DIOGÈNE LAËRCE

ÉPIMÉNIDE (Les Sept Sages)

Traduction Robert Genaille, 1933

Épiménide eut pour père un habitant de Phaestos, selon Théopompe et quelques autres. D’autres disent qu’il était fils d’Agésarque. C’était un Crétois de Cnossos[1] qui changea de visage et de cheveux comme on va voir. Son père l’envoya un jour chercher une brebis dans son champ : il s’égara vers le milieu du jour, se coucha dans une caverne et s’y endormit pendant cinquante-sept ans. Réveillé, il continuait à chercher sa brebis, s’imaginant n’avoir dormi que peu de temps. Ne l’ayant pas trouvée, il s’en revint vers le champ et, trouvant tout transformé, et la terre achetée par un autre, il retourna à la ville, plein d’embarras. Il vint chez lui et il rencontra des gens qui lui demandèrent qui il était ; il vit enfin son frère cadet qui était devenu déjà un vieillard, et il apprit de lui toute la vérité. Le bruit en parvint chez les Grecs qui le crurent aimé des dieux. Les Athéniens étant alors victimes de la peste, et la Pythie leur ayant conseillé de faire purifier la ville, ils envoyèrent Nicias, fils de Nicératos, avec un bateau jusqu’en Crète, pour ramener Épiménide. Il vint dans la quarante-huitième olympiade[2] et purifia la ville. Voici comment il s’y prit pour mettre fin à la peste : il prit des brebis noires et des brebis blanches et les mena à l’Aréopage, puis il les laissa aller à leur guise en recommandant aux Athéniens de les suivre et d’immoler chacune d’entre elles, là où elle s’arrêterait, à la divinité particulière du lieu. Ainsi le mal cessa, et voilà comment, aujourd’hui encore, on peut trouver dans les dèmes athéniens des autels anonymes en souvenir de cette expiation. Selon une autre tradition, il déclara que la peste avait pour cause le crime de Cylon, il fit espérer aux Athéniens une délivrance ; pour cela il fit tuer deux jeunes gens, Cratinos et Ctésibion, cela fit cesser la maladie. Les Athéniens par décret lui firent présent d’un talent et du bateau qui l’avait amené de Crète. Il refusa l’argent et fit faire un traité d’alliance entre Athènes et la Crète. Revenu chez lui il mourut peu de temps après, âgé de cent cinquante-sept ans (Phlégon, Livre de la Longévité). Les Crétois disent qu’il vécut deux cent quatre-vingt-dix-neuf ans. Xénophane de Colophon prétend avoir entendu dire cent cinquante-quatre ans.

Il a composé une Génération des Courètes et des Corybantes, et une Théogonie : au total cinq mille vers. Il a aussi fait un poème de six mille cinq cents vers sur le voyage du navire Argo et de Jason en Colchide. Il a encore écrit un ouvrage de prose sur les sacrifices et la constitution crétoise, et un poème de quatre mille vers sur Minos et Rhadamante. Il a fait bâtir à Athènes le temple des dieux vénérables (cf. Lobon d’Argos, Livre des Poètes). On dit qu’il fut le premier à purifier les maisons et les champs, et à fonder des sanctuaires. Il y a des gens qui ne veulent pas admettre qu’il ait dormi si longtemps ; ils disent qu’il a tout simplement voyagé, s’occupant à cueillir des simples. La tradition lui attribue une lettre à Solon le législateur, au sujet du gouvernement établi en Crète par Minos. Démétrios de Magnésie (Poètes et Ecrivains homonymes) essaie de démontrer que cette lettre est de date plus récente, qu’elle n’est pas écrite en langue crétoise, mais en grec et que par conséquent elle est apocryphe. Mais moi, j’en ai trouvé une autre ainsi conçue[3] :

ÉPIMÉNIDE A SOLON

« Courage, mon ami. Si les sujets de Pisistrate étaient des gens accoutumés à l’esclavage, et n’ayant jamais été régis par de bonnes lois, il conserverait éternellement la tyrannie, et ne cesserait pas d’asservir vos concitoyens. Mais au contraire, ces esclaves sont des gens valeureux qui, se souvenant des préceptes de Solon, seront honteux comme des enfants, et rejetteront la tyrannie. Sans doute Pisistrate s’est emparé de la ville, mais je ne puis croire qu’il pourra transmettre son pouvoir à ses enfants, car il est difficile à des gens qui ont vécu libres, sous de sages lois, de rester longtemps esclaves. Pour vous, ne restez pas errant, venez chez moi, en Crète, où il n’y a pas de tyran redoutable : car je crains, si d’aventure vous rencontrez de ses amis, qu’il ne vous arrive du mal. »

Voilà cette lettre.

Selon une tradition citée par Démétrios, il était nourri par les muses, il gardait cette nourriture dans l’ongle d’un boeuf et l’absorbait par petites quantités ; il n’en venait aucun excrément et jamais on ne l’a vu manger. Timée le cite (liv. II). D’autres disent qu’en Crète, on lui faisait des sacrifices comme à un dieu et qu’il était un très grand devin. Et il est sûr qu’ayant vu à Athènes le port de Munychie, il déclara aux Athéniens qu’ils ne se doutaient point de tout le mal que ce lieu leur ferait, sans quoi ils le déchireraient à belles dents. Il dit cela bien avant les événements[4]. Il fut le premier, croit-on, à se prétendre Éaque[5], et il prédit aux Lacédémoniens que les Arcadiens les battraient. Il feignait encore souvent d’être ressuscité[6]. Tandis qu’il élevait un temple aux Nymphes (Théopompe, Merveilles), il entendit une voix venant du ciel qui lui disait : « Épiménide, consacre-le à Zeus et non aux Nymphes. » Le même auteur dit que, comme je l’ai indiqué plus haut, il prédit aux Crétois la défaite de Sparte par les Arcadiens : elle fut en effet battue près d’Orchomène. Sa vieillesse aurait eu exactement la même durée que sa léthargie. Voilà tout ce que dit Théopompe. Les gens de Crète l’appelaient Courète (Myronianos, Des Ressemblances). Son corps est conservé à Sparte, en observance d’un oracle (cf. le Spartiate Sosibion).

Il y eut deux autres Épiménide, un auteur de généalogies, et un auteur d’une histoire de Rhodes en dialecte dorien.


[1] Cnosse et Phaestos étaient les deux villes principales de Crète.
[2] Vers 584.
[3] Un des rares passages où D.L. témoigne d’un peu d’esprit critique. Ces lettres, non authentiques, portent en elles-mêmes la preuve de leur fausseté. Elles ont été composées après coup, pour montrer la grande réputation de Solon, et le caractère collectif de cette société des sages. Chacun de ceux dont parle D.L. essaie en effet d’attirer chez lui Solon, exilé d’Athènes par la tyrannie de Pisistrate.
[4] Texte douteux sous cette forme, confusion entre le lieu et le dieu.
[5] L’un des trois juges des enfers. De ces juges, Éaque et Rhadamante instruisaient la cause du mort et prononçaient la sentence, Minos n’intervenant que comme arbitre. Éaque était fils de Zeus et d’Égine, il avait été roi de l’île d’Égine, il était considéré comme le grand-père d’Achille.
[6] On sent dans ces commentaires le sourire de D.L. à l’égard des charlatans (cf. notice).