DIOGÈNE LAËRCE

PITTACOS (Les Sept Sages)

Traduction Robert Genaille, 1933

Pittacos, fils d’Hyrradios, originaire de Mitylène. Douris dit que son père était Thrace. C’est lui qui, avec les frères d’Alcée, renversa Mélanchros, tyran de Lesbos. Quand Athènes et Mitylène combattirent pour le territoire Achillitide, il était général en chef, et chez les Athéniens, c’était Phrynon, champion olympique de pancrace[1]. Il voulut combattre en duel contre lui. Il cacha un filet sous son bouclier, en enveloppa Phrynon à l’improviste, le tua et remporta ainsi le territoire. Selon Apollodore, c’est bien plus tard que les Athéniens disputèrent le territoire aux Mityléniens. A ce moment Périandre fut pris pour arbitre et l’attribua aux Athéniens. Quoi qu’il en soit, les Mityléniens tinrent Pittacos en grande estime, et remirent le pouvoir entre ses mains. Après l’avoir conservé dix ans, et avoir réorganisé l’État, il déposa ce pouvoir, et vécut encore dix ans. Les Mityléniens lui donnèrent une terre, qu’il consacra aux dieux, et qui s’appelle maintenant de son nom. Sosicrate dit qu’il en retrancha une partie, disant qu’il avait bien assez de la moitié. Il refusa par ailleurs l’argent que Crésus voulait lui donner, assurant qu’il en avait deux fois plus qu’il n’en voulait, parce qu’il avait hérité les biens de son frère mort sans enfants. Pamphile, dans le deuxième livre de ses Mémoires, dit que son fils Pyrraios, étant dans la boutique d’un barbier de Cumes, fut tué d’un coup de hache ; que les gens de Cumes envoyèrent le meurtrier à Pittacos et qu’il lui pardonna, disant que le pardon valait mieux que le châtiment. Selon Héraclite, il fit prisonnier Alcée, puis le délivra, disant que le pardon valait mieux que la vengeance. Il fit des lois sur l’ivresse (tout ivrogne devait être puni doublement) pour éviter qu’on ne s’enivrât, car l’île abondait en vin.

Ses sentences sont les suivantes : « Il est difficile d’être vertueux. » (Simonide rapporte aussi la chose en ces termes : « Il est difficile, selon le mot de Pittacos, d’être véritablement vertueux. » Platon le rappelle aussi dans son Protagoras.) « Contre la nécessité les dieux mêmes ne combattent pas. » « C’est l’exercice du pouvoir qui montre la valeur d’un homme. » On lui demandait : « Quelle est la chose la meilleure ? » — « Bien faire ce que l’on fait », Crésus lui demandait « Quelle est la chose la plus puissante ? » — « Des coups de bâton gradués » : il voulait dire par là les lois. Il disait que les vraies victoires étaient celles que l’on remportait sans verser de sang. Phocée aimait à dire : « Il faut rechercher un homme de bien » ; il lui répondit : « Vous avez beau chercher, vous ne trouverez pas. » On lui demandait : « Qu’est-ce qui est agréable ? » — « le temps » ; « invisible ?» — « l’avenir» ; « sûr ? » — « la terre » ; « peu sûr ? »— « la mer ». Il disait que les hommes intelligents, avant que les malheurs ne les atteignent, prévoient les moyens de les détourner, et que les hommes courageux les supportent une fois qu’ils sont arrivés. « Ce que vous voulez faire, ne le dites pas d’avance, car si vous échouez, on rira de vous. Ne reprochez à personne un échec, par crainte de la colère des dieux. Qui a reçu un dépôt doit le rendre. Ne dites pas de mal d’un ami, n’en dites même pas d’un ennemi. Exercez-vous à la piété. Aimez la sagesse. Soyez franc, fidèle, expérimenté, soigneux. »

Voici, parmi ses préceptes en vers, ceux qui sont les plus estimés :

Prenez votre arc et votre carquois plein de flèches,

Pour vous attaquer au méchant,

Parce que sa langue a des paroles trompeuses,

Et qu’il a des pensées doubles

Dans son coeur.

Il fit des élégies de quelque six cents vers, et un ouvrage en prose sur les lois, destiné à ses concitoyens. Il avait quarante ans vers la quarante-deuxième olympiade[2], et il mourut au temps d’Aristomène, la troisième année de la cinquante-deuxième olympiade[3], ayant vécu plus de soixante-dix ans. On peut lire sur son tombeau l’inscription suivante :

La patrie qui t’a fait naître,

L’île sacrée de Lesbos, pleure ta mort, ô Pittacos.

Il est l’auteur de la sentence : « Saisis l’occasion. » Il y eut un second Pittacos, qui était législateur (cf. Phavorinos, Mémoires, liv. I, et Démocrite, Homonymes), et qui fut appelé « le petit ».

Quoi qu’il en soit, on dit, à propos de notre sage, qu’à un jeune homme qui lui demandait conseil au sujet de son mariage, il répondit ce que Callimaque a écrit dans ses Epigrammes :

Un étranger, Atarnitès, demandait à Pittacos

Toi, l’homme de Mitylène, fils d’Hyrradios, bon père,

Je veux me marier, et ne sais de deux femmes laquelle prendre.

L’une me ressemble par la richesse et la naissance,

L’autre est plus riche et plus noble que moi, que faire ?

Conseille-moi, dis-moi laquelle je dois prendre.

Il dit ; l’autre lève son bâton, instrument des vieillards,

Et répond : vois ceux-ci, ils te diront la chose,

Et ceux-ci, qui tournaient en rondes rapides,

Étaient des enfants jouant dans un large carrefour.

Suis leurs pas, dit-il. Il les suivit de près

Et ils disaient : prends ta voisine.

L’étranger suivit le conseil des enfants,

Et s’abstint d’un mariage disproportionné,

Et ce fut l’humble femme qui vint dans sa maison.

Fais comme lui, Dion, et prends pour femme ta voisine.

Il semble avoir parlé ainsi par passion, car il avait épousé une femme de haute naissance, soeur de Penthilos, fils de Dracon, et d’un orgueil insupportable.

Alcée, par manière de plaisanterie, appelle ce sage « Larges pattes », parce qu’il avait les pieds plats, « mal aux pattes », parce qu’il avait les pieds couverts d’ulcères, « le faraud », parce qu’il faisait le fier, « gros ventre » et « gros goulu », parce qu’il était obèse, « cligne de l’oeil », parce qu’il avait mauvaise vue, et « mollasson », parce qu’il était nonchalant et peu soigneux de lui-même[4]. Pour se donner de l’exercice, il aimait à moudre du blé. On lui attribue la lettre suivante :

 « Vous m’invitez à aller en Lydie voir vos richesses. Bien que je ne les aie point vues, je crois volontiers que le fils d’Alyatès est de tous les rois le plus cousu d’or. Mais si j’allais à Sardes, qu’en aurais-je de plus ? Je n’ai pas besoin d’or, j’en ai assez pour moi et mes amis. J’irai toutefois pour avoir le plaisir de fréquenter un homme hospitalier. »


[1] Sport faisant partie des jeux olympiques, unissant le pugilat à la lutte.
[2] Vers 612.
[3] Vers 569.
[4] Alcée, poète lyrique et satirique de Lesbos, contemporain de Sapho. Nous avons préféré essayer de donner une interprétation et non une traduction exacte de ces surnoms, afin de présenter au lecteur un texte qui parle tout de suite à son esprit, et non des expressions comme « platopode », qui n’auraient rien évoqué pour lui.