DIOGÈNE LAËRCE

CHILON (Les Sept Sages)

Traduction Robert Genaille, 1933

Chilon[1], de Sparte, fils de Damagète. Il écrivit une élégie d’environ deux cents vers. Il aimait à dire que l’homme est grand parce qu’il peut prévoir l’avenir. A son frère, qui s’indignait de ne point le voir devenir éphore[2], il répondit : « C’est que je sais souffrir, et que tu ne sais pas. » Il fut d’ailleurs éphore, comme l’avait été son frère, vers la cinquante-cinquième olympiade[3] (vers la cinquante-sixième, selon Pamphile : au temps d’Euthydème, selon Sosicrate). Le premier, il décida que les éphores seraient attachés à la personne des rois (Satyros attribue le fait à Lycurgue). Selon Hérodote, un jour où Hippocrate faisait un sacrifice à Olympie, Chilon, voyant les chaudrons[4] bouillir sans qu’on ait allumé de feu, lui conseilla ou bien de ne pas se marier, ou bien, s’il avait une femme, de la renvoyer et de tuer ses enfants. On dit aussi qu’il demanda à Ésope ce que Zeus faisait. Il répondit : « Il abaisse ce qui est élevé, il élève ce qui est bas. » On lui demandait : « En quoi les savants diffèrent-ils des ignorants ? » Il répondit : « En ce qu’ils sont optimistes. » On lui demandait encore d’indiquer une chose difficile : « Taire ce qu’il ne faut pas dire, bien employer ses loisirs, et savoir supporter l’injustice, voilà des choses difficiles. »

Voici encore de ses préceptes : « Tenir sa langue, et surtout dans un banquet ; ne pas médire du prochain, si l’on ne veut pas entendre des paroles affligeantes ; ne menacer personne, car c’est une conduite de femme ; être plus empressé auprès de ses amis quand ils sont malheureux que lorsqu’ils sont heureux ; faire un mariage modeste ; ne pas médire des morts ; honorer la vieillesse ; se surveiller ; préférer un dommage à un gain malhonnête, car le premier ne cause qu’un chagrin et le second en apporte une infinité ; ne pas se moquer d’un malheureux ; si l’on est fort, être bienveillant, pour se faire respecter et non redouter de ses voisins ; apprendre à bien ordonner sa maison ; éviter que la langue ne devance la pensée ; retenir sa colère ; ne pas haïr les devins : ne pas souhaiter l’impossible ; ne pas se hâter en chemin ; ne pas remuer les mains quand on parle, car on a l’air d’un fou ; obéir aux lois ; aimer la paix. »

Voici un de ses préceptes que j’ai tout particulièrement estimé : « C’est aux coupelles de pierre que l’on éprouve la pureté de l’or, mais c’est à l’or que l’on éprouve la bonté ou la malice des hommes. »

On dit encore de lui qu’étant déjà vieux il affirmait être sûr de n’avoir jamais rien fait de coupable en sa vie. Une chose pourtant le tourmentait : ayant eu à juger le procès d’un ami, il avait pour sa part jugé selon la loi, mais il avait ensuite persuadé un juge qu’il connaissait d’absoudre l’inculpé, afin de respecter à la fois les lois et l’amitié.

Il fut d’autre part tenu en grande estime en Grèce pour sa prédiction concernant l’île spartiate de Cythère ; car ayant appris sa position, il dit : « Plût au ciel qu’elle n’ait jamais existé ou qu’elle ait été submergée aussitôt. » Il prédisait bien, car Démarate, exilé de Sparte, conseilla à Xerxès d’y faire aborder ses vaisseaux, et la Grèce eût été prise s’il avait pu persuader Xerxès. Plus tard, Nicias, pendant la guerre du Péloponnèse, s’étant emparé de l’île, y installa une garnison d’Athéniens, et fit beaucoup de mal aux Spartiates.

Chilon était sobre de propos ; Aristagoras de Milet appelait cette concision « chilonienne ». (Il était fils de Branchos, qui fonda le sanctuaire des Branchides[5]). Il était déjà vieux vers la cinquante-deuxième olympiade[6], quand Ésope le fabuliste était dans toute sa vigueur. Il mourut, comme le dit Hermippe, à Pise[7], après avoir embrassé son fils, vainqueur aux jeux olympiques dans le pugilat. Il mourut, dit-on, d’un excès de joie, que sa faiblesse et son grand âge ne lui permirent pas de supporter. Tous les assistants des jeux le conduisirent au tombeau avec de grands honneurs. J’ai écrit sur lui cette épigramme :

A Pollux, messager de lumière, je rends grâces,

Le fils de Chilon a remporté au pugilat la branche d’olivier dorée,

Et si le père, voyant le fils couronné, est mort de joie,

Les dieux ne l’ont pas puni. Puissé-je avoir une mort semblable !

Au bas de sa statue sont gravés ces vers :

Sparte la guerrière a enfanté Chilon,

Qui des sept sages fut le plus sage.

Il est l’auteur de cette sentence : « Qui pour quelqu’un se porte garant, se prépare des ennuis[8]. »

On lui attribue une courte lettre, que voici :

CHILON A PÉRIANDRE

« Vous m’écrivez que vous faites une expédition au dehors, à laquelle vous allez participer. J’estime qu’un monarque absolu n’est pas même sûr de son propre pays, et qu’un tyran est heureux, qui peut mourir de sa belle mort, dans sa maison. »


[1] Lacédémonien du ~VIe siècle.
[2] Les éphores (au nombre de 5), élus pour un an par l’assemblée spartiate et choisis parmi les citoyens les plus purs, étaient les premiers magistrats de Lacédémone. Entre autres attributions, ils avaient la direction de la politique extérieure et la surveillance des rois. L’éphore éponyme jouait le même rôle pour la date des actes officiels que l’archonte athénien.
[3] Vers 556 av. J.-C.
[4] Cuve qui servait à Olympie d’intermédiaire au dieu pour la prédiction et la divination. Le sanctuaire est connu par le livre de Pausanias et les fouilles allemandes du XIXe s. On consultait le dieu surtout aux grandes fêtes sportives de juillet, tous les quatre ans. La première des cinq journées de fêtes était consacrée aux cérémonies religieuses, aux processions et aux sacrifices dans le grand temple de Zeus, où était la statue chryséléphantine, oeuvre de Phidias.
[5] Texte altéré, la phrase n’est évidemment pas à sa place, et doit être ou supprimée ou reportée au début de la biographie. Les Branchides, descendants de Branchos, fils d’Apollon, étaient une famille de prêtres attachés au culte d’Apollon de Didyme, dont le sanctuaire était voisin de la ville de Milet.
[6] Vers 563.
[7] Ville d’Élide.
[8] Cette sentence attribuée à Chilon est reprise au livre IX, dans la vie de Pyrrhon ; elle sert d’argument, avec le « Rien de trop » de Solon, pour faire des sept sages les précurseurs des sceptiques.