DIOGÈNE LAËRCE

PHÉRÉCYDE (Les Sept Sages)

Traduction Robert Genaille, 1933

Phérécyde[1] était fils de Babys (cf. Alexandre, Successions) et originaire de Syros. Il fut disciple de Pittacos. Il fit, selon Théopompe, le premier traité grec sur la nature et sur les dieux. Il court sur son compte une foule d’histoires merveilleuses. Il se promenait un jour le long du rivage de Samos, et vit un bateau voguant à pleines voiles. Il déclara qu’il ferait bientôt naufrage, et n’eut pas sitôt dit que le bateau coula sous ses yeux. Après avoir bu de l’eau tirée d’un puits, il prédit qu’un tremblement de terre aurait lieu dans les trois jours, ce qui arriva. Allant à Olympie, et passant par Messène, il conseilla à son hôte Périlaos de déménager avec sa famille. Périlaos ne suivit pas son conseil, et Messène fut prise. Il disait aux Lacédémoniens (cf. Théopompe, Merveilles) de n’estimer ni l’or ni l’argent : Héraclès le lui avait conseillé, cette même nuit où il avait ordonné aux rois d’obéir à Phérécyde. Une autre tradition attribue le fait à Pythagore. Hermippe raconte qu’une guerre s’étant élevée entre Éphèse et Magnésie, il souhaitait la victoire des Éphésiens ; il demanda au premier qu’il rencontra d’où il était ; l’autre lui répondit qu’il était d’Éphèse ; alors Phérécyde lui dit « Tire-moi par les jambes, et porte-moi sur le territoire de Magnésie, puis va dire à tes concitoyens de m’ensevelir ici même après leur victoire, ajoute que c’est un conseil de Phérécyde. » L’homme fit la commission, et, le lendemain, les Éphésiens, combattant avec espoir, furent vainqueurs des gens de Magnésie. Ils trouvèrent Phérécyde mort, l’enterrèrent au lieu indiqué, et lui rendirent les plus grands honneurs. D’autres auteurs disent qu’il mourut tout autrement, lors d’un voyage à Delphes, en se jetant du haut du mont Korykeios. Aristoxène (Pythagore et ses amis, liv. I) dit qu’il mourut de maladie, et fut enterré par Pythagore à Délos. D’autres encore disent qu’il mourut mangé par les poux[2]. Pythagore, venu le voir, lui demanda comment il allait, il passa son doigt par la porte et dit : « La couleur de ma peau te le montre. » Les philologues ont donné à ces mots un sens péjoratif. Ceux qui les prennent comme un bon signe se trompent. Selon lui, les dieux appelaient la table « thuoron ».

Andron d’Éphèse assure qu’il y eut deux Phérécyde, tous deux originaires de Syros : un astrologue, un théologien, fils de Babys et maître de Pythagore. Ératosthène soutient au contraire que de ces deux hommes un seul était originaire de Syros, l’autre, auteur de Généalogies, était Athénien. On a conservé le livre écrit par Phérécyde de Syros. En voici le début :

Zeus, Chronos et Chthôn sont immortels.

Chthôn a pris Le nom de Terre quand Zeus lui donna un présent[3].

On a conservé aussi dans l’île de Syros un cadran solaire dont il serait le constructeur. Douris (Sanctuaires, liv. II) rapporte son épitaphe en ces termes :

Toute la sagesse est résumée en moi.Qui veut me louer

Doit louer plutôt Pythagore, car il est le premier

Sur la terre grecque. Ce disant, je dis la vérité[4].

Ion de Chios le loue ainsi :

Toute ornée de pudeur et de vertu,

Même après sa mort, son âme a une vie délicieuse,

Mais Pythagore les a tous dépassés en sagesse,

Car il a vu et enseigné les moeurs humaines.

J’ai moi-même écrit, en vers phérécratiens[5] :

Le très illustre Phérécyde,

Que Syros enfanta jadis,

Était si rongé de vermine

Qu’il en passa dans l’autre vie :

Il voulut qu’on le déposât

A Magnésie, pour assurer

La victoire à tous ceux d’Ephèse,

A ses yeux, braves citoyens

Ce fut un oracle savant,

Qui seul a prédit l’avenir,

Il est mort parmi ces gens-là :

Le proverbe n’est-il pas vrai

Qu’un sage, s’il est vraiment sage,

Est utile pendant sa vie,

Et plus utile après sa mort ?

Il vivait vers la cinquante-neuvième olympiade[6] et il écrivit cette lettre[7] :

PHÉRÉCYDE A THALÈS

« Puissiez-vous bien mourir quand votre heure viendra! Pour moi, quand j’ai reçu votre lettre, j’étais déjà malade, pris de fièvre et couvert de poux. J’ai prié mes amis de vous envoyer mes écrits après mon enterrement. Faites-les paraître s’ils ont votre approbation et celle des autres sages. Sinon, ne les éditez pas, car, ne contenant pas une vue absolument sûre des choses, ils ne me plaisent qu’à demi : je n’ai d’ailleurs pas prétendu faire connaître « la vérité », j’ai dit simplement ce que peut dire un homme qui parle des dieux ; le reste, on ne peut que le conjecturer. En somme, j’ai donné des suggestions, non des certitudes. De jour en jour plus abattu par la maladie, je n’ai laissé entrer ni médecin ni amis : ils attendaient à la porte et s’informaient de ma santé. J’ai passé mon doigt par la porte, je leur ai montré comme j’étais bien bas et je les ai invités à venir dans deux jours pour les obsèques de Phérécyde. »

Voilà donc la liste des sages, auxquels on ajoute parfois Pisistrate. Il me faut parler maintenant des philosophes[8] en commençant par les Ioniens, dont Thalès, précepteur d’Anaximandre, fut le chef de file[9].


[1] Phérécyde de Syros vécut au ~VIe siècle. On lui attribue le mérite d’avoir écrit le premier traité en prose sur la nature. M. Rivaud (Les Grands Courants de la pensée antique, 1929) dit qu’il a utilisé le livre d’Anaximandre (il ne serait donc pas chronologiquement à sa place ici, mais devrait venir au livre II) et qu’il a présenté, dans son ouvrage de la Caverne, « une étrange cosmogonie, pleine de thèmes disparates et maladroitement assemblés ». Cet ouvrage lui paraît presque inintelligible. MM. Janet et Séailles disent que son mérite semble avoir été de distinguer dans sa cosmogonie « les éléments solides des éléments atmosphériques, et la matière de la puissance qui l’organise ».
[2] Ce genre de mort, particulièrement légendaire, est rappelé par D.L. à propos de bon nombre de philosophes.
[3] Il y a un jeu de mots que la traduction ne peut rendre : Chthôn est le mot primitif pour signifier la terre. Par la suite, la terre se dit « Gué », parce que, dit Phérécyde, Zeus lui a donné un « Gué-ras » (présent).
[4] Cf. livre VIII.
[5] Mètre logaédique simple (mélange de dactyles et de spondées).
[6] Vers 540.
[7] Cette lettre est symbolique. Selon MM. Janet et Séailles, elle sert à montrer le lien qui existait pour les anciens entre les cosmogonies primitives et les premiers efforts de la pensée philosophique.
[8] Voilà terminée l’histoire des sophoi. Conformément à ce qu’il a dit dans son introduction, D.L. aborde maintenant l’étude des osophoi.
[9] Ces sages furent donc, sauf Thalès, qui mériterait d’être placé à part, et est considéré actuellement (cf. Robin, La Pensée grecque) comme le premier philosophe, surtout des hommes politiques ou des législateurs. Si leurs maximes sont données comme propres à chacun, ont un caractère personnel, elles ont toutes un caractère commun, celui d’être des maximes morales, exprimant une sagesse populaire et de simple bon sens. Elles semblent la trace d’un fond collectif, remontant à toute une expérience antérieure, dont on pourrait retrouver les prémisses chez Homère ou Hésiode. Cf. Janet et Séailles (p. 395) : « Les sages ne sont pas des philosophes, ce sont des hommes pratiques, qui, sous la forme de courtes maximes et de discours familiers, tentent de faire circuler et pénétrer les idées morales. Pas de discussion, pas de raisonnement, des vérités nettement formulées, qu’on suppose évidentes par elles-mêmes, ou fondées sur quelque autorité divine. »