il plaidait un procès : il interrompit un moment son discours, et inclina sa tête sur le cou de son petit-fils. L’adversaire fit sa plaidoirie, les juges rendirent leur sentence en faveur de l’inculpé défendu par Bias, le tribunal se sépara, et c’est alors qu’on s’aperçut que Bias était mort sur le cou de l’enfant[6]. La ville lui fit de belles funérailles, et sur sa tombe on écrivit :

Sur le sol illustre de Priène, où il vit le jour,

Est enseveli Bias, gloire de l’Ionie.

J’ai moi-même écrit :

Ci gît Bias, qu’Hermès lentement conduisit

Dans l’Hadès, tout blanc des neiges de la vieillesse.

Il plaidait, il plaidait la cause d’un ami, il se pencha

Sur l’épaule de son enfant, et entra dans l’éternel sommeil.

Il a écrit un poème sur l’Ionie d’environ deux mille vers, pour enseigner la meilleure façon d’être heureux. De ses préceptes, voici les plus célèbres : « Exercez-vous à plaire à tous vos concitoyens, car c’est un grand sujet de joie ; l’orgueil au contraire n’apporte que des ennuis. Etre robuste, cela nous vient naturellement : être capable de dire des paroles utiles à sa patrie, c’est au contraire le propre de l’esprit et de la raison. La richesse vient la plupart du temps du hasard. C’est un malheur de ne pouvoir supporter le malheur ; et c’est un mal de l’esprit de désirer l’impossible, et d’oublier les maux d’autrui. » On lui demandait : « Qu’est-ce qui est difficile ? » — « Supporter un changement de fortune qui vous rend malheureux. » Il naviguait un jour sur mer avec des impies, et, comme le navire était pris par la tempête, ces malheureux appelaient les dieux à leur aide. « Taisez-vous, leur dit-il, qu’ils ne s’aperçoivent pas que vous êtes dans ce bateau. » Un impie lui demandait ce qu’était la piété ; il refusa de lui répondre, et, comme l’autre lui demandait la raison de son silence, il lui répondit : « Je me tais, parce que vous m’interrogez sur des choses qui ne vous concernent pas. » On lui demandait : « Qu’est-ce qui est doux à l’homme ? » — « l’espérance ». Il estimait plus agréable de juger des ennemis que des amis, car s’il s’agit d’amis, il faut nécessairement que l’un d’eux devienne votre ennemi, s’il s’agit d’ennemis au contraire, l’un d’eux deviendra votre ami. On lui demandait encore ce qui réjouissait le coeur des hommes ; il répondait : le gain. Il conseillait de mesurer la vie comme si l’on devait vivre à la fois beaucoup et peu, et d’aimer comme si l’on pouvait être amené à haïr, car les hommes, pour la plupart, sont méchants. Il donnait encore les conseils suivants : « Ne vous hâtez pas d’entreprendre ce que vous voulez faire, mais quand vous l’avez entrepris, tenez-vous-y solidement. Ne parlez pas trop vite, c’est un signe de folie. Aimez la sagesse. Quand vous parlez des dieux, n’oubliez pas leur nature. Ne louez pas un coquin sous prétexte qu’il est riche. Prenez par persuasion, non par force. Le bien que vous avez pu faire, rapportez-en la gloire aux dieux. Dès la jeunesse, prenez pour viatique jusqu’à votre vieillesse la sagesse, car c’est le plus sûr de tous les biens. »

Bias est cité par Hipponax, comme je l’ai dit, par le morose Héraclite, qui le loue en ces termes : « A Priène naquit Bias, fils de Toutamos, qui fut plus raisonnable que tous les autres. » Les gens de Priène lui dédièrent un temple, appelé Toutameion. On lui attribue encore ce proverbe : « Tous les hommes sont méchants. »


[1] Ville des colonies ioniennes d’Asie Mineure, au nord de Milet et de l’ancien golfe Latmique, aujourd’hui comblé par les terres, entre le mont Mycale et le fleuve Ménandre, construite sur un plan géométrique, selon la méthode d’Hippodamos de Milet. Ville qui nous renseigne de façon précise sur le plan des maisons riches de l’antiquité, avec une cour, un vestibule et des chambres donnant sur ce vestibule.
[2] Cf. Vie de Thalès.
[3] Roi de Lydie, prédécesseur de Crésus.
[4] Cette parenthèse a toutes les apparences d’une glose.
[5] Une des Sporades.
[6] C’est un des rares philosophes pour qui D.L. ne donne pas de date, sans doute parce qu’il n’a rien trouvé chez Apollodore.